Le Mouvement social : bulletin trimestriel de l'Institut français d'histoire sociale (2023)

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Titre : Le Mouvement social : bulletin trimestriel de l'Institut français d'histoire sociale

Auteur : Le Mouvement social (Paris). Auteur du texte

Auteur : Institut français d'histoire sociale. Auteur du texte

Éditeur : Éditions ouvrières (Paris)

Éditeur : Éditions de l'AtelierÉditions de l'Atelier (Paris)

Éditeur : La DécouverteLa Découverte (Paris)

Éditeur : Presses de Sciences PoPresses de Sciences Po (Paris)

Date d'édition : 1981-07-01

Contributeur : Maitron, Jean (1910-1987). Directeur de publication

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34348914c

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34348914c/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

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Description : 01 juillet 1981

Description : 1981/07/01 (N116)-1981/09/30.

Description : Collection numérique : Littérature de jeunesse

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k56210736

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-R-56817

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 06/12/2010

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DLP -2-10-8 1859099 juillet-septembre 1981, numéro 116

revue trimestrielle publiée avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique et avec la collaboration du Centre de recherches d'Histoire des Mouvements sociaux et du Syndicalisme de l'Université Paris I (Panthéon-Sorbonne)

Sommaire Politique sociale ou lutte des classes : notes sur le syndicalisme « apolitique » des Bourses du Travail, par Peter Schôttler 3

La théorie de la grève générale et la stratégie du syndicalisme : Eugène Guérard et les cheminots français dans les années 1890, par Larry S. Ceplair 21

La CGT et la famille ouvrière, 1914-1918 : première approche, par Jean-Louis Robert 47

Au carrefour de l'économique et du social : l'histoire du mont-de-piété de Rouen (1778-1923) par Yannick Marec 67

L'union des syndicats des travailleurs algériens USTA : la brève existence du syndicat messaliste, par Benjamin Stora 95

Chronique : sur le service social, par Yvonne Knibiehler .. 123

Chronique : actualité de la littérature prolétarienne, par Diana Cooper-Richet 127

notes La social-démocratie ou le compromis, par A. Bergounioux et B. Manin (J. Girault). Instituteur en pays de Chouan08 lecture nerie, par A. Retail (id.). Lettres de déportation, 18711876, par H. Messager (id.). Les pays nordiques aux xix* et xx' siècles, par J.-J. Fol (M. Rebérioux). La république des Conseils : Budapest 1919, par J. Gaucheron (id.). La technologie introuvable ; l'automate et ses mobiles, par J.-C. Beaune (id.). Histoire orale ou archives orales, par D. Aron-Schnapper et D. Hanet (id.). Histoire du mouvement ouvrier au Québec (1825-1976), par un collectif d'auteurs (id.). Histoire de la Bretagne et des pays celtiques de 1789 à 1914, par un collectif d'auteurs (id.) 133

Informations et initiatives 139

Résumés 151

Livres reçus 154

les éditions ouvrières

12, avenue Soeur-Rosalie, 75621 Paris Cedex 13

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et publiée par l'Association « Le Mouvement social »

Mlles C. Chambelland, D. Tartakowsky, M.-N. Thibault, R. Trempé, Mmes M. Debouzy, A. Kriegel, M. Perrot, M. Rebérioux, MM. F. Bédarida, G. Bourde, J. Bouvier, P. Broué, P. Caspard, A. Cottereau, M. David, J. Droz, J. Freyssinet, P. Fridenson, R. Gallissot, J. Girault, J. Julliard, Y. Lequin, J. Ozouf, R. Pech, A. Prost, J.-P. Rioux, J.-L. Robert, J. Rougerie, M. Winock.

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ouvert tes lundis, mardis, jeudis et vendredis de 14 h à 17 h 30.

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5, rue Las Cases, 75007 Paris

ouvert du lundi au vendredi de 9 h à 12 h 30 et de 13 h 30

à 17 h 30.

Politique sociale ou lutte des classes notes sur le syndicalisme "apolitique des Bourses du Travail

par Peter SCHOTTLER

Lors d'une enquête sociologique, il y a quelques années, un militant syndicaliste répondit à propos de son premier contact avec le mouvement ouvrier organisé :

Un jour — je manquais de travail — quelqu'un me parlait de la Bourse du Travail. On y trouverait un emploi et aussi une formation professionnelle. J'y suis allé. J'ai effectivement trouvé du travail et la possibilité d'apprendre un métier. Mais j'ai aussi trouvé autre chose : j'ai trouvé le syndicat. A partir de ce jour-là, ma vie a changé (1).

Ainsi était rappelé l'impact d'une institution qui avait pendant des décennies constitué dans presque toutes les villes de France le plus important centre de rassemblement ouvrier : la Bourse du Travail.

Si le rôle décisif des Bourses « dans la formation et l'essor du syndicalisme français » (2) est souvent souligné, force est de constater que leur évolution concrète n'a pas jusqu'à présent reçu l'attention qu'elle mérite de la part des historiens (3). Les rares travaux d'ensemble sont fortement centrés sur le personnage de Fernand Pelloutier et les congrès de la Fédération des Bourses (4), tandis que les dimensions sociales et quotidiennes des Bourses du Travail sont très peu étudiées. Evidemment, il existe à ce sujet un certain nombre de monographies locales et régionales (5). Mais si de tels

(1) Interview in A. ANDRIEUX, J. LIGNON, Le Militant syndicaliste d'aujourd'hui, Paris, Denoël, 1971, p. 67.

(2) J. JULLIARD, Fernand Pelloutier et les origines du syndicalisme d'action directe, Paris, Le Seuil, 1971, p. 12.

(3) Ce jugement porte sur la période 1887-1902 à laquelle s'est limitée notre techerche.

(4) Cf. J.Ch. BUTLER, Fernand Pelloutier and the Emergence of the French Syndicalist Movement 1880-1906, Ph. D., Ohio State University, 1960 ; J. JULLIARD, Pelloutier..., op. cit., ; A.S. BAKER, Fernand Pelloutier and the Bourses du Travail 1892-1901 : The Création of an Independent French Labor Movement, Ph. D., University of California, 1973.

(5) Cf. surtout : J. CHARLES, Les débuts du mouvement syndical à Besançon. If Fédération ouvrière (1891-1914), Paris, Editions Sociales, 1962; M. POPEREN, Syndicats et luttes ouvrières au pays d'Anjou, Laval, 1968 ; G. BAAL, La Bourse au Travail de Brest, maîtrise, université Paris I, 1971 ; G. FORGEOT, La Bourse du

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travaux sont absolument indispensables et à multiplier, leur horizon reste souvent « localiste ». Par conséquent ils ne peuvent remplacer une réflexion d'ensemble, si provisoire soit-elle, sur le caractère spécifique du mouvement des Bourses du Travail, son rôle et son enjeu dans les luttes sociales. Elle seule à notre avis permettra de dépasser les interprétations superficielles toujours en usage sur le caractère « anarchiste » ou « proudhoniste » du syndicalisme français de la fin du xixe siècle. C'est dans cette perspective que le présent article voudrait apporter quelques éléments (6).

*

Le projet des « Bourses du Travail » date des années 1840 et s'inscrit dans la longue histoire des systèmes de placement et de « régulation » du marché du travail (7). Leur réalisation concrète cependant est intimement liée aux conditions historiques du début de la IIIe République, et notamment à la naissance de ce que l'on appellera plus tard une « politique sociale ».

Un des objectifs stratégiques des premiers gouvernements républicains après la consolidation du régime a été d'intégrer au plus vite la classe ouvrière dans la République nouvelle (8). A côté des lois sur l'école, la liberté de la presse, la liberté de réunion, on voit ainsi apparaître un certain nombre de projets de « lois sociales », dont le plus important concerne la libéralisation du droit de coalition. Waldeck-Rousseau a formulé ce programme en disant : « Il faut faire l'éducation sociale du travail, après avoir fait l'éducation primaire des citoyens » (9). Evidemment, la liberté syndicale ne fut pas simplement un acte de bonne volonté de la part de la bourgeoisie triomphante. Le contexte économique et social est assez révélateur. A partir de la fin des années 1870 la France est gravement touchée

Travail de Bourges et le Syndicalisme dans le Cher de 1897 à 1914, maîtrise, 2 vol., Paris-Vincennes, 1973 ; Y. GUIN, Le Mouvement ouvrier nantais. Essai sur le syndicalisme d'action directe à Nantes et à Saint-Nazaire, Paris, Maspero, 1976; B. LEGENDRE, « La vie d'un prolétariat : les ouvriers de Fougères au début du XXe siècle », Le Mouvement social, janvier-mars 1977, p. 341.

(6) Cet article reprend un exposé fait au séminaire de M. Pêcheux, P. Henry et M. Pion à la Maison des sciences de l'homme (Paris) en avril 1979. Nous en avons conservé la forme synthétique tout en ajoutant quelques exemples et précisions. Pour une analyse détaillée voir notre thèse : Sozialpolitik vs. Klassenkampf ? Untersuchungen zur Entstehungsgeschichte der « Bourses du Travail », Phil. Diss., Université de Brème, 1978.

(7) Contrairement à ce que dit toute une tradition historiographique (cf. H. DUBIEF, Le Syndicalisme révolutionnaire, Paris, A. Colin, 1969, p. 23-25), soutenue par les Bourses elles-mêmes (cf. Compte rendu du congrès national des chambres syndicales et groupes corporatifs ouvriers, tenu à Paris en juillet 1893, précédé de l'historique des Bourses du Travail françaises, Paris, s.d., p. I-IX), l'idée de Bourse du Travail n'a pas une origine purement libérale. Sous ce terme on trouve aussi une conception ouvrière de « l'organisation du travail », notamment en 1848. Le mythe de l'origine libérale a cependant permis de reprocher aux Bourses réelles d'avoir « dévié » de leur but. Cf. infra.

(8) Cf. surtout : F. BÉDARIDA, La Bourgeoisie parlementaire et la Question sociale en France de 1871 à 1878, DES, Paris, 1948 ; P. SORLIN, Waldeck-Rousseau, Paris, A. Colin, 1966 ; S. ELWICT, The Making of the Third Republic. Class and Politics in France, 1868-1884, Bâton Rouge, University of Louisiana Press, 1975.

(9) R. WALDECK-ROUSSEAU, Questions sociales, Paris, 1900, p. 138 (discours du 16 avril 1884).

LES BOURSES DU TRAVAIL 5

par les effets de la « grande dépression ». Durant les années 1880, des centaines de milliers d'ouvriers se trouvent au chômage, et cela souvent pendant trois, quatre ou cinq années consécutives (10). Même si la crise a surtout touché la capitale et les grands centres industriels, les effets sont spectaculaires : les grèves et les manifestations de rues prennent une ampleur sans précédent. Le mouvement boulangiste, dans son aspect populaire, fut l'expression quelque peu déformée de cette radicalisation des masses en face du bloc bourgeois au pouvoir (11). Dans ces conditions, les ministères républicains tentèrent d'endiguer et de briser les vagues de protestation à la fois de l'extérieur et de l'intérieur :

— de l'extérieur, par des initiatives législatives multiples et par une politique d'apaisement, notamment vis-à-vis des grèves, misant moins sur l'intervention brutale des forces armées que sur l'apparente « neutralité » de l'Etat et donc sur la possibilité d'une « médiation » préfectorale ( 12) ;

— mais aussi de l'intérieur, en soutenant discrètement mais efficacement le mouvement mutualiste et coopératif qui, par conséquent, fait entre 1880 et 1884 un véritable «bond en avant» (13). L'Union des chambres syndicales dirigée par Barberet a pris pendant cette période pratiquement le statut d'un lobby ouvrier auprès des ministères (14), et comme les barberetistes ne réussiront pas, lors du congrès ouvrier du Havre en 1880 puis à l'aide d'un congrès « républicain » antisocialiste à Bordeaux en 1882, à reprendre la majorité aux congrès ouvriers dominés depuis 1879 par les socialistes, c'est eux qui prendront l'initiative de la fondation d'une fédération nationale des syndicats en dehors de toute « politique »... (15).

Il est remarquable que l'un des principaux arguments de WaldeckRousseau au cours des débats parlementaires en 1884 ait été que le projet de loi sur les syndicats était combattu par tous les groupements politiques et syndicaux socialistes et uniquement soutenu par les barberetistes (16). En fait, l'objectif était d'encourager un mouvement syndical modéré de masse afin de pouvoir noyer les minorités révolutionnaires dans une majorité silencieuse enfin « légalisée » :

On peut fermement espérer qu'en ouvrant toutes grandes les portes de la liberté, en permettant aux plus timides, parce que la

(10) Cf. la thèse d'Etat de J. NÉRE, La Crise industrielle de 1882 et le Mouvement boulangiste, 2 vol., Paris, 1959, ainsi que l'étude de M. PERROT, « Comment les ouvriers parisiens voyaient la crise d'après l'enquête parlementaire de 1884 », Conjonctures économiques — structures sociales. Hommage à Ernest Labrousse, Paris-La Haye, Mouton, 1974, p. 187-200.

(11) J. NÉRE, La Crise..., op. cit., II, p. 618.sq.

(12) Cf. P. SORLIN, Waldeck-Rousseau..., op. cit., p. 274 sq. ; LA. LOUBÈRE, « LeftWing Radicals, Strikes, and the Military 1880-1907», French Historical Studies, 1963, p. 93 sq. ; ainsi que par exemple l'analyse de la grève de Carmaux en 1883 par R. TREMPÉ, Les Mineurs de Carmaux 1848-1914, Paris, Les Editions ouvrières, 1971, p. 637 sq.

(13) Cf. B.H. Moss, The Origins of the French Labor Movement 1830-1914. The Socialism of Skilled Workers, Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 1976, p. 95 sq.

(14) Cf. P. SORLIN, Waldeck-Rousseau..., op. cit., p. 259 sq.

(15) Archives nationales, F7 12491 (dossier sur le Congrès de Lyon,-1886).

(16) WALDECK-ROUSSEAU, Questions..., op. cit., p. 267 sq. (discours du 1" février

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loi sera devenue leur protection, d'entrer dans les associations, qui, jusqu'à présent, n'ont été ouvertes qu'aux plus hardis ou qu'aux plus présomptueux, on aura donné l'essor aux associations vraiment utiles (17).

Si les partis et syndicats socialistes ont critiqué la « loi WaldeckRousseau », c'est surtout à cause de l'article 4, qui les obligeait à déposer leurs statuts et les noms de leurs dirigeants (18). Pourtant, à côté de cet article de surveillance policière, il y a bien d'autres restrictions encore. La plus discrète, mais peut-être la plus importante, est celle de l'article 3 disant : « Les syndicats professionnels ont exclusivement pour objet l'étude et la défense des intérêts économiques, industriels, commerciaux et agricoles» (19). En clair, cela voulait dire l'interdiction de toute « politique » dans les syndicats (20). Nous reviendrons sur ce point. Pour le moment, retenons de la loi de 1884 que si elle a été un geste politique important vis-à-vis du mouvement ouvrier, elle ne légalise le syndicalisme qu'à la condition de lui donner des règles juridiques précises et de le cantonner dans le champ des « intérêts économiques », champ dont le monopole de définition appartient bien sûr à l'Etat et à ses tribunaux. En ce sens, elle a à la fois un caractère libérateur et disciplinaire, et Guesde n'avait pas tellement tort de dire qu'il s'agissait d'une « modernisation » de la loi Le Chapelier (21).

Bien que beaucoup de groupements ouvriers n'en aient jamais reconnu explicitement les restrictions, la loi sur les syndicats a dès 1884 rendu possible une réelle expansion du mouvement syndical, C'est aussi à partir de ce moment que la réalisation du projet de Bourse du Travail entrait enfin dans le domaine du possible. Cependant, entre la loi et les Bourses il n'y a pas continuité directe. Car si les républicains de Ferry à Waldeck-Rousseau ont voulu une politique de libéralisation, ils n'entendaient nullement intervenir directement au profit de la population ouvrière. Ainsi les gouvernements refusaient-ils par exemple d'organiser des travaux publics (la construction du métro ! ) pour pallier le chômage et la misère la plus immédiate. La devise, en 1884, était non pas « thérapeutique », mais « hygiène sociale » (22). Ainsi la fondation de la première Bourse du Travail à Paris fut le produit d'une décision purement municipale et cela à partir d'une alliance entre radicaux et socialistes de diverses tendances. Pour donner une idée de la façon dont on concevait alors la Bourse du Travail citons un extrait du rapport Desmoulins,

(17) Ibid., p. 284.

(18) Cf. P. BANCE, Les Fondateurs de la CGT à l'épreuve du droit, Paris, La Pensée Sauvage, 1978, p. 70 sq.

(19) Cité d'après le texte reproduit dans F. PELLOUTIER, Histoire des Bourses du Travail. Origine — institutions — avenir, Paris-Londres- New York, Gordon et Breach, 1971 (4= éd.), p. 266-267.

(20) Cet aspect est complètement négligé par P. BANCE, Les Fondateurs..., op. cit. Cf. par contre G. ENGELS, Die Entstehung des franzosischen Rechts der Koalitionen, Berlin-New York, 1972, p. 75 sq.

(21) J. GUESDE, «Une nouvelle loi Le Chapelier», Le Socialisme au jour le jour, Paris, 1899, p. 275.

(22) J. FERRY, « Discours à la Chambre, 1884 », cité par J.A. TOURNERIE, Le ministère du Travail. Origine et premiers développements, Paris, Cujas, 1971, p. 67.

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élaboré dès 1882 par une commission spéciale du conseil municipal, et qui six ans plus tard constituera la base de la décision municipale :

La Bourse du Travail est destinée :

1° A fournir une salle de dimensions suffisantes aux réunions ayant pour objet de traiter des rapports de l'offre et de la demande du travail;

2° A donner aux ouvriers de chaque profession les locaux nécessaires à leurs réunions ;

3° A établir des bureaux [...] pour enregistrer et communiquer aux intéressés les offres et demandes, et remplacer ainsi les bureaux de placement;

4° A publier hebdomadairement les principaux prix du travail [...] tels qu'ils ressortent du rapport de l'offre et de la demande ;

5° A renseigner tous les intéressés sur l'état des rapports de l'offre et la demande dans les principales villes de France et de l'étranger... (23).

Et Desmoulins avait ajouté :

La Bourse du Travail sera gérée par les ouvriers dès qu'ils auront une représentation légale (24).

Cependant ce projet d'un centre de placement semi-syndical ne se réalise pas dès 1884 ; il faudra deux autres années jusqu'au moment où de l'extérieur du conseil municipal viennent les impulsions décisives. Il s'agit des actions de masse qui ont lieu à Paris entre 1884 et 1886 et notamment de l'agitation importante qui se déroule à propos des bureaux privés de placement (25). Les pratiques souvent frauduleuses de ces bureaux touchaient alors surtout les ouvriers de l'alimentation. Avec les travailleurs du bâtiment, qui pratiquaient encore « la grève », c'est-à-dire l'embauchage sur certaines places traditionnelles, ce sont eux qui fourniront la première base syndicale de la Bourse du Travail. En organisant des manifestations spectaculaires, notamment dans le quartier des Halles où étaient concentrés les bureaux de placement, ils ont finalement modifié le rapport idéologique des forces et poussé la majorité municipale à accorder son soutien et les subventions nécessaires pour la création de la première Bourse du Travail (26). Il est symptomatique que dans cette conjoncture aucun groupe du conseil municipal ne s'est ouvertement déclaré contre le projet (la seule opposition venant des syndicats barberetistes). Sans résistance sérieuse le conseil municipal peut voter le rapport Mesureur qui consacre la Bourse du Travail comme une

(23) Reproduit en annexe du rapport Mesureur de 1886 in Conseil municipal de Paris, Rapports et documents, 1886, n° 142, p. 24.

(24) Ibid.

(25) Cf. déjà J. NÉRÉ, La Crise..., op. cit., II, p. 121 sq.

(26) En juin 1886 était constituée la Ligue pour la suppression des bureaux de placement, composée notamment des syndicats des pâtissiers, cuisiniers, boulangers, limonadiers-restaurateurs, bouchers, employés, comptables, etc. (J. NÉRÉ, La Crise, op. cit., II, p. 128). En octobre la Ligue, qui était à la tête de diverses manifestations dans le coeur de Paris, remettait au conseil municipal une pétition en faveur de la Bourse du Travail portant 20000 signatures. Le 1er décembre le conseil municipal vota la création de la nouvelle institution.

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« oeuvre de pacification sociale qui mettra fin à une agitation qui ne peut que s'aggraver et compromettre la République » (27).

Bien sûr, les socialistes voyaient la nouvelle institution d'une manière un peu différente. Leur soutien au projet, après une phase de méfiance, résultait plutôt de l'idée tactique que de toute manière la Bourse du Travail faciliterait les réunions et donc l'organisation ouvrière. Comme le disait alors un militant guesdiste : « La Bourse du Travail sera un centre prolétarien dont on pourra faire un centre révolutionnaire » (28). C'est un peu ce qui se passa réellement — à Paris d'abord, puis en province, même si ce processus n'a pas eu lieu sous la direction d'un parti politique socialiste...

* * *

Comme il n'est pas possible de retracer ici le développement des Bourses du Travail, nous nous limiterons à quelques remarques d'ordre général appuyés sur des exemples.

Soulignons d'abord que les Bourses qui, surtout à partir de 1890, sont fondées un peu partout en France ont formé, grâce aux subventions qu'elles recevaient de la part des conseils municipaux (et généraux) et qui leur permettaient de posséder par exemple des locaux, des permanents, des bulletins officiels, des bibliothèques, etc., la base matérielle indispensable à l'élargissement et à la consolidation du mouvement syndical français à cette époque. Ni les syndicats isolés, qui sans les ressources financières des Bourses ont presque toujours mené une existence très précaire, ni les rares fédérations de métiers, ni la Fédération nationale des syndicats (FNS) ne peuvent alors donner quelque chose de comparable. Il n'est donc nullement étonnant que la Fédération formée par les Bourses du Travail en 1892 fut pendant un temps la seule centrale syndicale vraiment viable.

C'est sous cet angle que le conflit opposant la Fédération des syndicats et la Fédération des Bourses est à interpréter. En effet, pour expliquer le déclin de la FNS il ne suffit pas de renvoyer au sectarisme doctrinal des guesdistes (leur conception des syndicats comme courroies de transmission) (29) ou à une intrigue habile de la part de la Fédération des Bourses (30), elle-même « gagnée » et « contrôlée » par les « anarchistes » (31). Le débat idéologique — notamment à

(27) Conseil municipal de Paris, Rapports et documents, op. cit., p. 5.

(28) Intervention de Georges Crépin au cours d'une réunion de la direction du Parti ouvrier (Archives de la préfecture de police, BA 1611, bulletin de police du 19 janvier 1884).

(29) Cf. Cl. WILLARD, Le Mouvement socialiste en France (1893-1905). Les guesdistes, Paris, Editions sociales, 1965, p. 354 sq.

(30) Cette interprétation pourrait avoir son origine dans la version donnée par Pelloutier lui-même, Histoire des Bourses..., op. cit., p. 113 sq. ; nous la retrouvons sous une forme un peu plus nuancée chez Cl. GESLIN, « Les syndicats nantais et le congrès corporatif de Nantes, 1894 », Cahiers d'histoire, 1977, p. 255293.

(31) J. Charles a récemment repris ce très vieux thème lors d'une conférence à l'Institut Maurice Thorez : « La tradition syndicaliste-révolutionnaire française » (7 décembre 1978).

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propos de la grève générale — semble ici voiler des facteurs plus élémentaires. Ainsi, la FNS a toujours été peu active et extrêmement faible, et cela parce que les syndicats qui la composaient étaient faibles. S'ils sont devenus plus vigoureux, c'est seulement grâce aux Bourses du Travail. Ensuite, cette Fédération dite « guesdiste » a toujours eu une structure très fédéraliste et informelle, tandis que la Fédération des Bourses, dite « anarchiste », n'était certes pas centraliste, mais au moins reposait sur un minimum de centralisme — tant au niveau local, sous la forme des Bourses, qu'au niveau national par le siège du Comité fédéral à Paris (32). Or d'une part le mouvement syndical de l'époque était encore tellement éparpillé que les structures horizontales étaient pratiquement décisives, et d'autre part, Paris, qui numériquement et politiquement constituait le principal centre syndical, ne pouvait jouer qu'un rôle secondaire au sein de la FNS, puisque son siège changeait de congrès en congrès. En négligeant les ressources et le prestige parisiens, la Fédération des syndicats se condamnait elle-même (33). Enfin, si le mouvement syndical parisien a effectivement tenté d'éliminer la prédominance du parti guesdiste vers 1891-1894, la cause n'en est pas seulement la fameuse « haine » entre certains anarchistes et certains guesdistes. En effet, il faut se rappeler que les Parisiens ont dû faire entre 1887 et 1891 l'expérience douloureuse d'une pratique syndicale à la remorque d'un parti politique et électoraliste s'appuyant sur des syndicats souvent minuscules, voire imaginaires. Là pourtant il ne s'agissait non pas des guesdistes, mais des broussistes ! Avec la scission allemaniste en 1890-1891, qui s'est accompagnée d'un renversement de majorité au sein de la Bourse du Travail parisienne, c'est une autre pratique syndicale, plus révolutionnaire, mais aussi plus unitaire qui l'emporte. Son mot de passe, la « grève générale », sera certes insupportable aux guesdistes ; mais ceux-ci ne l'avaient-ils pas défendu quelques années plus tôt (par exemple au congrès du Bouscat en 1888) et n'avaient-ils pas fait du 1er mai leur cheval de bataille ? La « grève générale », dont Michelle Perrot a montré qu'elle avait son origine non pas dans la « théorie » mais dans l'idéologie pratique des grévistes (34), n'est donc pas une pomme de discorde dès le début, mais le devient seulement sous l'effet de la parlementarisation croissante des broussistes d'abord, des guesdistes ensuite. S'il y eut alors quelques anarchistes pour en profiter, ce n'est pas étonnant, mais leur « entrée » dans les syndicats ne date, en fait, que de la deuxième moitié des années 1890 — après l'échec de la tactique terroriste. D'ailleurs, il faut bien rappeler que le mouvement des Bourses du Travail n'a jamais été en soi « anarchiste » (35). On pourrait affirmer

(32) Ce principe fut d'ailleurs mis en cause lors des Congrès de Nîmes (1895) et de Tours (1896). Pelloutier répondit avec un argument bien «guesdiste» : «Avons-nous le droit, tandis que l'Etat concentre ses moyens de défense, d'éparpiller les nôtres ? » (IV' Congrès des Bourses du Travail de France et des colonies. Compte rendu des travaux du congrès tenu à Nîmes..., Nîmes, 1896, p. 57).

(33) La raison en était, bien sûr, la faiblesse des guesdistes à Paris (Cl. WILLARD, Les Guesdistes, op. cit., p. 249 sq.). Pourtant, s'agissant d'une organisation syndicale à vocation unitaire, ceci ne pouvait constituer un argument.

(34) Les Ouvriers en grève. France 1871-1890, Paris, Mouton, 1974, p. 440 sq.

(35) A.S. BAKER, Fernand Pelloutier..., op. cit., p. 171, souligne que lors d'une enquête entreprise par les préfets en 1896 quatre Bourses seulement furent déclarées « anarchistes ».

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beaucoup plus justement, vu la prépondérance de ces deux tendances, que les Bourses étaient dominées par des militants allemanistes et blanquistes (36). Dans bien des villes aussi ce sont les militants guesdistes qui ont donné vie aux Bourses du Travail (ainsi Edouard Mayeux à Roanne) (37) sans du tout s'occuper de la scission de Nantes où la majorité des dirigeants guesdistes avait, sur la question de la grève générale, quitté le congrès et brisé l'unité syndicale. La victoire des Bourses sur la Fédération des syndicats fut donc plutôt le fait d'un nouveau principe d'organisation que d'un choix « idéologique » !

Tournons-nous maintenant vers la structure spécifique des Bourses du Travail. Ce qui nous semble décisif, c'est leur caractère contradictoire. Un observateur critique l'avait déjà bien décrit à l'époque :

Des confusions constantes, et qui ne sont pas toutes involontaires, ont étrangement mêlé, sous ce pavillon de Bourse du Travail, deux conceptions, deux visées, deux réalités absolument différentes. Pour les uns, la Bourse du Travail devrait être le marché du travail offert et demandé, l'Office immédiat du placement et le régulateur indirect du salaire ; pour les autres, c'est la fédération active de tous les groupements professionnels d'une même région. [...] Dans le second système, la Bourse du Travail est uniquement le centre de délibération et d'action de plusieurs groupements ouvriers appartenant à des professions différentes et réunis en vue d'une lutte générale des employés contre les employeurs. Ce n'est pas le marché ouvert du travail, mais la citadelle fermée des travailleurs (38).

En fait, les Bourses ont presque toujours réuni ces « deux réalités » sous un même toit : appareil municipal semi-étatique avec des fonctions de « politique sociale » (placement, formation professionnelle, bibliothèque sociale, caisses de secours, mise en rapport entre syndicats et patronat) et centre de regroupement syndical où la classe ouvrière locale « se serre les coudes » (39) et peut préparer ses actions revendicatives. Mais cette description est encore trop «simple», Dans la pratique quotidienne la contradiction entre la fonction publique et la fonction syndicale traverse même les différents « services » que les Bourses mettent à la disposition du « public ». A une époque où il n'existe encore ni système étatique de placement, ni formation professionnelle réglementée, ni système d'assurances sociales, etc., les Bourses du Travail proposent gratuitement certains « services sociaux » essentiels ; c'est d'ailleurs la raison pour laquelle elles reçoivent des subventions. Mais vu leur composition syndicale l'exécution et parfois la forme même des « services » sont modifiées selon un point de vue ouvrier.

(36) D'après nos recherches on peut, en simplifiant, rattacher à ces deux tendances politiques les Bourses suivantes : allemanistes : Paris (à partir de 1891), Boulogne-sur-Mer, Saint-Nazaire, Besançon, Dijon, Nevers, Nantes ; blw quistes : Toulouse, Bourges, Tours, Commentry. Mais la grande majorité des Bourses est difficile à classer.

(37) L'influence des guesdistes était également prédominante dans des Bourses comme Marseille, Bordeaux, Lyon, Gienoble.

(38) G. PAULET, Les Bourses du Travail, Paris, 1893, p. 3-7.

(39) Expression de Burgain, des cordonniers, lors de l'inauguration de la Bourse d'Angers en 1892. Cité par M. POPEREN, Syndicats..., op. cit., p. 43.

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Prenons un exemple : le placement effectué par les Bourses. Ce service diffère non seulement du placement des bureaux privés qui en dernière instance font figure d'agences patronales (40), mais aussi du simple placement « municipal » (très rare d'ailleurs). Au moins dans sa tendance le placement des Bourses fonctionne comme

un instrument destiné à intervenir au profit des ouvriers, dans les rapports de l'offre et de la demande de la marchandise-travail. Les conditions d'infériorité dans lesquelles sont placés les travailleurs sont telles que, si la Bourse du Travail ne devait être destinée qu'à établir une harmonie artificielle entre les chefs d'industrie et les salariés, son objet serait insuffisant ; car le progrès social n'a pas pour but de perfectionner l'antagonisme économique en le rendant plus supportable à ceux qui en sont les victimes, mais bien de tendre constamment à une égalité relative des conditions en abaissant celles des parasites et en élevant celles des producteurs effectifs (41).

Ce caractère partial du placement syndical se matérialise dans les traits suivants : gratuité du placement ; placement selon l'ordre d'inscription des candidats ; traitement égal des candidats ; refus de toute information sur leur vie privée ou politique ; exigence d'un salaire selon le tarif syndical ; refus de tout placement en cas de grève.

Même si d'après les statistiques de l'Office du Travail les Bourses n'ont jamais fait le poids à côté des bureaux payants (42), leur façon de procéder a cependant pu montrer une alternative au système capitaliste de placement en rompant avec sa neutralité fictive. Pour les travailleurs qui, poussés par le chômage (conjoncturel, saisonnier, etc.), venaient fréquenter la « salle de grève » des Bourses cela pouvait avoir des suites décisives, car même s'ils ne trouvaient pas immédiatement un emploi, ils découvraient au moins la solidarité syndicale. Voici la description d'une opération de placement à la Bourse de Paris par un journaliste bourgeois qui, bien malgré lui, saisit l'essentiel :

Le secrétaire d'un syndicat reçoit tout nouvel arrivant comme un camarade. Il n'est pas pour lui un « monsieur », comme le placeur ; il cause avec lui, prononce plusieurs fois les mots « solidarité ouvrière » et finit par lui dire : « Le syndicat ne peut, naturellement, placer que ses membres. Adhérez au syndicat : cela ne vous coûtera que 1 Fr. pour frais d'admission, livret, etc., et 50 centimes, montant de votre première cotisation mensuelle; en tout 1 Fr. 50. Vous n'aurez plus qu'à verser régulièrement 50 centimes par mois

(40) Cf. entre autres C.-A. DE MAGNIN, Les Bureaux de placement autorisés devant l'opinion publique, Paris, 1886 ; M. VANLAER, « La suppression des bureaux de placement », La Réforme sociale, 1893, p. 713-737.

(41) Rapport de la délégation ouvrière à l'Exposition universelle d'Anvers (1885), reproduit en annexe du rapport Mesureur in conseil municipal de Paris, Rapports et documents, op. cit., p. 31.

(42) Pourtant ces derniers se limitaient en règle générale aux domestiques et à certaines professions comme par exemple celles de l'alimentation où le changement de « place » était fréquent. D'autre part, il est évident que les patrons, surtout des entreprises plus importantes, ne tenaient nullement à recruter leurs ouvriers en un lieu réputé être le « point de départ de tous les désordres » (M. VANLAER, « La suppression... », art. cit., p. 735).

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et vous serez placés gratuitement ad vitam aeternam. » — L'ouvrier revient les jours suivants, on cause de nouveau. Il est sans relations à Paris : qu'il vienne à la Bourse, il s'en créera; qu'il assiste aux réunions, il se distraira, il pourra parler, il pourra même être « quelqu'un ». Quinze jours plus tard, il n'est peut-être pas encore placé, mais il est devenu, dans toute l'acception du mot, un syndiqué (43).

Malheureusement, il est aujourd'hui difficile de dire dans quelle mesure une telle « subordination du placement aux intérêts unilatéraux des travailleurs dans leur lutte de classe » (44) a effectivement caractérisé la pratique de toutes les Bourses du Travail. Il y eut des compromis, voire des compromissions, ainsi que des décalages entre les différentes Bourses, les syndicats respectivement responsables du placement, etc. Pourtant, il ne fait aucun doute que les Bourses ont en général refusé une fausse neutralité sociale et plus ou moins ouvertement pris le parti des travailleurs, même dans leurs services officiellement « publics » et malgré le fait que leur subventionnement impliquait un engagement de « bonne conduite ».

On ne sera donc point étonné d'entendre que le caractère double des Bourses, tel qu'il ressort de cet exemple rapidement esquissé, a très souvent engendré des conflits avec l'appareil d'Etat, soit au niveau municipal, soit au niveau préfectoral et gouvernemental. Ces accrochages en se multipliant ont alors mis en cause l'existence même des Bourses — et par conséquent de tout un mouvement syndical régional. L'exemple le plus important est certainement la fermeture et l'occupation militaire de la Bourse du Travail de Paris en 1893. Le contexte en est vite brossé. Depuis la fin de l'hégémonie possibiliste la pratique de la Bourse s'est considérablement radicalisée ; elle soutient toutes les grèves, en France et à l'étranger, les manifestations du 1er mai, la fondation de la Fédération des Bourses ; par contre, elle refuse plus que jamais toute ingérence du conseil municipal dans son administration interne, tout contrôle sur l'utilisation des subventions accordées. Bien entendu, la presse de droite en fait son affaire et dénonce dès l'automne 1892 le caractère « foncièrement illégal » de la Bourse du Travail (45). En même temps, le succès récent des socialistes aux élections municipales et cantonales, le scandale de Panama, les premières explosions anarchistes et une vague de grèves sans précédent en province contribuent à créer un climat politique extrêmement tendu, où finalement le ministère Dupuy pense devoir montrer sa force en fermant la Bourse du Travail sous prétexte qu'une partie des syndicats affiliés ne se sont jamais conformés à la loi de 1884. (En fait, tous les gouvernements avaient su cela

(43) G. DE VORNEY, « La question des Bourses du Travail », Le Journal des débats, 4 juin 1893. L'affirmation que les Bourses ne plaçaient que des syndiqués est assez fréquente dans la presse bourgeoise mais certainement injustifiée.

(44) Remarque critique d'un spécialiste autrichien : F. FREIHERR VON.RBITZENSTEIN, « Die Pariser Arbeitsbôrse und die Organisation des Arbeitsnachweises >, Dos Handelsmuseum [Vienne], 29 septembre 1892, p. 509.

(45) Le Temps, 3 septembre 1892. Cf. aussi Le Soir, 4 novembre 1892 ; Le Matin, 17 novembre 1892.

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depuis le début, mais n'avaient jamais cru bon d'intervenir.) Le 6 juillet 1893 la Bourse est occupée « manu militari » (46).

Que signifie cette fermeture ? Il est intéressant de voir que Dupuy n'est nullement contre une Bourse du Travail. Il déclare même à la Chambre : « Nous n'avons ni la prétention ni l'envie de supprimer l'institution, car on ne supprime pas les idées justes » (47). En fait, son action est dirigée contre l'utilisation de la Bourse par le mouvement ouvrier parisien et contre une certaine forme de Bourse du Travail syndicale :

La Bourse du Travail n'est pas l'hôtel des syndicats : elle est le marché libre du travail. C'est sa définition même; c'est parce qu'elle a dévié de cette définition et a été entraînée à des interventions politiques et souvent révolutionnaires que j'ai dû prendre la résolution extrême de la fermer (48).

Derrière cette polémique il y a le refus de la réalité contradictoire des Bourses au profit d'une origine imaginaire (49) ; mais Dupuy avait aussi en tête l'exemple concret de la Bourse du Travail « mixte » et modérée de Bordeaux créée en 1890 (50) : composée à la fois de syndicats ouvriers, patronaux et « mixtes », cette Bourse municipale produisit cependant des résultats moins importants que la « Bourse indépendante » fondée peu après par les syndicats socialistes (51).

La fermeture de la Bourse du Travail, qui a duré trois ans, a rendu la vie fort difficile aux syndicats parisiens, qui ont essayé à leur tour de se grouper en « Bourse indépendante » (52). Pourtant cette expérience leur a au moins permis de tirer quelques leçons. Ce n'est peut-être pas par hasard que le thème de l'antagonisme entre mouvement ouvrier et Etat et le thème de l'apolitisme ont joué à partir de là un rôle croissant dans la propagande syndicale.

Le gouvernement lui-même a veillé à ce que l'avertissement parisien soit bien entendu en province. C'est encore Dupuy qui, au cours de son troisième ministère en 1894, prit l'initiative en lançant une circulaire aux préfets dans laquelle étaient officiellement formulées les règles de conduite de l'appareil d'Etat vis-à-vis des Bourses

(46) Note du secrétaire de la Bourse, Abel Baume, dans le Livre des procèsverbaux des permanents de l'administration (p. 46) à la date du 6 juillet 1893. Ce livre est conservé à la Bourse du Travail, rue du Château-d'Eau.

(47) Archives nationales, F7 13614, Compte rendu du débat à la Chambre, 8 juillet 1893, p. 2063.

(48) Ibid., compte rendu du débat au Sénat, 19 juillet 1893, p. 1185.

(49) Cf. supra, note 7.

(50) Ainsi une note du ministère de l'Intérieur datée du 30 juin 1893 et dans laquelle sont esquissés les principes d'une surveillance étroite de la Bourse porte en marge cette remarque du président du conseil : « Comme à la Bourse municipale du travail de Bordeaux » (Archives nationales, F7 13567).

(51) Après la victoire de la gauche (alliée aux royalistes...) lors des élections municipales de 1896, le caractère « mixte » de la Bourse du Travail est supprimé. Cf. Archives nationales, F7 13602, dossier sur la Bourse du Travail de Bordeaux. Voir aussi : P.H. HUTTON, « The Impact of the Boulangist Crisis upon the Guesdist Party at Bordeaux », French Historical Studies, 1967, p. 240 sq.

(52) Le nombre des syndicats affiliés tomba de 280 groupes avant la fermeture à 80 en novembre 1893 et 25 en mai 1894. Après la fondation de la « Bourse indépendante » en novembre 1894, le chiffre remonta au-dessus de 50 : Archives de la préfecture de police, BA 1608, Bull, du 9 novembre 1893 ; BA 1611, Bull, du 25 mai 1894 et du 15 novembre 1894, circulaire de la Bourse du Travail de Pans s. d. [1895].

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du Travail. Cette circulaire est restée en vigueur jusqu'en octobre 1901, donc même sous le ministère Waldeck-Rousseau/Millerand. Voici le passage principal de ce texte tout à fait décisif :

En premier lieu, les Bourses du Travail ne peuvent s'occuper que de l'embauchage des travailleurs, du placement gratuit ou des renseignements concernant l'offre et la demande de travail. Il est, en conséquence, formellement interdit de s'y livrer à des discussions politiques, religieuses, ou même économiques d'un caractère général. Les Bourses du Travail ne sauraient devenir avec votre assentiment, tout au moins tacite, des réunions de théoriciens plus ou moins autorisés, et encore moins une tribune pour les agitateurs de profession; il importe de leur conserver le caractère que leur ont attribué à l'origine les amis les plus sincères de la classe ouvrière, celui de marché libre du travail.

En second lieu, les Bourses doivent être ouvertes, pour l'embauchage, indistinctement aux patrons et aux employés ou ouvriers, syndiqués ou non syndiqués ; il en est de même en ce qui concerne l'accès des bureaux de placement et des offices de renseignements. J'insiste particulièrement sur cette condition essentielle, qui a pour objet de maintenir aux Bourses du Travail leur caractère propre et d'assurer à tous les citoyens une égale liberté et une jouissance égale des droits que la loi leur confère. Toutes distinctions contraires à ce principe ne sauraient être tolérées (53).

Les maires, mais surtout les préfets, sont ainsi appelés à veiller à ce que les Bourses restent strictement en dehors de toute « politique » et qu'il y règne une complète « égalité » de droits entre vendeurs et acheteurs de force de travail. A ces obligations d'apolitisme et de neutralité sociale s'ajoutent alors différentes directives de contrôle. On peut dire que Dupuy prononce ici enfin la vérité de la loi de 1884 en ajoutant quelques mots d'apparence anodine au texte original : « Il est formellement interdit de s'y livrer à des discussions politiques, religieuses ou même économiques d'un caractère général. » Cela signifie en toutes lettres l'interdiction de discussions syndicales au sens fort, c'est-à-dire au sens de lutte de classe.

C'est sur la base de cette circulaire qu'a eu lieu par la suite la surveillance des Bourses et de leurs syndicats, permettant dans de très nombreux cas soit d'imposer des restrictions dans la pratique syndicale, soit de supprimer les subventions, soit de fermer tout simplement les Bourses récalcitrantes (54). Les préfets et les maires conservateurs ont même pu intervenir au jour le jour pour interdire telle réunion de grévistes, destituer tel secrétaire de Bourse, interdire la parole à tel orateur réputé être un révolutionnaire. Pourtant, en y regardant de près, on peut aussi constater dans ce contrôle une certaine « marge », une certaine flexibilité. Sous différents gouverne(53)

gouverne(53) nationales, F7 13567, circulaire du ministère de l'Intérieur, 8 décembre 1894.

(54) Pelloutier évoque les Bourses suivantes dont les subventions furent supprimées : Paris (1893), Roanne (1894), Dijon (1894), Nantes (1894), Cholet (1894) {Les Syndicats en France, 2° éd., Nancy, 1921, p. 19]. Il faut y ajouter : Versailles (1897), Nevers (1899), Blois (1900). Sans subventions ont dû fonctionner les Bourses de Bordeaux (1895-1896), Chaumont (1893-1903), Amiens (1896-1900), Versailles (1895-1896). Pour protester contre les chicanes et une réduction de la subvention, les syndicats évacuèrent les Bourses de Lyon (1892) et de Nice (1897).

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ments, différents préfets, différents maires, l'application de la circulaire Dupuy n'était pas forcément la même. Cette part d'arbitraire a pu à la fois avoir un effet d'intimidation et d'espérance, en tout cas elle trouvait ses limites dans le rapport des forces en présence... Maintenant, quelle a été la réaction des Bourses de Travail et des syndicalistes ? Dans la plupart des cas, c'était l'indignation bien sûr et l'obstination. Ainsi lorsque Dupuy fait réduire la subvention de la Bourse de Lyon celle-ci rétorque :

Nous ne saurions trop vous engager à continuer cette façon de procéder ; [...] il nous faut des actes indéniables pour prouver à la masse qu'elle n'a rien à attendre de cette République anti-sociale et qu'elle n'obtiendra des réformes sérieuses que quand elle aura fait son éducation elle-même ; [...] elle rendra alors coup pour coup, suivant votre exemple, sur le terrain de la lutte des classes. Continuez et aidez-nous surtout, Môssieu le Ministre, à lui prouver que là est son salut (55).

Pourtant, de telles déclarations pouvaient difficilement cacher la détresse des Bourses touchées. C'est pourquoi, si elles ne se résignaient pas, les Bourses tentaient de contourner les directives préfectorales tout en reconnaissant officiellement les restrictions, qui d'ailleurs étaient souvent retranscrites dans les statuts.

Le dilemme qui en résultait peut être montré sur un exemple significatif. Etant donné les difficultés rencontrées chaque année pour s'assurer la subvention municipale, quelques Bourses eurent l'idée de demander une loi spéciale reconnaissant l'utilité publique des Bourses du Travail. Cette revendication fut officiellement votée par le Congrès de Toulouse en février 1893 (56). Mais peu après, la fermeture de la Bourse parisienne a laissé entrevoir les conséquences possibles d'une telle évolution juridique : la Bourse de Paris possédait justement ce statut d'utilité publique qui en faisait un « service public » au sens fort et qui permettait au gouvernement d'y intervenir directement, sans avoir préalablement recours au conseil municipal. La leçon était claire. Pourtant il a fallu deux congrès consécutifs avant que la Fédération des Bourses, sous l'impulsion de Pelloutier, n'annule sa revendication (57). Le moins qu'on puisse dire c'est que cet épisode encore une fois ne parle guère en faveur du caractère « anarchiste » de ce syndicalisme.

Le comportement des Bourses du Travail a été, selon la formule de J. Julliard, celui de « mendiants ingrats » (58). Pour employer une métaphore moins moraliste on pourrait dire qu'elles empruntaient l'impossible voie du milieu : refusant d'un côté toute ingérence étatique, tout en acceptant de l'autre les subventions qu'on voulait bien leur accorder. Ceci n'a été possible qu'en jouant sur les contradictions

(55) Bulletin de la Bourse du Travail de Lyon, 1er juillet 1893.

(56) Bulletin officiel de la Bourse du Travail de Paris, 26 novembre 1893, p. 536.

(57) IV Congrès des Bourses du Travail... Compte rendu des travaux du Congrès tenu à Nîmes..., op. cit., p. 42. Cependant, comme la décision de 1893 avait semblé dangereuse au Comité fédéral, celui-ci avait refusé de l'appliquer. Lr. La Grève générale, 1894, n° 4, p. 2 : circulaire de la Fédération des Bourses du Travail, 1« février 1894.

(58) J. JULLIARD, Pelloutier..., op. cit., p. 45.

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entre les divers niveaux de l'appareil d'Etat politique — et profitant notamment du soutien des municipalités socialistes. Mais à la longue ce jeu avait aussi son prix : c'est ce que l'on appellera plus tard le subventionnisme (59). Même si des militants comme Pelloutier s'en sont vite rendu compte, ce n'est qu'après 1906 qu'a eu lieu un véritable débat sur cette question. Tandis qu'un Louis Niel, par exemple, voyait encore dans les Bourses subventionnées « la source intarissable de la propagande syndicale » (60), d'autres, connaissant trop bien les effets du subventionnisme dans la pratique quotidienne des petites Bourses de province, y dénonçaient un « remède anesthésique contre la hardiesse ouvrière» (61). Cependant, les Bourses du Travail n'ont jamais vraiment rompu ces amarres qui les reliaient aux municipalités et aux administrations préfectorales...

* * *

C'est dans ce cadre qu'il est possible de dire quelques mots du fameux apolitisme du mouvement syndical à la fin du XIXe siècle,

Ce qui a précédé me semble suffisamment autoriser une première thèse : l'apolitisme syndical français a été non pas l'effet d'une idéologie anarchiste greffée sur le mouvement ouvrier (62), mais plutôt un des effets de la politique sociale de l'Etat républicain sur les syndicats organisés localement dans les Bourses du Travail; et cet effet a été produit à la fois par la voie répressive, c'est-à-dire par la menace, le chantage et la sanction, et par la voie idéologique, en récupérant et travaillant certaines idées communes au sein du monde syndical de l'époque. Quelles idées, donc ?

Tout d'abord, il faut dire que le mouvement ouvrier de la décennie suivant la Commune a été « apolitique » non pas seulement par peur de la répression, mais aussi pour des raisons proprement politiques. Là aussi, à mon avis, il s'agit moins de la persistance d'une grande tradition « théorique », remontant à Proudhon, Bakounine, etc., que d'une expérience populaire quotidienne du politique qui a pour effet de dire : ce n'est pas ça que nous voulons. Ceci peut s'illustrer par une citation datant de 1880, donc de l'année suivant le congrès pourtant socialiste de Marseille, et extraite de l'Egalité, donc du journal guesdiste :

En face des partis politiques, il est nécessaire, il est indispensable de créer un parti ouvrier, non pas politique, mais socialiste

(59) Cf. F. MARIE, « Le subventionnisme et l'organisation ouvrière », La Vie ouvrière, 1911, p. 507-526, 635-654

(60) XV' Congrès national corporatif (IX° de la Confédération)... tenu à Amiens du 8 au 16 octobre 1906. Compte rendu des travaux, Amiens, 1906, p. 236.

(61) F. MARIE, « Le subventionnisme », art. cit., p. 5l0. La critique du subventionnisme fut aussi un des points forts de Paul Delesalle. Cf. son article « Les Bourses du Travail et leurs difficultés actuelles », Le Mouvement socialiste, 15 mars 1908, p. 161-170, ainsi qu'un manuscrit (sans titre) sur les Bourses, écrit après 1911 et conservé à l'Institut français d'histoire sociale (cote 14 AS 14).

(62) Cf. M. MOISSONNIER, « Anarcho-syndicalisme ou léninisme ? », Les Cahiers de l'Université nouvelle, année 1969-1970, n° 704, p. 9.

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qui, laissant de côté les ambitieux du pouvoir, recherchera les moyens pratiques d'améliorer le sort des producteurs (63).

Comme on le voit, il y a ici une dissociation complète entre socialisme et « politique ». Clemenceau s'en plaindra un peu plus tard :

Nous avons la douleur aujourd'hui de voir les ouvriers soutenir que la politique est la cause de leurs maux (64).

Dans son analyse du vocabulaire des réunions de grévistes M. Perrot constate également que le mot « politique s'emploie presque toujours dans un sens péjoratif, proche de politicien ». Et elle ajoute : « La politique corrompt et divise par opposition à l'économique et au social qui unissent » (65).

Ainsi nous sommes renvoyé à un deuxième aspect de cette idéologie ouvrière « apolitique » : la recherche de l'unité de classe.

Or, dès les débuts du mouvement socialiste, à partir des années 1880, le mouvement ouvrier doit faire l'expérience de toutes sortes de querelles de parti qui entravent les luttes revendicatives et l'organisation syndicale unitaire. Encore une fois, ce ne sont pas les divisions proprement « théoriques » qui font problème (elles jouent aussi bien sûr), mais les effets d'une certaine structure du mouvement ouvrier. Ainsi, comme la différence entre syndicat et groupement politique ne s'est pas encore faite, les syndicats ont longtemps tendance à adhérer directement à un parti, même après 1886. Selon maints témoignages cela causait régulièrement leur déclin (66). Enfin il y a l'exemple négatif d'une instrumentalisation directe de groupes syndicaux à des fins électorales comme ce fut le cas de la Bourse du Travail de Paris dans sa phase possibiliste. C'est pourquoi, lors du renversement de la direction broussiste en 1891, le nouveau Comité général prit la décision suivante :

Considérant que la crise que traverse en ce moment la Bourse du Travail est le résultat de l'antagonisme existant entre les diverses écoles composant le Comité général, dont l'une s'était rendue prépondérante au détriment des autres, pour éviter à l'avenir que ces faits se renouvellent, le Comité général déclare que, dès à présent, la Bourse du Travail se place uniquement sur le terrain corporatif et économique... (67).

L'apolitisme syndical a donc aussi été le refus d'un enrôlement politique au bénéfice d'un seul parti ouvrier et au détriment des

(63) L'Egalité, 31 mars 1880, cité par M. PERROT, Les Ouvriers en grève, op. cit., p. 634 (souligné par nous).

(64) Discours du 31 janvier 1884, cité d'après P. BARRAL, Le Département de l'Isère sous la troisième République 1870-1940, Paris, A. Colin, 1962, p. 269

(65) M. PERROT, Les Ouvriers en grève, op. cit., p. 635.

(66) Cf. par exemple la critique d'É. Vaillant rapportée par J. HOWORTH, «Edouard Vaillant, le socialisme et le mouvement syndical (1888-1907) », La Nouvelle Revue socialiste, n° 12/13, 1975, p. 99.

_ (67) Ville de Paris..., Annuaire de la Bourse du Travail (Annexe A), 1890-1891, Paris, 1892, p. 141.

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intérêts de la classe tout entière (68). C'est dans ce sens que certaines Bourses ont même inscrit dans leur statut le but

D'éloigner toute question politique ou religieuse afin d'établir [...] la plus grande entente possible entre tous les travailleurs sur la grande question économique : Capital et Travail (69).

Pour une fois, ce n'est ici pas l'interdiction de la « politique » contre la lutte des classes, mais la lutte de classe contre ce que l'on entend par « politique ».

Nous pouvons résumer ce qui précède par une deuxième thèse : si les Bourses du Travail en tant que centres locaux du mouvement syndical ont été « apolitiques » ce n'est pas seulement par contrainte étatique, mais aussi par l'évidence quotidienne d'une idéologie ouvrière « économique » et pour assurer l'unité de la classe des travailleurs.

En fait, à propos des militants des Bourses du Travail, on peut distinguer plusieurs formes d'apolitisme.

Premièrement, une sorte de « parallélisme » entre économique et politique :

Si le but est le même et la marche parallèle, le débat des questions économiques et ouvrières doit rester libre de toute politique; s'il en était autrement, des désordres et des scissions se produiraient (70).

C'est là la conception de presque tous les militants socialistes dans le milieu syndical, les différences consistant seulement dans le degré d'autonomie accordé à la « lutte économique » par rapport à la « lutte politique » qui est presque toujours identifiée à la lutte parlementaire. Dans la réalité quotidienne, ce parallélisme a quelquefois produit des effets surprenants. Car les convictions « théoriques » elles-mêmes pouvaient varier selon le lieu où un militant parlait :

Les mêmes hommes qui se prononcent à la Fédération (du Parti guesdiste, du PS) pour la révolution sociale et la conquête des pouvoirs publics se prononcent à la Bourse pour la grève générale. En cela ils ne croient point être inconséquents avec eux-mêmes, mais bien employer la tactique qui convient le mieux pour organiser le prolétariat et l'attacher au socialisme (71).

Une deuxième forme d'apolitisme est celle pratiquée par des militants comme Pelloutier, souvent sans étiquette socialiste, mais pourtant révolutionnaires. Pour eux toute politique est « viande creuse et pomme de discorde » (72), si bien que la révolution est une affaire purement « économique ». Mais cet apolitisme anti-politique n'est

(68) Cf. déjà J. NÉRÉ, La crise..., op. cit., II, p. 421 sq.

(69) Archives nationales, F7 13603, statuts de la Bourse du Travail de Montpellier, article premier.

(70) Procès-verbal du comité général de la Bourse du Travail de Fougères, 17 février 1901, cité par B. LEGENDRE, « Ouvriers de Fougères... », art. cit., p. 40 s?.

(71) Charles Brunellière à Augustin Hamon, 22 juillet 1896, reproduit dans : Cl. WILLARD, La Correspondance de Charles Brunellière 1880-1917, Paris, Klincksieck, 1968, p. 133.

(72) « Le mouvement social », L'Enclos, juillet 1895, p. 61.

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pas dominant au sein des Bourses du Travail. Il rencontre même, lorsqu'il se déclare trop ouvertement, une résistance. Ainsi Pelloutier est-il réprimandé lors du Congrès de Toulouse en 1897 pour avoir simplement parlé de « l'inefficacité » de la lutte politique (73). Venue de la bouche du secrétaire général, même cette formule négative est déjà « politique » !

Ceci renvoie enfin à une troisième forme d'apolitisme : le neutralisme politique. Nous le rencontrons par exemple dans cette déclaration de la Bourse de Nîmes :

Nous nous prononçons pour la neutralité de la Bourse du Travail ; faisons que le syndicat, et partout l'organisation professionnelle, soit, du fait de la tolérance des idées, ouvert à tous (74).

Cet apolitisme-là était très répandu dans le mouvement syndical, même si, dissous dans la pratique, il a laissé moins de traces « théoriques ». Fonctionnant à l'identification avec la République et avec la distribution juridique du politique et de l'économique, il n'était en fait « apolitique » qu'au premier abord et redoutait tout engagement révolutionnaire : c'est de ce côté qu'est venu le soutien à Millerand de la part de certaines Bourses du Travail (75). C'est de cette tendance aussi que profitent à l'époque des hommes qui semblent à l'opposé des Bourses du Travail comme Basly, qui a été un maître de la démagogie « apolitique » (76).

Si nous hésitons à dire que cette forme d'apolitisme, qu'on pourrait aussi appeler « trade-unioniste », a été dominante dans les Bourses du Travail, c'est que, même si elle a été présente dans toutes, elle n'a cependant pas empêché la majorité des Bourses et leur Fédération de continuellement critiquer toute compromission légaliste ainsi que les réformes sociales préconisées par Waldeck-Rousseau et Millerand (77). Seulement, comme les syndicalistes révolutionnaires n'ont jamais — du moins à cette époque — critiqué de face l'apolitisme neutraliste, il reste une ambiguïté qui fait que l'abîme apparent entre réformistes et révolutionnaires n'est nullement insurmontable. Un seul exemple. En 1897 eut heu au sein du Comité fédéral des Bourses un débat au cours duquel certains délégués firent remarquer que dans le département du Pas-de-Calais les syndicats se comportaient d'une manière bien trop « sage » vis-à-vis des autorités locales ; seuls les groupes politiques y défendaient les positions révolutionnaires. Ne faudrait-il pas, en conséquence, collaborer avec eux ? Pelloutier répondit que non, car à tout moment l'organisation syndicale serait préférable à l'action politique :

(73) VI' Congrès de la Fédération nationale des Bourses du Travail..., Toulouse. 1897, p. 26 sq.

(74) Résolution de 1898, citée par V. BRUGUIER, La Bourse du Travail de Nîmes (lffl-1%6), Nîmes, 1926, p. 90. Cf. également M. POPEREN, Syndicats..., op. cit., P. 73 et p. 76 (à propos de la Bourse d'Angers).

(75) Archives départementales du Loir-et-Cher, E, dépôt IV, 7, 3 (Bourse du Travail de Blois 1900). Cf. également P. SORLIN, Waldeck-Rousseau, op. cit., p. 471.

(76) Cf. J. MICHEL, « Syndicalisme minier et politique dans le Nord-Pas-deCalais : le cas Basly (1880-1914) », Le Mouvement social, avril-juin 1974, p. 9-33.

(77) Cf. par exemple les « documents annexes » reproduits dans F. PELLOUTIER, Histoire des Bourses du Travail..., op. cit., p. 322-338.

20 P. SCHÔTTLER

Le camarade Pelloutier (Nevers) ne conteste pas que les adversaires de l'action politique à Dunkerque sont des timorés. Mais du jour où ils sont entrés dans un syndicat, ils se sont condamnés, même inconsciemment, même malgré eux, à engager tôt ou tard l'action révolutionnaire à laquelle le système condamne tous les travailleurs [...] ; un jour ou l'autre ils auront à se révolter contre le patronat, et l'on peut dire que tout syndiqué, quelles que soient ses opinions présentes, sera nécessairement un révolutionnaire un jour. Il ne faut donc point blâmer ceux de Dunkerque, et, en s'abstenant de la politique, ils gagneront de constituer des syndicats unis et forts (78).

On peut constater qu'ici — sous prétexte d'un automatisme de radicalisation — le caractère de classe du syndicat est nettement séparé de sa pratique de lutte de classe, qu'il y a primat de l'un sur l'autre. Ainsi, par la voie d'un apolitisme conséquent, mais inscrit dans l'économisme le plus plat, se trouve légitimé un réformisme corporatiste (79).

Concluons rapidement. L'interdiction bourgeoise de la « politique » qui — faut-il le rappeler ? — est relayée par l'interdiction quotidienne de la politique dans l'entreprise (80) a lourdement pesé sur le mouvement syndical français, y croisant une idéologie apolitique nourrie d'expériences concrètes. Etant donné sa dépendance des subventions municipales, le mouvement syndical structuré par les Bourses du Travail doit temporairement prendre le risque d'une neutralisation politique, voire même économique. Et ce danger ne fait que s'amplifier au tournant du siècle, étant donné l'absence de toute critique théorique ou pratique des tendances corporatistes et neutralistes existant au sein du monde ouvrier. Ce dilemme qui était inscrit dès le début dans la structure double des Bourses du Travail a, semble-t-il, fortement influencé l'évolution ultérieure du « syndicalisme révolutionnaire » en y renforçant souterrainement un « syndicalisme neutraliste» (81) et réformiste. Il explique aussi que plus tard (et même aujourd'hui ?) « l'héritage » des Bourses et de Pelloutier est à la fois revendiqué par des révolutionnaires et des réformistes de différentes appartenances...

(78) Le Musée social, 26.166.V.4", Procès-verbaux des séances du Comité fédéral, 18 juillet 1897.

(79) Notons que J. Julliard (Pelloutier, op. cit., p. 225) commente ce passage en déclarant qu'il s'agit d'une « parfaite définition du syndicalisme révolutionnaire de classe ». Historiquement, cette « définition » ambiguë semble en effet typique, puisque c'est sur cette base que se fera plus tard au sein de la CGT l'alliance entre anarchistes et réformistes contre les socialistes.

(80) Cf. A. MELUCCI, Classe dominante e industrializzazione. Idéologie e pratiche patronali nelli sviluppo capitalistico délia Francia, Milan, 1974.

(81) Notion avancée en 1907 par Albert Thomas. Cf. M. REBÉRIOUX et P. FRIDENSON, « Albert Thomas, pivot du réformisme français », Le Mouvement social, avril-juin 1974, p. 88.

La théorie de la grève générale et la stratégie du syndicalisme : Eugène Guérard et les cheminots français dans les années 1890

par Larry S. CEPLAIR*

La dernière décennie du xixe siècle fut marquée par des changements fondamentaux et déterminants pour l'avenir, tant dans le domaine économique que social, qui déstabilisèrent la vie politique française. Les nouvelles sources d'énergie (électricité, combustion interne), les nouveaux types de fabrication (rayonne, automobiles), l'agrandissement des usines (particulièrement dans la sidérurgie) et l'accroissement de l'exode rural vers les villes, s'accompagnèrent de graves bouleversements dans le domaine agricole (phylloxéra et concurrence des produits étrangers). Ces forces historiques et ces changements structurels disloquèrent les coalitions gouvernementales établies par les électorats traditionnels, et furent à l'origine d'une série de mouvements très divers, plus proches de la réalité nouvelle, s'opposant à l'Etat parlementaire et libéral. Au cours de cette décennie de tentatives de formation d'un nouveau consensus gouvernemental, l'Etat français apparut vulnérable aux nouvelles formes de défis politiques lancés par les nationalistes, les antisémites, les anarchistes, et les partisans de la grève générale (1). A chaque occasion, toutefois, les différents ministères réussirent à alterner (ou à combiner) une politique répressive (par exemple, les «lois scélérates») et assimilatrice (par exemple, le millerandisme) pour dévier, modérer, ou désamorcer ces mouvements dirigés contre l'Etat.

Dans une large mesure, le gouvernement français se montra à la hauteur de sa tâche, car ses fondements traditionnels — la fermeté des ministères, la loyauté de l'armée et de la police, le soutien de puissants groupes économiques et sociaux — ne furent pas ébranlés. En outre, les faiblesses des mouvements d'opposition à l'Etat euxmêmes furent parmi les causes non négligeables de la survie de l'Etat libéral. D'une part ces mouvements qui avaient pour vocation d'entraîner les masses ne réussirent à mobiliser qu'une très petite minorité de leurs partisans potentiels. D'autre part, ils eurent ten*

ten* de Madeleine Schmeder-Choffrut.

(1) On n'a pas mentionné ici les différentes branches du socialisme : leurs préoccupations électoralistes indiquaient un désir de leur part de jouer le jeu Parlementaire.

22 L.S. CEPLAIR

dance à déclencher leurs assauts contre l'Etat sur la base d'organisations faibles et de théories pauvres et sans avoir le bénéfice d'une crise (comme « la vie chère ») pour attaquer le gouvernement. C'est ainsi que, mal armés idéologiquement, numériquement et structurellement, ils partirent en guerre contre un Goliath affaibli, mais encore puissant.

Le cas du syndicalisme (le mouvement ouvrier français des années 1890) illustre les difficultés de ces nouveaux mouvements. Ses « théoriciens » et ses « philosophes » avaient mis au point, puis dirigé un missile idéologique meurtrier contre l'appareil politique et économique qui dominait la France, alors que la construction de sa fusée porteuse avait pris un retard considérable. En fait, le processus d'unification des syndicats de métiers et d'industrie, en associant de larges fédérations avec des syndicats minuscules, en unissant les travailleurs de province avec ceux de la capitale, en réduisant les conflits créés par les méthodes contradictoires des nouvelles organisations nationales (les Bourses du travail et la Confédération générale du travail) et en intégrant les tactiques de la grève limitée traditionnelle dans la nouvelle stratégie de la grève générale (2) engendra une lutte interne dont l'intensité était égale à la lutte externe dirigée contre l'Etat. De nombreux militants s'engagèrent dans cette bataille sur deux fronts et donnèrent parfois l'impression d'avoir chacun leur propre méthode.

Ainsi, contrairement à ce qui a été si souvent dépeint, le mouvement syndical français d'avant la Première Guerre mondiale ne fut pas polarisé entre les « réformistes » et les « révolutionnaires ». Une étude des programmes des différentes fédérations et des Bourses, ainsi que de la CGT elle-même, démontre que les revendications « révolutionnaires », « réformistes » et corporatistes coexistaient bel et bien. Les militants syndicaux recouraient à une grande variété de moyens pour appuyer les revendications. Ces moyens couvraient toute la gamme, depuis la pétition jusqu'au sabotage.

C'est toutefois les arrêts de travail, sous leurs diverses formes, qui s'avérèrent être la méthode de protestation collective la plus courante, la plus accessible, et la plus compréhensible à la disposition des travailleurs. Pourtant, les dirigeants syndicaux étaient radicalement divisés sur les mérites et l'impact des grèves. Seul un petit nombre d'entre eux se déclara pour une pratique constante de grèves spontanées (grèves sauvages), ou bien, à l'inverse, pour le refus de toute grève. Certains militants, opposés aux grèves limitées, même bien préparées, préféraient des actions plus généralisées et plus globales. Mais les conditions favorables aux mouvements de grande ampleur — c'est-à-dire une conjoncture sociale et économique propice, des crises politiques, une symbolique comprise de tous — ne se trouvaient pas réunies quotidiennement, et le mouvement syndical en France n'était à cette époque ni suffisamment uni, ni suffisamment étendu pour pouvoir profiter des occasions qui finissaient par se

(2) Pour la bonne compréhension de cet exposé : une grève limitée correspond à un arrêt de travail par une section Jocale ou un groupe de sections locales corporativement apparentées dans une région déterminée ; une grève généralisée correspond à un arrêt de travail par une fédération ; une grève générale à un arrêt de travail par tous les travailleurs en tous lieux.

GUÉRARD ET LE SYNDICALISME CHEMINOT 23

présenter. C'est pourquoi beaucoup de temps et d'énergie étaient consacrés à la préparation de programmes de réformes immédiates de l'industrie et des lieux de travail. Ces programmes, ainsi que les efforts requis pour les réaliser, confirmaient à la base qu'il existait bien une raison concrète de payer les cotisations, d'assister aux réunions, c'est-à-dire, tout simplement, d'appartenir au syndicat.

En fait, beaucoup de nouveaux adhérents pensaient que l'ambition des syndicats s'arrêtait aux revendications sur les salaires et la durée de travail. Quelques dirigeants syndicaux tentèrent de démonter cette « fausse conscience » en développant des programmes de formation destinés à souligner la nature transitoire de ces gains et les aspects limités du syndicalisme « alimentaire ». Les tracts et les discours revenaient sans cesse sur l'idée que les victoires les plus chèrement conquises pouvaient être instantanément balayées par les fluctuations économiques sur lesquelles les travailleurs n'avaient aucun contrôle. Parallèlement ces dirigeants attiraient leur attention sur un type d'action ouvrière plus radicale.

Ainsi, on accorda une attention croissante à la grève générale comme arme ultime de l'émancipation des travailleurs (3). La grève générale n'était pas un concept nouveau en France. Robert Brécy en a retrouvé les traces dans les années 1780 (4). Elle se répandit davantage dans les années 1860, quand la Ire Internationale adopta l'idée de la grève générale, et elle s'enracina profondément en France quand en 1888 Joseph Tortelier se mit à prêcher ses vertus en tant que moyen d'action de la classe ouvrière. Les travailleurs français furent sensibles à son message et déclenchèrent d'importants arrêts de travail (en février 1889 et le 1er mai 1890). C'est à la suite de cette dernière manifestation que la classe ouvrière française adopta définitivement la grève générale dans son vocabulaire et son arsenal (5).

Bien que l'idée de la grève générale correspondît à la fois aux aspirations des travailleurs (comme l'avait montré leur réponse spontanée à l'appel du 1er mai 1890) et aux besoins de propagande de leurs dirigeants d'orientation plus révolutionnaire, elle ne cadrait pas aussi aisément avec les tactiques et les responsabilités syndicales traditionnelles. Des ponts stratégiques, solidement étayés au niveau théorique, durent être bâtis entre le banal et l'apocalyptique. Ces ponts étaient généralement dessinés et construits par des hommes qui n'étaient pas d'origine ouvrière et qui puisaient davantage dans leur expérience syndicale de la responsabilité d'un secrétariat général

(3) M. PERROT, Les Ouvriers en grève : France, 1871-1890, Paris, Mouton, 1974, vol. I, p. 149.

(4) R. BRÉCY, La Grève générale en France, Paris, EDI, 1969.

(5) Le « sermon » de Tortelier ne chantait certes pas les louanges des manifestations pacifiques. Dans son esprit, la grève générale devait être un prélude à la révolution et non un avertissement pour le gouvernement. Néanmoins, même en tant qu'idée ou que mode pacifique d'action ouvrière — en tant que mythe, si l'on veut —, la grève générale eut des effets secondaires importants : elle précipita la rupture entre Paul Brousse et Jean Allemane et éloigna Jules Guesde du mouvement syndical français. Pour les travailleurs, la grève générale était à la fois « l'affirmation par la classe ouvrière de son identité, sa spécificité » et « l'idée régulatrice destinée à [leur] rappeler en permanence les exigences les plus hautes de l'esprit révolutionnaire... ». J. JULLIARD, « Fernand Pelloutier et les origines du syndicalisme d'action directe », Le Mouvement social, avril-juin 1971, p. 16 et 17.

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que dans un engagement à la base. Alors que les théoriciens de la grève générale investissaient beaucoup de temps et d'énergie à s'efforcer d'implanter l'idée de la grève générale dans l'esprit des travailleurs, ils avaient tendance à sous-estimer les complexités d'une transition entre les tactiques « alimentaires » et les mouvements révolutionnaires, et à surestimer la prise de conscience par les travailleurs de la nécessité ou de l'opportunité d'une telle transition.

Eugène Guérard fut l'un de ces théoriciens alors qu'il dirigeait la plus importante fédération syndicale de France. Sa tentative pour modeler la théorie de la grève générale sur les exigences du syndicalisme des cheminots éclaire particulièrement bien les difficultés qui découlent de la transformation de ce qui fut d'abord un idéal, puis une démonstration, en une stratégie révolutionnaire.

* *

Comme pour beaucoup de ceux dont le nom est lié à la théorie de la grève générale, la vie familiale de Guérard n'apporte pratiquement aucune indication sur l'origine de son militantisme. Semblable à des milliers de Français nés au coeur du second Empire (le 26 mai 1859), il était issu d'une famille de petits bourgeois bon teint et catholiques dévots. Pourtant cette situation familiale particulière — apparemment inoffensive — s'avéra être une pépinière féconde de militants. Son frère Fernand fut un anarchiste convaincu, permanent du Syndicat des employés, secrétaire de la Bourse du Travail d'Amiens, administrateur de la CGT, et délégué au Congrès de la IIe Internationale à Londres.

Le choix que fit Eugène Guérard de son métier et de son employeur ne nous renseigne pas davantage. Il trouva un emploi à la direction de la Compagnie des chemins de fer du Nord en 1881. Commençant une carrière prometteuse, il s'éleva rapidement dans la hiérarchie complexe, parvenant à la direction des comptes courants dix ans après.

Bien qu'il n'ait pas laissé de traces politiques durant ces années-là, l'environnement dans lequel il vivait, le Xe arrondissement eut assurément une influence importante sur l'évolution de son engagement syndical. Selon les recherches de Bruce Vandervort, « le Xe fut un vieux bastion communard et garda cet aspect jusqu'à la fin du siècle. Après 1893, les socialistes remplacèrent les radicaux à la députation. C'est là que se trouvait la Bourse du Travail (et plus tard la CGT et la Vie ouvrière) ainsi qu'un actif syndicat blanquiste des ouvriers de la chaussure (6). »

En octobre 1890 Guérard — dont ce fut le premier acte politique officiel — représenta le Groupe d'études sociales du Nord au Congrès national de la branche broussiste du socialisme français, la Fédération des travailleurs socialistes. Lors de ce fameux congrès de Châtellerault, il fut le témoin approbateur de l'un des innombrables

(6) Lettre à l'auteur, mai 1972.

GUÉRARD ET LE SYNDICALISME CHEMINOT 25

schismes du mouvement socialiste français (7). Un groupe de militants conduits par Jean Allemane quitta la Fédération pour former, lors d'un congrès tenu du 21 au 29 juin 1891, le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire. Guérard fut l'un des secrétaires de ce congrès fondateur.

Nous ne disposons d'aucune trace des espoirs de Guérard pour ce nouveau parti, mais ses actions ultérieures indiquent qu'il souscrivait totalement à la plate-forme du Parti ouvrier. Les allemanistes insistaient sur la primauté de l'action ouvrière directe dans la sphère économique, c'est-à-dire qu'ils « fixaient au syndicalisme un rôle décisif dans la lutte révolutionnaire, [et] refusaient de subordonner le syndicat au parti, non plus que la révolution sociale à la révolution politique... » (8). La grève générale serait, pensaient-ils, le précurseur naturel de la révolution sociale. Les délégués ne perdaient cependant pas de vue que seul un puissant mouvement syndical pouvait créer une conscience de classe et développer la capacité d'organiser l'action collective dont dépendait la grève générale. Les délégués quittèrent le congrès imprégnés du précepte selon lequel ils devaient diriger tous leurs efforts vers « la constitution des syndicats » (9).

L'organisation de syndicats n'était pas la préoccupation exclusive des allemanistes. Antérieurement à la scission au sein des rangs de la Fédération, Paul Brousse avait poussé à la création d'une Fédération nationale des cheminots — la Chambre syndicale des ouvriers et employés des chemins de fer français — en août 1890. Guérard y avait adhéré peu après, bien qu'on ne puisse pas vraiment dire dans quelle mesure lui, l'employé en col blanc, se sentait à l'aise au milieu d'une base à prédominance ouvrière venant des ateliers de Paris et des environs. Néanmoins il avait adhéré à un syndicat qui s'était accru rapidement : le nombre des adhérents décupla en l'espace de huit mois (il passa de 1 150 à 11 553) (10).

(7) Pour l'exposé et l'explication de ce schisme, consulter M. WINOCK, « La scission de Châtellerault et la naissance du Parti allemaniste (1890-1891) », Le Mouvement social, avril-juin 1971, p. 33-62.

(8) M. WINOCK, « La scission... », art. cit., p. 62.

(9) Parti ouvrier socialiste révolutionnaire, Compte rendu du X' Congrès national, tenu à Paris les 21-29 juin 1891, Paris, Imprimerie Jean Allemane, 1892, p. 71.

(10) G. CHAUMEL, Histoire des cheminots et de leurs syndicats, Paris, Librairie Marcel Rivière et Cie, 1948, p. 53. Les ouvriers étaient à la fois la principale source de militantisme de la Chambre syndicale, et le principal obstacle au

• succès des grèves. Les bas salaires, la dureté de leurs conditions de travail, et la pression des contremaîtres prédisposaient ces ouvriers à une hypersensibilité et à une tendance marquée aux débrayages spontanés. Or une grève des ouvriers des ateliers n'empêchait pas les trains de rouler, et ne s'avérait donc pas un moyen efficace pour extorquer des concessions aux compagnies. La circulation des trains ne pouvait être stoppée que si le personnel qualifié — conducteurs de locomotives et chauffeurs — se joignait à la grève. F. Caron a soigneusement analysé les motivations de ce groupe dans son « Essai d'analyse historique d'une psychologie du travail : les mécaniciens et chauffeurs de locomotives du réseau Nord de 1850 à 1910 », Le Mouvement social, janvier-mars 1965, P. 3-40. Les mécaniciens, qui étaient fortement conditionnés à croire en la prépondérance du besoin d'ordre et de discipline, déploraient les actions violentes et improvisées des ouvriers des ateliers. Ils ne se reconnaissaient aucun intérêt commun avec ceux-ci qu'ils qualifiaient d'« irresponsables ». Les ouvriers des ateliers, en retour, irrités par l'existence de deux fédérations distinctes et par le,manque de soutien qu'ils reçurent lors des grèves de 1891 et 1898, méprisaient cette « bourgeoisie » du mouvement syndical français. Cette cassure dans

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Guérard apporta à la Chambre syndicale les deux principes ailemanistes de base : construire un syndicat puissant, et préparer les adhérents au déclenchement de la grève générale. La simplicité de cette formule cachait sa contradiction fondamentale, à savoir que les activités à court terme nécessaires à l'accomplissement du premier principe tendent à créer des obstacles qui s'opposent à la réalisation du second. En effet, pour attirer et retenir un grand nombre de travailleurs, il est indispensable que le syndicat s'adapte dans une certaine mesure aux attentes de ceux dont il essaie de tirer des concessions, c'est-à-dire des employeurs. Ceci requiert généralement un syndicalisme « responsable », autrement dit des revendications réalisables, un langage conciliant, et des moyens de pression calculés et disciplinés. Cette activité quotidienne, avec ses à-coups, ses sessions apparemment interminables pour négocier toute une série de points techniques complexes et ses victoires mineures, n'est pas seulement étrangère à l'expérience sur le terrain, elle n'est de plus que partiellement en rapport avec les vicissitudes des cycles économiques. Les luttes pour la reconnaissance du syndicat et les techniques de négociation collective ne pouvaient être qu'occasionnellement reliées à l'action collective ouvrière. C'est pourquoi les techniques du syndicalisme « alimentaire » n'étaient pas la préparation idéale pour une action que Rosa Luxemburg décrivait comme « la méthode de mise en mouvement de la masse prolétarienne, forme phénoménale de la lutte prolétarienne dans la révolution » (11).

Julius Martov, qui réussit à organiser avec succès à cette époque-là les travailleurs de Saint-Pétersbourg, développa une méthode pour résoudre en partie cette contradiction interne de toute activité syndicale. Il traça les grandes lignes de sa méthode dans la brochure De l'agitation (Ob Agitatsii), ainsi résumée par I. Getzler :

Son but était de donner au travailleur de la base une conscience de classe et une conscience politique ; de détruire sa foi en un patron paternaliste, ainsi que sa soumission à un Etat paternaliste, afin de le transformer en un ennemi conscient et organisé des deux, Sa méthode était de «centrer l'action militante sur le travail»; tant les idées révolutionnaires devaient être amenées à se raccorder dans l'esprit du travailleur avec ses «besoins et ses revendications quotidiens », et plus particulièrement au sujet des horaires, des salaires et des conditions de travail. La grève apportait les leçons les plus efficaces en matière de conscience de classe et d'action collective. Le militant devait s'entraîner à la mener et à l'utiliser [...]. Il devait apprendre quand et comment choisir le moment

les rangs des cheminots facilitait grandement la tâche de l'Etat français. Le ministre des Travaux publics Adolphe-Jean-Eugène Turrell, par exemple, considérait comme évident que le gouvernement n'aurait guère à s'inquiéter, dans ses pleins pour réprimer une grève des chemins de fer, de la perspective dun arrêt de travail de la part des ouvriers qualifiés. Cf. ses lettres au ministre de la Guerre (17 mai 1897) et au ministre de l'Intérieur (20 mai 1897) dans Archives nationales (AN) F? 12774, citées par A. Fryar CALHOUN, The Politics of Internai Order : French Government and Revolutionary Labor, 1898-1914, Princeton University, Ph. D. thesis, 1973, p. 187-188.

(11) R. LUXEMBURG, Réforme sociale, ou révolution et grèves de masse, ?ar« et syndicats, Paris, Maspero, 1969, p. 47.

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d'inciter à l'action collective, et comment la développer en direction d'objectifs politiques plus vastes (12).

L'apparition de Guérard comme candidat à la direction des cheminots coïncida avec deux tendances marquées du mouvement syndical français : « l'existence de syndicats conduisant les grèves » et « la réhabilitation totale de la grève ». Selon Michelle Perrot, qui apporte une documentation précieuse sur ces transformations dans son livre Les Ouvriers en grève, la grande majorité (72 %) des grèves ouvrières françaises avant 1891 n'était ni organisée ni déclenchée par des dirigeants syndicaux : «A cette époque [1871-1890], la grève déborde le syndicalisme... » (13).

Dans ces années d'éclosion du syndicalisme français, une grève prématurée comportait bien des dangers pour la classe ouvrière : licenciements collectifs, affaiblissement des syndicats, démoralisation des ouvriers. C'est pourquoi la plupart des dirigeants syndicaux, même les plus fougueux, s'efforçaient de contrôler les grèves sauvages plutôt que de les transformer en conditions préalables à une action éducative en vue de la grève générale. Ainsi Guérard lui-même fut-il le témoin bien placé d'une grève spontanée des cheminots de Paris en 1891 et les conclusions qu'il tira de cette expérience et de ses observations marquèrent sa pratique et sa stratégie syndicales par la suite.

Le déclenchement de la grève fut provoqué par la Compagnie d'Orléans dont la direction, inquiète de la croissance rapide de la Chambre syndicale, licencia un certain nombre de militants syndicaux en guise d'avertissement pour les autres employés. Le 7 juillet, la Compagnie refusant toujours de répondre à l'injonction de la Chambre syndicale de réintégrer les licenciés, les cheminots parisiens de la ligne d'Orléans débrayèrent. Sept jours plus tard, ils tentaient d'étendre la grève à tout le système ferroviaire français. La province ne bougea pas ; les ouvriers qualifiés — les mécaniciens et les chauffeurs — refusèrent de se joindre à la grève. Les six mille ouvriers non qualifiés qui avaient bien, eux, cessé le travail, ne tinrent que jusqu'au 20 juillet (14). Plus de 1 000 ouvriers furent renvoyés. Par crainte des représailles de la Compagnie, et déçus par la Chambre syndicale, plusieurs milliers d'autres travailleurs quittèrent le syndicat, clairsemant sérieusement les rangs du syndicat parisien.

Depuis son poste stratégique aux comptes courants, Guérard observa la grève et tenta d'analyser les raisons de son échec. Certes, sa préparation et sa planification avaient été bâclées, mais — et c'était bien le plus démoralisant —, elle n'avait pas réussi à gagner la sympathie et le soutien des médias et du public, qui restaient ignorants des conditions de travail dans l'industrie du chemin de fer. Guérard s'empressa d'écrire une brochure, Les Chemins de fer devant l'opinion publique (15), pour éduquer le peuple de France. La Compa(12)

Compa(12) GETZLER, Martov : a Political Biography of a Russian Social Democrat, Cambridge, Cambridge University Press, 1967, p. 22.

(13) M. PERROT, Les Ouvriers..., op. cit., vol. I, p. 97 et II, p. 431.

(14) G. CHAUMEL, Histoire... o.p. cit., p. 53-54.

(15) Paris, Imprimerie Jean Allemane, 1891.

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gnie n'apprécia pas cet effort d'éclaircissement et le renvoya pour manquement à son devoir.

Cette brochure était une mise en accusation bien sentie du patronat ferroviaire et de son paternalisme sévère envers les cheminots. Guérard mit en lumière les effets de ce système sur la conscience des cheminots et proposa comme premier stade vers une meilleure solidarité entre les cheminots une série de garanties contre l'arbitraire de la maîtrise. En agissant pour réduire le pouvoir de ces intermédiaires, le syndicat permettrait aux travailleurs de s'en prendre à la véritable source de leurs conditions de travail misérables : les propriétaires des compagnies. Après avoir démasqué leur véritable ennemi de classe, les travailleurs cesseraient leurs actions mesquines, impulsives et mal orientées contre la maîtrise, et y substitueraient une action collective de grande envergure contre les compagnies. Ainsi le premier stade du programme d'émancipation ouvrière de Guérard impliquait pour le syndicat des efforts de rationalisation et de formalisation des relations entre les ouvriers et la direction.

Le programme qu'il avait énoncé dans sa brochure devint la base d'une série de revendications votées au deuxième congrès de la Chambre syndicale en octobre 1891 (trois mois après la fondation du Parti ouvrier). Guérard persuada aussi les délégués de la nécessité d'une simplification de la structure organisationnelle de la Chambre syndicale pour en faire un contrepoids plus efficace face au pouvoir de la Compagnie, ainsi que de la fondation d'un journal syndical pour éduquer les syndiqués et informer le public. Ayant ainsi institutionnalisé un des axiomes du Parti ouvrier — une solide structure syndicale —, le Congrès prit position par une majorité des trois quarts en faveur de l'autre axe principal de la plate-forme allemaniste : le principe de la grève générale (16).

Guérard fut sans conteste une des personnalités dominantes de ce Congrès. Il avait redonné vigueur à une Chambre syndicale découragée, par une explosion de ferveur allemaniste. Les délégués reconnurent ses capacités en l'élisant secrétaire général. Ce choix se justifiait à la fois à cause de la grande diffusion de sa brochure et de son appartenance au Parti ouvrier (17). De plus, la personnalité de Guérard combinait un haut degré d'intelligence, une clarté de vision, une ténacité et un dynamisme personnel qui lui permirent d'imprimer une marque indélébile sur un syndicat qui traversait une grave crise de confiance ainsi qu'une baisse d'effectifs et des difficultés financières résultant de l'échec cuisant de la grève.

Plus d'un an avant l'arrivée de Fernand Pelloutier à Paris, la grève générale avait donc été inscrite au programme d'un des syndicats les plus importants de France. Pendant les quelques années qui suivirent, Guérard n'en fit guère mention. Alors qu'il considérait

(16) Chambre syndicale des ouvriers et des employés de chemin de fer français, Compte rendu du 2° Congrès, 22-25 octobre 1891, Paris, Imprimerie typographique V. Raynaud, 1892.

(17) Selon Bernard Moss, les allemanistes furent omniprésents au sein du mouvement syndical français entre 1890 et 1900. Ils dirigèrent de nombreux syndicats parisiens et fédérations, en particulier dans le bâtiment, la métalluigies, les fonderies et les chemins de fer. Ils furent aussi à l'origine de l'édification des Bourses du Travail et de la CGT. (The Origins of the French Labor Movement, 1830-1914, Berkeley, University of California Press, 1976, p. 133).

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que le rôle éducatif du syndicat ne pouvait que mener les travailleurs à la grève générale, elle ne lui paraissait pas être un slogan efficace de recrutement. Etant donné le peu de conscience syndicale dont, selon lui, faisait preuve la classe ouvrière française, Guérard concentra ses efforts à reconstruire la Chambre syndicale, à fusionner les différentes fédérations de cheminots en un seul syndicat national (18) et à établir des liens internationaux avec les organisations ouvrières des transports des pays voisins. Ces efforts allaient être couronnés de succès, en attirant les cheminots à la Chambre syndicale et en en faisant une organisation puissante, surtout par le nombre de ses adhérents (19).

Pour se prémunir contre les grèves prématurées qui avaient tendance à réduire le nombre des adhésions au syndicat, Guérard avait convaincu le deuxième Congrès de la Chambre syndicale d'adopter une série de mesures qui donneraient aux dirigeants du syndicat les moyens nécessaires pour bloquer toute explosion semblable à celle de 1891. En faisant ces propositions, il ne révéla pas son véritable sentiment sur les grèves. En fait, il alla même jusqu'à louer l'esprit de solidarité que les grévistes manifestaient en dépit de leur évidente défaite (20).

Toutefois, au premier Congrès international des cheminots qui eut lieu à Zurich le 13 août 1893, Guérard ne mâcha pas ses mots. C'étaient les compagnies, dit-il, qui avaient poussé par leurs provocations une Chambre syndicale inexpérimentée à se lancer dans un mouvement prématuré qui n'avait aucune chance de succès. Incapable de voir les machinations des compagnies — c'est-à-dire leurs tentatives de semer la perturbation dans le programme d'organisation du nouveau syndicat —, la Chambre syndicale ne put recommander à ses éléments les plus ardents de ne pas céder aux provocations des compagnies avant de consulter tous les adhérents, avant de préparer l'opinion publique et de constituer une caisse de grève. Mais la faute la plus grave, conclut-il, fut de déclencher une grève dont l'intérêt était si limité que seuls les ouvriers des ateliers y répondirent (21). Guérard, dans son rapport au Congrès, suggérait d'enrayer le déclenchement de toute grève dans les chemins de fer, qu'elles soient limitées ou généralisées, sauf si elles se rattachaient à des thèmes ou à des crises qui pouvaient mobiliser la classe ouvrière française et le mouvement syndical français dans son ensemble.

Pendant ce temps-là, la rénovation de la Chambre syndicale se poursuivait. Guérard et le nouveau Conseil d'administration consolidaient le syndicat de l'intérieur (en régularisant le fonctionnement du

(18) A cette époque, il y avait trois fédérations nationales de cheminots en France : la Chambre syndicale ; la Fédération générale française professionnelle des mécaniciens et des chauffeurs des chemins de fer et de l'industrie, composée de mécaniciens et de chauffeurs ; l'Association amicale des employés de chemins de fer et des industries similaires, composée d'employés en col blanc.

(19) Session plénière du Bureau exécutif de la Chambre syndicale, mai 1893, annexée au Compte rendu du 4° Congrès, 27-30 avril 1893, Paris, Imprimerie nouvelle, 1893.

(20) 2° Congrès de la Chambre syndicale, op. cit., p. 80 et 112.

(21) Compte rendu du 1" Congrès international des travailleurs des voies ferrées européennes, tenu à Zurich le 13 août 1893, Amsterdam, Imprimerie Excelsior, s.d., p. 18-20.

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siège central et en établissant des liaisons normales avec les sections locales), mais ils ne réussirent pas à progresser vers l'extérieur. Les lettres adressées aux fédérations nationales des chemins de fer pour leur proposer l'unification ne donnèrent aucun résultat. Et les compagnies s'obstinaient dans leur refus de reconnaître la Chambre syndicale ou de négocier avec elle.

Ces échecs amenèrent les délégués au quatrième Congrès en avril 1893 à se prononcer pour un important changement de tactique, Le programme de revendications fut divisé en deux parties : l'une à soumettre aux compagnies, l'autre à soumettre au gouvernement (22). La Chambre syndicale demanda au gouvernement d'intervenir et de faire pression sur les compagnies pour qu'elles régularisent la condition des travailleurs en instituant un contrôle par l'Etat du réseau ferré français, pour qu'elles étendent à l'industrie ferroviaire la loi de 1892 sur l'arbitrage, et instituent des inspections sanitaires régulières. La Chambre syndicale envoya copie de ce programme à tous les candidats aux élections législatives de 1893. Elle y avait inclus un engagement à voter pour les candidats qui soutiendraient ouvertement ce programme pendant leur campagne.

Les élections de 1893 ne furent pas seulement un triomphe pour les socialistes (une cinquantaine furent élus) mais aussi, apparemment, pour la Chambre syndicale (121 membres de la nouvelle Chambre des députés acceptaient le programme de 1893) (23). Le 27 octobre 1894, Guérard rencontra 50 de ces députés, qui décidèrent de former un comité permanent présidé par Berteaux, assisté de Jaurès et Rabier, pour défendre les intérêts de la Chambre syndicale (24). Guérard ne semblait toutefois pas avoir placé un très grand espoir dans cette méthode, car il connaissait la capacité d'obstruction d'un Sénat résolument conservateur. Mais, ainsi qu'il le dit au huitième Congrès de la Chambre syndicale :

C'est, en tout cas, un utile moyen de propagande, et, s'il est prouvé qu'il est sans effet, l'enseignement que l'on en tirera ne sera pas à dédaigner puisqu'il nous démontrera qu'en fin de compte les travailleurs ne doivent compter que sur eux-mêmes (25).

Ce programme d'indépendance (ou d'action directe) que Guérard préconisait n'incluait toujours pas les grèves. En fait, il ne fit mention d'aucun type de grève lors des différents Congrès des cheminots entre

(22) Session plénière, d'après G. CHAUMEL, Histoire..., op. cit., p. 56-57.

(23) E. FRUIT, Les Syndicats dans les chemins de fer en France (1890-1910), Paris, Les Editions ouvrières, 1976, note 7, p. 87.

(24) E. FRUIT, Les Syndicats..., op. cit., p. 87.

(25) Syndicat national des travailleurs des chemins de fer de France et des colonies, Compte rendu du 8' Congrès 1-4 avril 1897, Paris, Imprimerie nouvelle, 1897, p. 62. Guérard avait réussi à changer le nom de son organisationde cheminots : ce fut un premier pas vers une transformation de la fédération dun rassemblement de syndicats organisés par secteurs ferroviaires (NonL PLM, Est, etc.) en un rassemblement de sections autonomes unies par un Congres national. Il voulait construire pour les cheminots le même type de structure décentralisée, non bureaucratique, et non autoritaire que celle qu'édifiait Fernand Pelloutier dans sa Fédération des Bourses du Travail. Il dévoila ses plans au Congrès international de Zurich et Pelloutier examina son projet dans son Histoire des Bourses du Travail, Paris, réédition Gordon et Breach, 1971, p. 233245.

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1890 et 1900. Pourtant, la grève générale restait au tout premier plan de ses pensées. Une résolution en faveur de la grève générale proposée par la Chambre syndicale au Congrès du Parti ouvrier de 1894 réaffirma l'impact potentiel et la portée considérable de cette action, proclamant même que sa seule menace assurerait la victoire si, bien sûr, cette menace était relayée par une véritable capacité d'action (26).

Guérard refusait en tout état de cause de considérer la Chambre syndicale comme le catalyseur de la grève générale ; c'est plutôt vers les mineurs qu'il se tournait. Toutefois en 1894 et en 1895 se produisirent deux événements qui lui firent nettement envisager son propre syndicat comme le détonateur qui mettrait à feu tout le mouvement ouvrier français.

Tout d'abord les adhésions à la Chambre syndicale doublèrent de 1893 à 1894 (de 8 949 à 17 732). Les réformes de Guérard et le programme de revendications concrètes de 1893 avaient fait de ce syndicat un espoir plus tangible pour les ouvriers mécontents, mais ce furent plutôt l'atmosphère explosive dans Paris et le succès des socialistes aux élections de 1893 qui s'avérèrent décisifs. En juin 1893, le gouvernement Dupuy avait fermé la Bourse du Travail de Paris et réprimé violemment, place de la République, les manifestations ouvrières qui avaient suivi. En mai 1894, le gouvernement Casimir Périer était tombé pour avoir soutenu le refus des compagnies d'accorder des autorisations d'absence aux délégués qui partitipaient au cinquième Congrès de la Chambre syndicale.

Inquiet de cet accroissement surprenant des adhésions à ce syndicat-pivot, le ministre des Travaux publics, Yves Guyot, proposa une loi anti-grève qui punirait d'emprisonnement tout cheminot qui refuserait d'assurer ou abandonnerait son poste pour une raison autre que celles spécifiées par le règlement des compagnies. L'année suivante, la loi Merlin-Trarieux fut déposée au Sénat. Son intention était d'interdire toute coalition de cheminots qui aurait pour but un arrêt de travail (27).

La Chambre syndicale et Guérard réagirent immédiatement et énergiquement devant cette menace sur leurs droits syndicaux.

L'appel à la solidarité était lancé. De tous les horizons du monde ouvrier les encouragements à la lutte parvenaient aux cheminots. La Fédération des ouvriers des tabacs, les mineurs, le livre, les coupeurs, le gaz, les métaux, les chapeliers, les omnibus (etc.) venaient à la rescousse. La Chambre syndicale multipliait meetings et réunions... (28).

Au Congrès du Parti ouvrier du 23 juin 1895, plus de 300 syndicats affirmèrent à Guérard qu'ils se joindraient aux cheminots s'ils

(26) Parti ouvrier socialiste révolutionnaire, Compte rendu du XII' Congrès national, tenu à Dijon du 14 au 22 juillet 1894, Dijon, Imprimerie typographique et lithographique de Carre, 1895.

(27) Pour les détails et les justifications de ce projet de loi, cf. Y. GUYOT, Les Chemins de fer et la Grève, Paris, Librairie Félix Alcan, 1911, p. 19-22.

(28) E. FRUIT, Les Syndicats..., op. cit., p. 89. Fernand Pelloutier rencontra fréquemment Guérard pour discuter de la campagne : Archives de la préfecture de police (APP), B/A, note du 6 juin 1895.

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entreprenaient une grève pour protester contre cette attaque envers le syndicalisme français. Le militant qu'il était répondit : « Voilà longtemps que le principe de la grève générale a été discuté et adopté ; le temps est venu de quitter le domaine de la théorie et de pénétrer sur le terrain de la pratique [...]. Notre syndicat est prêt ; si nous pouvons compter sur vous, vous pouvez compter sur nous » (29). Le Congrès vota le déclenchement d'une grève générale si le projet de loi passait. Face à cette menace, le ministère radical Léon Bourgeois retira le projet Merlin-Trarieux. La grève générale, ou du moins sa menace, avait remporté sa première victoire (30).

Guérard exalta cette victoire lors du Congrès international des employés des chemins de fer à Milan. Il souligna longuement la fermeté des engagements de solidarité qui avaient retenti de tous les coins de France, et qui avaient démontré aux yeux de tous la détermination des ouvriers de s'associer à la grève des cheminots si le gouvernement n'avait pas reculé (31). Toutefois, en commentant l'événement devant le Congrès des cheminots de 1896, il tempéra son ardeur et révéla qu'il était plus intéressé par la perspective de la grève générale que par la grève elle-même. Il fit remarquer que, bien que « la grève soit facile, nous ne la désirons pas. Nous voulons obtenir le plus possible par la persuasion ; la grève sera notre dernier argument, dont il ne tiendra qu'aux Compagnies que nous ne nous servions jamais » (32).

Le non-recours à la grève était donc un leitmotiv de la théorie de Guérard en matière de formation syndicale : l'appartenance à un syndicat, la lecture des journaux et des brochures syndicales, l'attention aux discours des dirigeants syndicaux, la menace de larges mouvements sociaux, voilà ce qui produirait un bon militant syndical. La théorie de Martov sur la formation dans l'action fut mise en sourdine, Les grèves limitées, déclara Guérard au Congrès de la CGT à Tours, nuisaient au mouvement ouvrier. Elles prêtaient le flanc aux tentatives d'intimidation et de démoralisation des compagnies et de leurs alliés (police, armée, justice) (33).

Considérant le nombre de cheminots que le syndicat national avait pu recruter à cette époque de son apogée (16 000, soit moins de 20 % de tous les cheminots), Guérard n'avait pas tort de mettre en garde contre une dépendance à l'égard de la grève limitée. Le syndicat ne fut jamais une organisation de masse.

Guérard voulait donc éviter l'activisme de la base et le processus

(29) Cité dans E. FRUIT, Les Syndicats..., op. cit., p. 9.

(30) La mobilisation réalisée à cette occasion en vue d'une grève des chemins de fer attira l'attention d'un certain nombre de ministres sur les dangers que représentait un syndicat militant de cheminots. Ces hommes commencèrent à faire circuler une série de notes qui se concrétisèrent en un plan gouvernemental de grande envergure pour faire échouer toute nouvelle possibilité d'un semblable succès. Les détails sur ce plan et sur sa mise au point se trouvent dans A.F. CALHOUN, The Politics..., op. cit., p. 187-196.

(31) Compte rendu du troisième Congrès international des employés des cumins de fer, tenu à Milan, 29-31 août 1895, Paris, Imprimerie typographique V. Raynaud, 1896, p. 28-30.

(32) Syndicat national. Compte rendu du 7e Congrès, 4-7 juin 1896, Pans, Imprimerie nouvelle, 1896, p. 79.

(33) Confédération générale du travail, VIII' Congrès national corporattl, tenu à Tours, 14-19 septembre 1896, Compte rendu des travaux du Congrès, Tours, Imprimerie G. Debenay-Lafond, 1896, p. 91.

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de l'apprentissage par l'action, et favoriser l'éducation par le sommet.

Cette éducation passive ne préparait pas les ouvriers aux exigences politiques de la France vers 1895, pas plus que la théorie d'une grève générale passive ne parvenait à s'y insérer.

Les organisations ne cessaient d'apparaître, de disparaître ou d'être remaniées au gré des tentatives des hommes politiques et des syndicalistes pour mettre sur pied les structures et les coalitions qui pouvaient correspondre à leurs théories et à l'ère nouvelle qui s'ouvrait devant eux. L'espoir se mêlait à la déception, particulièrement pour Guérard, qui avait investi tant de temps, d'efforts et d'espoirs dans un ensemble d'organisations qui avaient été fondées pour assurer l'unité de la classe ouvrière. En 1895, toutes étaient affaiblies ou moribondes. Le Parti ouvrier, destiné à unifier socialistes et syndicalistes, avait commencé à dégénérer (34). Le Syndicat international des transports, dont la vocation était d'unifier les cheminots d'Europe, n'était plus (35). La Chevalerie française du travail, créée pour surmonter les divisions sectaires à l'intérieur du socialisme français, succombait aux querelles politiques (36).

Le Congrès de la IIe Internationale à Londres s'avéra amèrement décevant pour Guérard. Il se plaignait de l'« esprit sectaire», de la prétention exorbitante » et de l'« autoritarisme brutal » dont faisaient preuve les socialistes. Il écrivit :

Car le Congrès de Londres, en dépit de son titre de « Congrès international socialiste des travailleurs et des chambres syndicales ouvrières », ne fut qu'un congrès politique dans lequel les syndicats étaient appelés, non pour exprimer leur opinion, mais pour affirmer l'omnipotence politicienne, et pour favoriser l'ambition de ceux qui aspirent à diriger le mouvement ouvrier (37).

Pendant ce temps, le Syndicat national était devenu le syndicat le plus important et le mieux organisé de France, et un groupe de militants avait fondé une nouvelle Confédération du travail (la CGT). Bien qu'il soit difficile de mesurer avec précision le degré d'investissement personnel, en tant qu'élément distinct de l'investissement

(34) A. NOLAN, The Founding of the French Socialist Party (1893-1905), Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1956, p. 25 ; B. Moss, The Origins..., op. cit., p. 134-135.

(35) Il y avait eu des réunions à Zurich en 1893, à Paris en 1894, à Milan en 1895 ; mais toutes les tentatives pour le faire revivre — que ce soit à Paris en 1900, à Barcelone en 1903, ou à Milan en 1906 — échouèrent.

(36) Cl. WILLARD, Le Mouvement socialiste en France (1893-1905) : les guesdistes, Paris, Editions sociales, 1965, p. 404. La CTF fut fondée le 23 novembre 1893 à la suite d'une scission dans les rangs "des militants gauchistes causée par le succès électoral socialiste de 1893 et la vague anarchiste de la « propagande par les actes ». C'était une société secrète composée d'individus et non d'organisations. Ses fondateurs voulaient unifier ses militants autour d'une cause commune : une action collective pour un changement social. Ils voulaient regrouper les « partisans de l'égalité sociale » dans une organisation qui soit au-dessus des systèmes idéologiques, des écoles de pensée, des loyautés personnelles ou des personnalités. Le Parti ouvrier avait joué un rôle dominant dans la formation de la CTF et Guérard en avait été l'acteur principal ainsi que l'inlassable recruteur. Cf. M. DOMMANGET, La Chevalerie du travail française, 1893'911, Lausanne, Editions Rencontres, 1967.

(37) E. GUÉRARD, Le Congrès de Londres, Paris, Imprimerie J. Allemane, 1896, p. 3.

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idéologique, qu'un militant déploie dans les organisations où il travaille, il apparaît clairement que Guérard décida à la fois de protéger le Syndicat national, la seule organisation militante restante à laquelle il était fermement loyal, et de transformer en une force nationale la CGT, peu maniable et hétérogène. Mais la grève générale, qui avait paru si attrayante en 1891 dans l'optique d'une reconstitution de la Chambre syndicale, devenait un élément trop diviseur pour être adopté tel quel par la nouvelle CGT en 1895,

Tout comme il avait jadis craint l'effet débilitant des grèves limitées sur ses efforts pour organiser la Chambre syndicale, Guérard craignait maintenant l'effet subversif de la « politique », des « opinions politiques » et des « différences politiques » dans ses efforts pour construire une confédération nationale de la classe ouvrière française. Dans sa brochure sur le Congrès de la IIe Internationale à Londres, il avait réitéré le commandement allemaniste : « Le premier devoir des travailleurs, quelles que soient leurs opinions, est de s'unir sur le terrain corporatif et de chercher à atteindre leur émancipation économique par l'intermédiaire de leurs syndicats et de la grève générale » (38). Guérard était convaincu que le seul fait d'appartenir à la CGT pouvait protéger les ouvriers des influences politiques. C'est pourquoi il voulait que la CGT apparaisse aussi accueillante que possible à tous les ouvriers, quel que soit leur niveau de militantisme (39).

Ainsi la CGT ne pouvait pas se permettre d'envisager la direction d'une grève générale. Guérard craignait que l'existence d'un projet de grève générale de la CGT ne dissuadât toute une catégorie d'ouvriers hostiles ou indifférents aux actions apocalyptiques. « En un mot, concluait-il, nous devons nous efforcer d'écarter des attributions de la Confédération tout ce qui pourrait donner à une fraction quelconque de la classe ouvrière un prétexte pour ne pas venir à nous » (40).

Guérard, Pelloutier et d'autres militants ouvriers de cette période cherchaient à faire du mot « politique » un terme repoussoir pour la classe ouvrière française. C'était un mot fourre-tout qui recouvrait toutes les actions qui n'étaient pas déclenchées sur le lieu de travail, dans la section syndicale ou la coopérative, par les travailleurs eux-mêmes. Leur mépris de la « politique » (c'est-à-dire des intrigues, marchandages ou compromis) était si profond que même les partis politiques qui semblaient le plus concernés par le sort des ouvriers, en l'occurrence les socialistes, étaient particulièrement stigmatisés; dans leur quête du pouvoir, ils divisaient le mouvement sur des critères dérisoires, et se querellaient sur des sujets tout à fait étrangers à la construction d'un puissant mouvement de la classe ouvrière. Les syndicalistes révolutionnaires préféraient la notion d'« économie » car, pensaient-ils, tous les travailleurs, quelle que soit leur région ou leur industrie, voulaient se libérer des liens que leur avait fait découvrir leur expérience du travail capitaliste. Il ne pouvait y avoir là ni demi-mesure, ni solution miracle.

(38) Id., p. 32 (souligné par lui).

(39) VIII' Congrès de la CGT, compte rendu cité, p. 35.

(40) Id., p. 82.

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Mais le terrain économique de la France s'avéra tout aussi fissuré que le terrain politique. Les militants syndicalistes s'opposaient sur la valeur des grèves, des pétitions au Parlement, des entrevues avec les ministres, et de la coopération avec les patrons. Ils discutaient aussi — parfois très âprement — sur le type d'organisation nationale qui convenait le mieux à la France : une Fédération des Bourses du Travail ou une CGT. Même Eugène Guérard et Fernand Pelloutier, qui s'accordaient par ailleurs sur presque tous les aspects du syndicalisme, différaient sur le type d'organisation ouvrière la mieux équipée pour servir de support logistique à la grève générale.

Aucun des deux ne croyait que les fédérations ouvrières (syndicats nationaux des travailleurs du textile, de la métallurgie, de la poste, etc.) possédaient la capacité de préparer leurs adhérents à une grève générale, ou de la diriger, une fois déclenchée. Guérard pensait qu'une fédération, de par sa nature même, était limitée dans sa vision et son impact par l'exiguïté de l'industrie dans laquelle elle avait développé son organisation (41). Pelloutier déclarait que tout ce que les fédérations pouvaient gagner par l'intermédiaire d'intrigues ou de trafic d'influence portait tort à la classe ouvrière bien plus que l'échec même d'une grève. Il condamnait ce genre de progrès, qu'il considérait comme vague et éphémère (42).

Le méli-mélo qu'était la structure de la nouvelle CGT se trouva mis en question par les deux hommes. Pelloutier soumit cette Confédération disparate à une critique sans merci de l'extérieur. De l'intérieur, Guérard lança une campagne sans répit pour une réforme structurelle, déclarant qu'une organisation unitaire était nécessaire et qu'« un lien continuel » devait exister « entre la Confédération et les éléments qui la composaient » (43). Il suggéra, tant en 1897 qu'en 1898, aux fédérations dont les intérêts restaient limités aux questions corporatives de rester en dehors de la confédération, dont le rôle « est de défendre les intérêts généraux du prolétariat » (44). Seules les sections locales devaient être admises à la CGT (45).

Guérard ne souscrivait toutefois pas à la thèse de Pelloutier selon laquelle la Fédération des Bourses du Travail fournissait le meilleur mécanisme pour parvenir à la solidarité ouvrière et assurer l'éducation de la classe ouvrière. En fait Guérard considérait qu'une Bourse manquait autant de recul qu'une fédération, car la Bourse était par trop limitée aux problèmes locaux (46). Mais à ce niveau inférieur, il les trouvait quand même valables et il se joignit à Pelloutier dans sa lutte pour libérer la Bourse de Paris des subventions municipales et du contrôle gouvernemental (47).

(41) CGT, IX' Congrès national corporatif (III' de la CGT), tenu à Toulouse, les 20-25 septembre 1897, Compte rendu des travaux, Toulouse, Imprimerie G. Berthoumieu, 1897, p. 92.

(42) F. PBLLOUTIER, Les Syndicats en France, Paris, Librairie ouvrière, 1897, p. 8.

(43) IX' Congrès de la CGT, compte rendu cité, p. 93.

(44) Id.,_p. 92.

(45) CGT, X' Congrès national corporatif (IV° de la CGT), tenu à Rennes, 26 septembre-1" octobre 1898, compte rendu des travaux de congrès, Rennes, Imprimerie des arts et des manufactures, 1898, p. 131.

(46) IX' Congrès de la CGT, compte rendu cité, p. 92.

(47) Au 7e Congrès du Syndicat national (1896), Guérard recommanda aux cheminots de refuser le patronage de la Bourse du Travail par le gouvernement

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Ni l'un ni l'autre n'approuvait les grèves limitées. L'antipathie de Guérard découlait de son expérience de la grève des chemins de fer en 1891 ; celle de Pelloutier de ses réflexions sur le mouvement syndical. Le secrétaire de la Fédération des Bourses affirmait dans son ouvrage Qu'est-ce que la grève générale ?, ainsi que dans d'autres écrits, que les grèves avaient des buts trop limités et un impact trop restreint. Pelloutier écrivit plus loin que toute grève était un échec, soit que les travailleurs la perdent carrément, soit qu'ils en tirent des victoires à la Pyrrhus (48). « Même après une grève heureuse, les ouvriers sont si dégoûtés du maigre résultat obtenu que, pendant longtemps, il ne faut plus compter sur eux pour aider au mouvement révolutionnaire » (49).

En fin de compte, les deux hommes admettaient qu'une grève générale se déclarerait d'elle-même ; il n'était pas possible de l'organiser. Pelloutier, dirigeant d'une organisation dont les objectifs étaient ouvertement de dispenser une éducation de classe et de mener à l'éveil de la conscience de classe ouvrière, put donc parler sans aucune ambiguïté de la nature spontanée de la grève générale. « Organiser la grève générale ? », demanda-t-il, « C'est absurde !» (50). Guérard, en tant que dirigeant d'une fédération militante et d'une confédération, ne pouvait se risquer à être aussi catégorique. Les syndicats de cheminots et leurs fédérations nationales s'affrontaient quotidiennement aux patrons et au gouvernement, et de la base montaient périodiquement des pressions pour déclencher des grèves, limitées ou généralisées. Il revenait donc à Guérard de tisser la trame de l'activité fédérale et confédérale dans la chaîne d'une stratégie de la grève générale.

Il obtint une étoffe fort composite et peu solide. La tâche de la CGT était de convaincre les hésitants et de transformer en partisans tous ceux qui pouvaient accepter le concept de la grève générale. Leur conviction devait être ferme, posée, et inébranlable, mais ni rigide, ni dogmatique (51). La tâche des dirigeants de fédérations-clés (chemins de fer ou mines) — dont la position stratégique pouvait servir de catalyseur — était de préparer les premiers pas de la grève générale (52).

Au Congrès de la CGT, à Tours, du 14 au 19 septembre 1896, Guérard exposa en détail les caractéristiques de la grève générale et ses rapports avec le Syndicat national. Il y présenta un plan pour une grève générale fondée sur une grève généralisée des chemins de fer.

malgré les avantages financiers qui s'y rapportaient. Il était « indécent » qu'un syndicat révolutionnaire compromette sa liberté d'action « pour une misérable question d'argent ». Ce débat sur les subventions gouvernementales durait depuis l'établissement à Paris en 1887 de la première Bourse du Travail, subventionnée par la municipalité.

(48) F. PELLOUTIER et H. GIRARD, Qu'est-ce que la grève générale ?, 1895, reproduit dans J. JULLIARD, Fernand Pelloutier et les origines du syndicalisme d'action directe, Paris, Editions du Seuil, 1971, p. 329.

(49) Id., p. 322.

(50) Id., p. 330.

(51) VIII' Congrès de la CGT, compte rendu cité, p. 83. Pelloutier pensait aussi que la grève générale n'aurait pas d'effet tant que les travailleurs ne comprendraient pas pleinement sa nature ; cf. en général, les articles reproduits dans J. JULLIARD, Pelloutier..., op. cit., au chapitre intitulé « Anarchisme et syndicalisme », p. 397-406.

(52) VIII' Congrès de la CGT, compte rendu cité, p. 79.

GUÉRARD ET LE SYNDICALISME CHEMINOT 37

Les grèves partielles échouent par l'intimidation, la démoralisation : armée, gendarmerie, juges soutiennent le patronat. Mais la grève générale durerait trop peu de temps pour que les travailleurs se démoralisent. Le découragement n'est pas à craindre ; quant à l'intimidation, elle est encore moins à redouter. La nécessité de défendre les usines, ateliers, manufactures, magasins, etc. ferait que l'armée serait éparpillée jusqu'à l'émiettement [...] La grève générale... éclatera subitement par une grève des chemins de fer par exemple qui, une fois déclarée, sera le signal de la grève générale (53).

Toutefois Guérard avait mis en garde le Congrès du Syndicat national contre le fait que cette grève généralisée des chemins de fer ne devait pas être considérée comme une tactique pour faire avancer le programme revendicatif des cheminots. Leur syndicat, avait-il dit, possédait un arsenal suffisamment vaste de tactiques de persuasion et de pression pour atteindre ce but (54). Ainsi Guérard considérait clairement que la grève généralisée des chemins de fer devait uniquement servir de catalyseur pour une grève générale de la CGT (55).

Mais la CGT ne pouvait pas prendre de son propre chef la responsabilité de la grève générale. A Tours, Guérard soutint la motion qui séparait le Comité pour la propagande de la grève générale de la CGT elle-même, sans qu'il y ait pour autant rupture. Le Congrès autorisa le Comité à prélever une contribution de 5 % sur chaque syndicat. L'année suivante à Toulouse les Bourses furent exhortées à former des sous-comités pour la grève générale, afin de constituer des filières entre le Comité central et les localités. Cependant, lors du Congrès de Rennes, il apparut clairement que le concept de la grève générale, ou bien cette forme particulière de stratégie en vue de la grève générale, ne recueillait pas l'adhésion des ouvriers syndiqués. Le Comité n'avait rassemblé que 835 F et une vingtaine de Bourses seulement avaient constitué des sous-comités. Les délégués se plaignaient que les militants, qui votaient pour le principe de la grève générale à chaque Congrès, restaient chez eux quand elle se déclarait (56).

Malgré ces problèmes, le Comité continuait à préparer les ouvriers à une grève générale. Le gouvernement français se préparait lui aussi activement à la même éventualité. Avant 1895 les grèves des chemins de fer ne sortaient pas du cadre des ateliers. Puisque ces grèves n'avaient pas paralysé le service des trains, elles n'avaient causé de

(53) Id., p. 91.

(54) 7' Congrès du Syndicat national, compte rendu cité, p. 79.

(55) Au Congrès de la CGT à Toulouse, Besombes, délégué de l'Union des syndicats de la Seine, confronta Guérard avec les apparentes contradictions du rôle dévolu à la grève généralisée des chemins de fer. Citant la motion de protestation contre le projet Merlin-Trarieux, Besombes affirma que le Syndicat national avait voté, lors de son Congrès, contre une grève généralisée ; or ses délégués aux autres Congrès nationaux avaient soutenu la grève générale. Guérard refusa de révéler comment les cheminots avaient voté sur la question d'une grève généralisée des chemins de fer lors de leurs Congrès de 1894 et 1895. Cf. IX' Congrès de la CGT, compte rendu cité, p. 47.

, (56) L. LEVINE, The Labor Movement in France, Londres, P.S. King and Son, 1912, p. 88-93. .

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préjudices qu'aux compagnies, et pas à l'Etat. Après 1895, les grèves prirent une coloration très politique. Le nombre sans cesse croissant des adhésions au Syndicat national, en plus de l'arrivée des ministres radicaux, supposés favorables aux ouvriers, élargit le champ de la conscience ouvrière, et exacerba leur impatience, à force de promesses. Le gouvernement arrêta donc un plan contre la grève générale afin d'éviter « les dommages économiques, le chaos social et la famine qui ne manqueraient pas de résulter d'un mouvement de grève vraiment étendu, ainsi que le discrédit politique qu'un tel mouvement jetterait sur le gouvernement, et la mise en péril des plans de mobilisation de l'armée qui résulterait d'une grève générale du rail » (57).

Les circonstances permirent bientôt d'opposer les deux adversaires — le Syndicat national et l'Etat — dans une controverse sur la validité de la grève générale. Le Syndicat national avait augmenté le nombre des délégations qu'il envoyait au Parlement et aux compagnies, sans grand résultat. Il alternait ces interventions avec des déclarations incendiaires sur l'avènement de la grève générale et de la révolution (58). En 1897, le Sénat rejeta le projet Berteaux-JaurèsRabier voté par la Chambre des députés et portant sur la retraite des cheminots. Un an seulement auparavant, un autre coup porté aux cheminots par ces mêmes sénateurs (sous la forme du projet Merlin-Trarieux) avait catalysé un mouvement national de protestation ouvrière, qui avait forcé le gouvernement, alors radical, il est vrai, à intervenir.

Les délégués des cheminots, avec cette victoire encore présente à l'esprit, se retrouvèrent en masse au 9e Congrès du Syndicat national, du 28 au 30 avril 1898, déterminés à faire démarrer une nouvelle démonstration de solidarité de grande ampleur. Ils votèrent une grève généralisée des chemins de fer et incitèrent expressément la CGT à l'élargir en une grève générale ouvrière (59). Guérard et les autres dirigeants nationaux du Syndicat avaient gardé le silence pendant le débat et le vote. Après le pointage des votes, Guérard se leva pour faire remarquer que « personne ne pourrait dire que le vote a été obtenu par la pression de meneurs » (60). Mais les remarques de l'orateur suivant le forcèrent à exercer cette pression à laquelle il venait tout juste de renoncer. Il s'éleva contre la proposition d'envoyer une dernière délégation à chacune des compagnies, entreprise qui, si elle était dépourvue de résultats, serait le point de départ de la grève. Au lieu de fixer une date précise, Guérard défendit une motion qui laissait au Conseil d'administration le soin de déterminer le moment de la grève. Le Congrès vota la motion (61).

Si la grève avait été déclenchée au lendemain du Congrès, aurait(57)

aurait(57) CALHOUN, The Politics..., op. cit., p. 184.

(58) « La dichotomie [révolutionnaire/réformiste] qui caractérise les activités militantes de Guérard ne fut jamais aussi flagrante qu'en 1897... » E. FRUIT, 1890-1910, Dans la mêlée des premiers syndicats, un militant d'avant-garde, Eugène Guérard, thèse 3° cycle, Droit, Paris, 1969, p. 113.

(59) Syndicat national. Compte rendu du neuvième Congrès national, 28-30 avril 1898, Paris, Imprimerie nouvelle, 1898, p. 4041. Pour : 54 sections représentant 309 votes ; contre : 13 sections représentant 87 votes ; abstentions : 28 sections représentant 99 votes ; absents : 3 sections représentant 6 votes.

(60) Id., p. 41.

(61) Id., p. 41.

GUÉRARD ET LE SYNDICALISME CHEMINOT 39

elle réussi ? Le conseil d'administration, longtemps après les faits, pensa que oui (62). Mais sans le soutien des mécaniciens et des chauffeurs, qui refusaient obstinément de se joindre au Syndicat national dans quelque mouvement que ce soit, les chances de succès étaient nulles, à moins d'obtenir la mobilisation des autres syndicats. C'est ainsi que débuta une des plus étranges campagnes de grève de l'histoire ouvrière française.

Il ne fut plus question de la grève pendant six semaines. Le 13 juin, le Conseil annonça une dernière tentative pour obtenir des compagnies un règlement pacifique sur la question de la reconnaissance syndicale et du respect des décisions négociées (63). En même temps, il envoya des circulaires aux deux mille syndicats pour leur demander s'ils se joindraient à une grève du Syndicat national pour protester contre l'abandon du projet de retraite des cheminots (64). Le Conseil était dans l'embarras. Ses membres ne croyaient guère aux résultats d'une grève généralisée des chemins de fer, mais ils paraissaient sincèrement convaincus des effets que pourrait produire une grève générale. Ils répugnaient donc à s'engager dans une campagne de propagande destinée à préparer les cheminots à une grève qui servirait de catalyseur pour une grève générale, tant que le soutien de nombreux autres syndicats n'était pas assuré. Et en effet, quand il fallut passer aux actes, Guérard abandonna son couplet si souvent répété sur l'impossibilité de la préparation d'une grève générale — et en compagnie du Conseil d'administration, ils tentèrent d'en « organiser » une.

On peut soutenir que c'était, certes, la démarche d'une structure syndicale responsable. Ils avaient devant eux la perspective d'une grève risquée, sinon vouée à l'échec, et ils hésitaient. Une note étrange et personnelle se mêla alors à la situation et la compliqua singulièrement. Le 6 juillet, Guérard présenta au Conseil une lettre de démission (65), dans laquelle il déclarait que son parti pris résolu pour la grève générale, ses efforts constants de propagande pour la promouvoir, et son appartenance au Parti ouvrier, avaient fait de lui un obstacle à toute possibilité d'établir de bonnes relations entre le Syndicat national et les compagnies. « Dans ces circonstances », continuait-il, « il serait difficile à des hommes de bonne foi de croire à mon désir sincère de donner la main aux tentatives de règlement pacifique pour lequel nous avons été mandatés ; car si les négociations réussissent, la grève générale ne sera pas déclarée ».

Cette lettre ne souleva aucun problème pour le Conseil : il refusa de l'accepter. Mais il est certain que le choix de son moment et sa formulation posent des problèmes à l'historien : quel était son but ? Et par exemple, qui étaient ces « hommes de bonne foi » ? Il ne faisait sûrement pas référence aux délégués du Syndicat national qui avaient voté pour une grève en réponse à l'action du Sénat contre le projet

(62) « Rapport du conseil d'administration sur la tentative de grève d'octobre 1898 », Tribune de la voie ferrée, 23 janvier 1899 (référence désormais abrégée en « Rapport »).

(63) Tribune de la voie ferrée, 13 juin 1898.

(64) Un exemplaire de ce questionnaire fut reproduit dans la Tribune de la voie ferrée, 20 juin 1898.

(65) Cette lettre ne fut rendue publique que le 2 janvier 1899, quand elle fut annexée au « Rapport ».

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de retraite, avant de voter pour une dernière tentative pour entamer un dialogue avec les compagnies.

Il semble qu'il ne soit pas possible de dissocier les motifs professionnels et personnels. D'une part Guérard a dû commencer à pressentir, vers la fin de juin, que le projet de retraite n'allait pas servir de motif suffisant pour entraîner les autres syndicats dans une grève généralisée des chemins de fer. Il lui fallait donc faire tout ce qui était en son pouvoir pour permettre aux compagnies de recevoir les délégations. Dans sa lettre, il offrait de reprendre sa charge de secrétaire général si les compagnies refusaient de faire un certain nombre de concessions.

Il y avait aussi d'importantes considérations personnelles (66). Le Conseil n'avait pas accompli le mandat du Congrès. Et Guérard en était le membre le plus célèbre. En démissionnant du poste de secrétaire général, tout en restant au Conseil, il tentait de se dérober aux projecteurs, de n'être plus qu'un membre parmi d'autres. Ainsi, il parait à toute éventualité. Si les compagnies acceptaient de négocier, un des mandats du Congrès serait rempli et la grève ne serait pas nécessaire. Si elles refusaient de négocier, quoi qu'il arrivât ensuite — déclaration de grève et échec, déclaration de grève et victoire, annulation de la grève — ce serait le fait du Conseil et non de Guérard. Sa réputation l'avait rendu trop vulnérable, avait fait de lui une cible trop évidente pour la critique, si cette campagne avortait. Ainsi qu'il l'écrivait dans sa lettre de démission, « Les gens persistent à me représenter comme le maître à qui tous doivent obéissance, et, malgré nos protestations, notre organisation extrêmement démocratique est appelée le Syndicat Guérard » (souligné par lui-même).

Le Conseil se réunit à nouveau le 22 septembre. Il se rendit compte que seuls 46 syndicats (sur 2 000) avaient répondu affirmativement à son questionnaire, et que certaines des sections locales de cheminots qui avaient voté en faveur de la grève semblaient faiblir dans leur détermination. Le Conseil vota pour repousser la grève. « Nous ne pouvions pas dans ces conditions », écrivit-il plus tard, « assumer la responsabilité d'engager la grève générale de toutes les corporations » (67).

Le flottement des sections locales n'avait rien de surprenant. Durant les cinq mois qui avaient séparé le 9e Congrès de cette dernière réunion du Conseil, aucune propagande n'avait émané de celuici ; il n'avait fait aucun effort pour activer le brasier du méconten(66)

méconten(66) la France d'avant-guerre, bien des fondateurs de fédérations et de confédérations s'identifient avec les organisations qu'ils avaient contribué à créer. Ceci les amenait bien souvent à se considérer comme la personnification même du syndicat et à entreprendre des actions de leur propre chef, souvent au mépris de toutes règbs ou règlements. Mais alors que ces actions étaient généralement bien intentionnées, elles étaient claironnées par leurs ennemis qui en faisaient des exemples de conduite autocratique et individualiste désormais intolérable pour l'organisation en question. C'est ainsi que Griffuelhes perdit en 1909 son poste à la tête de la CGT à cause de la façon dont il supervisa le financement du nouveau siège du syndicat. De même, et la même année, Guérard fut contraint de démissionner du Syndicat national à la suite d'accusations de malversations concernant des fonds destinés à un orphelinat. Cf. L.S. CEPLAIR, The Education of a Revolutionary Labor Union Minority : The French Railroad Workers and the CGT 1891-1922, University of Wisconsin, Ph. D. tliesis, 1973, p. 74-91.

(67) « Rapport », 9 janvier 1899.

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tement. Le « Rapport du Conseil d'administration » fit toutefois valoir que le travail militant parmi les adhérents ne faisait pas partie de ses attributions. Sa fonction était, toujours selon le rapport, de représenter l'ensemble des forces des cheminots devant l'ensemble des propriétaires des chemins de fer, de représenter le Syndicat national devant le gouvernement, et de faire naître des courants favorables dans l'opinion publique. Les sections locales avaient la responsabilité d'exécuter les mandats des congrès nationaux. N'étaient-elles pas autonomes ? Selon le Conseil, c'étaient les sections locales qui avaient provoqué l'échec de la grève en attendant passivement les instructions du Conseil, s'en remettant trop à lui et pas assez à ellesmêmes (68).

Il est toutefois difficile de voir ce que les sections locales auraient pu faire puisque Guérard s'était donné tant de peine pour que la date de la grève soit fixée par le Conseil. Comment les sections locales auraient-elles pu faire monter la pression pour un mouvement dont le déclenchement n'était pas dans leur pouvoir ? De plus, la coordination de la grève ne nécessitait-elle pas la coordination des efforts de propagande ? Les hésitations et le manque de détermination des sections reflétaient celles du Conseil — et de Guérard.

Fin septembre 1898, Guérard put se rendre au Congrès CGT de Rennes, avec la certitude que le problème d'une grève des chemins de fer était alors dépassé. A Rennes, il défendit le principe du contrôle de la CGT par les grands syndicats. Il proposa un système de vote proportionnel (selon le nombre d'adhérents du Syndicat) pour remplacer le principe existant jusqu'alors d'une voix par syndicat (69). Il craignait que les petits syndicats ne soient plus facilement enclins, par effet de masse, à se précipiter pour voter comme un seul homme et par acclamation les grandes manifestations et les grèves. Seules les grandes fédérations (les ouvriers du textile, du livre et les cheminots) ne risquaient pas d'être entraînées dans des enthousiasmes momentanés, car elles avaient beaucoup plus à perdre.

Après la clôture du Congrès, Guérard commença une tournée de propagande à travers la France. Pendant qu'il expliquait à ses auditeurs pourquoi la grève générale n'aurait pas lieu avant trois ans, il se passait à Paris des événements qui la rendirent, sembla-t-il, imminente. Les terrassiers parisiens se mirent en grève le 13 septembre ; le 3 octobre la Fédération des ouvriers du bâtiment lança un mot d'ordre de grève engageant l'industrie tout entière. Le 7 octobre, après que quatre autres syndicats eurent cessé le travail, une délégation de grévistes se présenta au siège du Syndicat national pour demander au Conseil de déterminer sa position. Celui-ci ne voulut pas prendre de décision en l'absence de Guérard et se contenta de lui envoyer un télégramme le pressant de revenir à Paris, et de faire voter les sections locales.

Guérard revint à Paris le 11 octobre (indépendamment du télégramme, car le gouvernement l'avait intercepté). Les premières réponses des sections arrivaient, et elles n'étaient guère encourageantes : 29 étaient pour la grève, 31 contre, et 14 hésitaient. Selon les calculs

(68) « Rapport », 16 janvier 1899.

(69) X' Congrès de la CGT, compte rendu cité, p. 42-43.

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de Guérard, l'impact de ces résultats était contrebalancé par la nouvelle de la grève décidée par les métallurgistes pour ce jour-là, et de celle des conducteurs de bus et des gaziers pour le 14. Sentant que la grève était sur le point de déborder le syndicat des cheminots, Guérard plaida passionnément la cause d'une déclaration de grève immédiate. Il assura les membres du Conseil que les hésitations des adhérents disparaîtraient dès que le Conseil prendrait une position résolue. Quelques semaines auparavant, Guérard ne s'était pas trop soucié des conséquences de la non-exécution par le Conseil d'un mandat de Congrès, mais à ce moment, tout prit un éclairage nouveau :

Aujourd'hui, la situation est exceptionnelle ; le mouvement de grève s'étend et va augmenter [...]. Notre devoir est d'exécuter la décision du Congrès ; si nous ne le faisons pas, après les menaces faites aux compagnies, notre syndicat n'a plus sa raison d'être, il n'a qu'à disparaître ou devenir un syndicat de conciliation ; dans tous les cas, ce serait sa mort. Nous n'avons qu'un seul moyen de le sauver, surtout après la consultation qui vient d'être faite et qui me paraît très encourageante, c'est de nous lancer dans la lutte... (70).

Je comprends, conclut-il, la peur du chômage en cas d'échec de la grève, mais si elle réussit ? Sa motion pour une grève immédiate passa de justesse, par 12 voix contre 11 et 1 abstention. Le Conseil décida de voter de nouveau le lendemain, définitivement.

D'autres réponses des sections arrivèrent le 12 octobre faisant légèrement pencher la balance en faveur d'une grève : 36 contre 34, et 18 hésitants. Pressentant un désastre, 11 des 26 membres du Conseil votèrent encore une fois contre la grève, deux autres s'abstinrent. Des mots d'ordre de grève furent dûment envoyés. Ils furent adroitement interceptés au bureau de poste où ils furent expédiés. L'armée occupa promptement toutes les gares (71). 135 ouvriers (sur un total de 16 000) répondirent à l'appel. Ce n'était pas une défaite, ce fut une humiliation. Dans ces circonstances, la seule communication qui parvint à son destinataire, l'appel à l'arbitrage que le Syndicat national avait envoyé au juge de paix du Xe arrondissement, devint mutile : il n'y avait pas de conflit à arbitrer.

Deux questions se posent : pourquoi un dirigeant syndicaliste aussi expérimenté que Guérard s'est-il prononcé avec tant de force en faveur d'une grève généralisée des chemins de fer, malgré les divisions et les hésitations de ses propres troupes ? Pourquoi ce théoricien de la grève générale avait-il oublié ses propres préceptes — une fédération « clé » devait être à la base d'une grève générale — et pourquoi s'était-il prononcé pour une grève généralisée des cheminots après six mois de passivité de la part de la direction de cette fédération ? La réponse aux deux questions est que la grève générale avait une puissante emprise émotionnelle sur ses partisans et qu'elle semblait être sur le point de se déclencher en octobre 1898, même sans les conditions requises.

(70) «Rapport», 9 janvier 1899.

(71) On trouvera dans A.F. CALHOUN, The Politics..., op. cit., une descnption détaillée des efforts du gouvernement, p. 196-208.

GUÉRARD ET LE SYNDICALISME CHEMINOT 43

Bien que les métiers du bâtiment ne fussent pas un des secteurs « clefs », leur grève n'en promettait pas moins d'entraîner des professions telles que les gaziers, les métallos, et les conducteurs d'autobus. De plus, étant donné le déploiement de nombreuses forces armées pour éviter les violences de la part des ouvriers du bâtiment, le gouvernement étant par ailleurs préoccupé par l'affaire Dreyfus, les structures traditionnelles d'autorité semblaient démantelées et dans un état de désordre tel que ceci augurait favorablement d'une rupture des liens d'obéissance des ouvriers. Dans ces circontances, les syndicats pouvaient gagner beaucoup s'ils agissaient rapidement. Le seul obstacle semblait être le peu d'empressement manifesté par les membres du Syndicat national lui-même ; or ses hésitations auraient pu être surmontées par un effet « de boule de neige ». En fait, le gouvernement bien informé et prêt à toute éventualité avait agi avec une grande efficacité.

Le 24 octobre parut dans les journaux des cheminots une note du Conseil informant que par suite de la non-obéissance des sections locales à un mot d'ordre de grève qu'elles avaient elles-mêmes approuvé, le Conseil démissionnait en bloc. En janvier, le rapport du Conseil d'administration parut, énumérant toute une série de causes de défaite : la lenteur du Conseil à déclarer la grève, l'inaction des sections locales une fois la grève déclarée, et l'interception par le gouvernement des appels à la grève. La cause fondamentale était toutefois que « les employés de chemins de fer ont manqué de résolution en octobre 1898 » (72).

De notre point de vue d'observateurs privilégiés, les causes fondamentales furent la détermination et la rapidité du gouvernement, et les hésitations de la direction du Syndicat national face à des adhérents très efficacement conditionnés par la structure hiérarchique des compagnies de chemin de fer. La soumission et l'obéissance restaient la règle générale parmi les cheminots et aucune force économique ou sociale significative ne s'était manifestée pour détruire ces conditionnements à la déférence. A la suite de l'échec de la grève, les adhérents auraient eu besoin de repenser les méthodes de formation du Syndicat national et de discuter des tactiques et des stratégies de grève, qu'elles soient limitées ou générales. Il leur était particulièrement nécessaire d'appréhender le processus qui va de la grève limitée à la grève générale, en passant par la grève généralisée. De même, la répartition des responsabilités entre l'échelon local et l'échelon national nécessitait une analyse nouvelle. Pourtant, aucune de ces remises en question n'eut lieu.

Ils furent devancés par une autre lettre étonnante de Guérard, une lettre ouverte aux adhérents cette fois (73). « Il est indéniable », débutait-elle, « que le syndicat sera obligé, momentanément tout au moins, de modifier son attitude ». Ce qu'il entendait par modification, c'était une modération du langage et un programme plus réalisable de revendications. Ce programme et ce comportement nouveaux nécessiteraient aussi l'arrivée de nouveaux administrateurs qui, « n'ayant

(72) « Rapport », 23 janvier 1899.

(73) E. GUÉRARD, « Un mot personnel », Tribune de la voie ferrée, 16 janvier

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pas d'attaches avec le passé, pourront expérimenter une nouvelle méthode, et même en obtenir quelques résultats ». Quant à lui, bien qu'il vît la nécessité tactique de méthodes conciliatoires, il ne pouvait les accepter. Il ne les utiliserait pas, car elles aboutiraient à des « déceptions ». Aussi retirait-il sa candidature à tout mandat électif au sein du Syndicat national. « Pourrais-je, sans hypocrisie, consentir à représenter un syndicat qu'un moment d'indécision oblige à abandonner l'esprit de lutte ?» A première vue, la lettre paraissait parfaitement claire. Les circonstances de la grève avaient convaincu Guérard que le Syndicat national avait trahi ses principes déclarés et était alors contraint d'y substituer des tactiques qui répugnaient à sa conscience de militant. C'est pourquoi il démissionnait.

Mais qu'en était-il vraiment ? Guérard domina le 10e Congrès du Syndicat national, les 20 et 21 janvier 1899. Trente-six délégués seulement y assistèrent et Guérard s'arrangea pour étouffer tout débat sur les questions touchant à la grève, en dehors de celles concernant l'accomplissement de son mandat par le Conseil. Il fut suivi par les délégués qui élirent un conseil ne comprenant que deux membres de l'équipe précédente, et dont ils limitèrent le champ d'action à la négociation des hausses de salaire, à la recherche d'appuis politiques pour faire avancer la question des retraites (74). Guérard se fit ensuite nommer secrétaire administratif du Syndicat national. Il devint un employé de l'organisation plutôt qu'un représentant mandaté par la base. Ainsi, il suivit sa lettre... à la lettre : il ne « représentait » plus le syndicat, il était maintenant employé par lui.

Bien calé dans son nouveau poste, libéré des diktats de la responsabilité devant les électeurs, Guérard se remit à la tâche pour réaliser l'équation allemaniste. Pourtant, cette équation était sérieusement amputée d'un de ses facteurs. Il avait été déçu par la grève généralisée des chemins de fer en 1891 en tant que moyen de pression des cheminots, puis en 1898, en tant que catalyseur pour une grève générale de la CGT (75). C'est ainsi que le développement de l'organisation devint le facteur premier. Il voulait l'achever, la parfaire, grouper tous les cheminots en son sein. Et il voulait le contrôle absolu sur ce processus.

En fait, Guérard domina la nouvelle administration. Il la persuada de l'effet nocif que les débats et les polémiques internes pourraient avoir sur le syndicat, en y faisant entrer la « politique ». Le Conseil prit le contrôle du journal syndical, jusque-là indépendant, La Tribune de la voie ferrée, et limita son contenu à la discussion des questions sociales et économiques (76).

La grève générale fut davantage encore reléguée à l'arrière-plan des préoccupations du Syndicat national. Il fustigea les dirigeants impatients et impuissants qui, pensait-il, se faisaient les champions de la grève générale pour compenser leur incapacité à entreprendre un

(74) « Il est nécessaire », déclara Guérard, « de tracer une ligne de conduite absolument définie pour le nouveau conseil d'administration », Compte rendu M dixième Congrès national, 20-21 janvier 1899, Paris, Imprimerie nouvelle, 1899, p. 43.

(75) « Rien n'est moins certain que le fait que la grève générale ne dépende pas de telle ou telle organisation. » « Rapport », 16 janvier 1899.

(76) J. JACQUET, Les Cheminots dans l'histoire sociale de la France, Pans, Editions sociales, 1967, p. 59.

GUÉRARD ET LE SYNDICALISME CHEMINOT 45

effort persévérant pour construire sérieusement le syndicalisme. La grève générale ne réussira, déclara-t-il, que par l'intermédiaire d'une organisation syndicale suffisamment développée (77). Et, à mesure que s'écoulaient les années il devenait de plus en plus évident que cette « organisation syndicale suffisamment développée » aurait à intégrer jusqu'au dernier travailleur en France.

Dans un certain sens, Guérard avait tout à fait raison : tout au long de son histoire, la CGT a été à la merci des événements et du pouvoir d'Etat parce qu'elle manquait d'adhérents. La nature particulière du développement de l'industrie française n'était pas spécialement favorable à une syndicalisation de masse, à la différence de l'Allemagne. Néanmoins la stratégie syndicale de Guérard était d'avance vouée à l'échec car, une fois atteint le nombre d'adhérents requis, ni lui ni ses troupes ne sauraient quoi faire. Il ne comprenait guère la notion de changement historique, les contradictions économiques, les mécanismes du développement industriel et le rôle de l'Etat. Si bien que les aléas de la conjoncture et des crises contribuaient à l'inquiéter plutôt qu'à l'enhardir. La base, de son côté, ne recevait ni éducation, ni conseils, ni formation aux pratiques du militantisme. En conséquence, la grève générale, dont le succès dépendait d'une réponse prompte et agressive à une crise politique, sociale, ou économique, se transformait, entre les mains de Guérard (et dans l'arsenal du Syndicat national), en un « mythe ». En soi et pour soi, elle n'apportait rien aux cheminots : ni perspectives dans leur travail, ni solidarité entre les différentes couches de travailleurs, ni réformes, ni militantisme. L'organisation syndicale (le Syndicat national), de son côté, réussissait quand même à obtenir quelques réformes grâce aux tactiques syndicales « responsables » : groupes de pression, trafic d'influence, négociations. Mais la base n'était pas concernée, elle n'était donc pas prête pour le jour où les compagnies et l'Etat n'envisageraient plus de faire les concessions nécessaires au soutien du style de syndicalisme vers lequel Guérard se tourna après 1898.

Les années suivantes, tout en continuant à évoquer pour la forme le concept de grève générale (78), Guérard s'associa de plus en plus avec les éléments dits réformistes de la CGT. Il ne fut pas entraîné par la recrudescence d'intérêt et d'enthousiasme pour la grève générale qui saisit les délégués de la CGT à leur Congrès de Paris en 1900 (79), à la veille de la vague de grèves la plus massive et la plus victorieuse que la France eut jamais connue (80).

(77) Interview de Guérard dans P.A. CARCANAGUES, Sur le mouvement syndicaliste réformiste, thèse pour le doctorat, Faculté de droit de Paris, Paris, Librairie C. Reinwald, 1912, p. 133-134.

(78) Cf. sa plaidoirie passionnée pour défendre le concept de la grève générale — en réponse à sa critique par Jean Jaurès — dans La Voix du peuple, 3-15 décembre 1901.

(79) L. LHVINE, The Labor..., op. cit., p. 96-97 ; R. BRÉCY, La grève..., op. cit., P- 63. Cf. aussi la longue plaidoirie en faveur de la grève générale — toujours en réponse à la critique de J. Jaurès — par le Comité pour la propagande de la grève générale, dans La Voix du peuple, 22-29 septembre 1901 et 26 septembre6 octobre 1901.

(80) Durant les deux années 1899 et 1900 eurent lieu plus de 1 600 grèves, touchant presque 400 000 ouvriers et correspondant à une perte de plus de 7 000 000 de journées de travail. Ces grèves furent suivies à un taux surprenant de 62 %. M. PERROT, Les Ouvriers..., op. cit., vol. I, p. 51 et 66.

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Le déferlement de cette vague de grèves avait coïncidé avec l'arrivée au pouvoir du gouvernement de Waldeck-Rousseau. Les promesses de libéralisme du nouveau ministère développèrent une atmosphère de confiance et d'initiatives dans les rangs des ouvriers qui fit renaître chez de nombreux militants leur foi en la grève générale. Mais ce gouvernement eut un autre impact, moins prometteur (et en fin de compte, destructeur), sur le syndicalisme en France. Il fut à l'origine d'une politique dirigée par le ministre socialiste du Commerce, Alexandre Millerand, dont le but était d'intégrer le mouvement syndical dans le consensus républicain. Millerand espérait, par l'inauguration d'un Conseil supérieur du travail, de comités du travail, et par le dépoussiérage des anciens Conseils des prudhommes, promouvoir une politique de négociations raisonnables entre les directions et les travailleurs, faire entrevoir la notion que les ouvriers avaient leur mot à dire dans les affaires de la nation, et inculquer aux travailleurs la conviction que l'Etat et les employeurs prenaient au sérieux les réformes ouvrières.

Guérard incarnait l'image millerandiste du dirigeant ouvrier républicain et responsable. Il devint un membre actif du Conseil supérieur, ainsi qu'un visiteur assidu et bien accueilli dans les ministères. Jamais plus il ne soutint une grève lancée par le Syndicat national.

Pourtant les nouveaux dirigeants de la CGT — des partisans de l'action directe tels que Victor Griffuelhes et Emile Pouget — ne s'avérèrent pas plus capables que Guérard et Pelloutier de concilier la grève générale avec l'activité syndicale quotidienne. Deux autres « grèves générales » eurent lieu en France avant la Première Guerre mondiale : en 1906 et en 1908. La première rapporta quelques promesses ; la seconde coûta plusieurs vies et mena à l'arrestation des dirigeants les plus importants de la CGT. Ceux qui les remplacèrent firent emprunter au mouvement syndical français la voie millerandiste, avec pour conclusion en 1914 la politique d'Union sacrée. En août 1914, tandis que les spectres de Tortelier et Pelloutier se retournaient dans leurs tombes, la direction de la CGT fit sortir l'organisation de la jungle de l'anti-étatisme pour la conduire dans les antichambres du pouvoir (81).

(81) Signalons, sur les hommes du rail, deux travaux postérieurs à la rédaction de cet article : M.N. THIBAULT, La question du rachat des chemins de fer dans l'idéologie républicaine au XIX' siècle, Thèse de 3e cycle, Dijon; et G. RIBEILL, Le personnel des compagnies de chemin de fer : Matériaux pour une contribution à la Sociologie des professions, Paris, Développement et Aménagement.

La CGT et la famille ouvrière, 1914-1918 Première approche

par Jean-Louis ROBERT*

Les historiens s'accordent pour voir en la fin du xixe siècle et le début du xxe siècle la période de la constitution d'un modèle dominant de la vie ouvrière : la famille nucléaire. Michelle Perrot constate qu'au « début du xxe siècle, le ménage est la cellule de base de l'économie et de la vie du peuple » (1). Edward Shorter souligne aussi cette montée du « chacun chez soi » dans la classe ouvrière (2). Tout indique que ce phénomène s'est encore accentué et renforcé au cours du xxe siècle, et l'ensemble des indications fournies par Michel Verret montre que l'intensité de la vie familiale est, de nos jours, particulièrement élevée parmi les ménages ouvriers (3). On peut apprécier cette longue poussée de façons diverses, et d'abord comme l'effet de la pénétration et de l'influence du discours dominant sur la famille. En ce sens, on pourrait même analyser ce phénomène dans le cadre d'un mouvement d'affadissement de la culture ouvrière. A cette vision qui nous semble largement réductrice, Michel Verret oppose celle d'une cellule familiale constituant une petite « commune », lieu échappant aux rapports d'intérêt :

La plus petite commune primitive et la dernière... Ou la première, et la plus moderne, car la famille peut aussi bien figurer l'épure des rapports de coeur du communisme moderne (4).

Cette conception minimise, cependant, par trop les contradictions internes aux ménages, telle la division des tâches (5). On peut, enfin, comme l'a fait Michelle Perrot, parler d'une famille populaire, aspirant à se constituer suivant les représentations de la famille petite bourgeoise, mais aussi lieu d'une indéniable spécificité. C'est

,* Ce texte est issu d'une communication au colloque « Familles et pouvoirs », organisé par l'université de Provence les 5 et 6 juin 1979 à La Baumeles-Aix.

(1) M. PERROT, dans Histoire économique et sociale de la France, t. IV, premier volume, Paris, PUF, 1979, p. 512.

,„ (2) E. SHORTER, Naissance de la famille moderne, Paris, Editions du Seuil, 1977, p. 283.

(3) Par exemple, l'importance du repas familial, du dimanche en famille... w. M. VERRET, L'Espace ouvrier, Paris, Armand Colin, 1979, p. 121-125. 4) Ibid., p. 124.

(5) Ainsi, s'il est vrai que, dans une famille ouvrière, l'homme assure des taches ménagères importantes, elles restent spécialisées : jardinage, bricolage...

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ce double aspect que nous voulons, ici, préciser à partir d'un observatoire privilégié, le mouvement syndical pendant la Grande Guerre. En travaillant sur la classe ouvrière pendant cette période, nous avons pu constater à quel point la question de la famille était essentielle. La Première Guerre mondiale, période du grand bouleversement des familles-départ de l'époux, travail féminin, chute de la natalité... —, brise, ainsi que nous essaierons d'abord de le montrer, le cadre traditionnel au moins pour un temps. La guerre est ainsi un moment « privilégié » pour l'historien, un révélateur qui voit les discours s'exacerber. L'appréhension de ces problèmes par le biais d'une étude de la pratique et du discours de la CGT et de ses militants ne saurait être suffisante. Essentiellement masculin par ses effectifs, exclusivement par ses directions, le syndicat tient ou contrôle un langage de la masculinité. On ne trouvera donc guère ici —autrement que par une résonance affadie et inquiète — l'écho de la mutation qu'a pu entraîner chez les femmes leur participation au travail ou aux luttes sociales pendant la guerre (6). Mais l'étude des actions et positions du mouvement syndical nous permet de mieux percevoir les articulations complexes des rapports familiaux aux rapports sociaux et le reflet contrasté de l'hétérogénéité ouvrière. Dans la pratique et les déclarations syndicales générales s'affirment des choix clairs. Mais des motivations essentielles ne se dévoilent souvent qu'à l'analyse de cas extrêmes.

I. Les conditions nouvelles liées à la guerre

Nous insisterons ici sur trois types de faits, bien entendu arbitrairement séparés mais dont nous essaierons de montrer les liens : des faits quantitatifs de démographie qui sont autant de révélateurs de la situation des familles, des faits de sociologie du travail, et enfin nous insisterons sur des « faits » d'idéologie difficilement quantifiablés mais également décisifs.

A) Nuptialité, divorce, natalité, célibat, pendant la Première Guerre mondiale

Certaines de ces données sont bien connues, elles reflètent le double impact de l'absence (ou la rareté) des hommes sur la constitution des familles — mesurable par le biais du mariage — et de la séparation des couples en raison du départ de l'époux sur la solidité des familles — mesurable par le biais des divorces.

La chute extrêmement brutale des mariages est bien attestée par la courbe suivante (7) qui inscrit la rupture de la guerre dans le long terme :

(6) Nous renvoyons ici à la séance consacrée à la femme et le travail pendant la Première Guerre mondiale lors du colloque Les Femmes et la Classe ouvrière, organisé par l'Université Paris VIII en décembre 1978, à paraître chez F. Maspero. Cf. aussi J. MAC MILLAN, Housewife or harlot : the place of women in French society 1870-1940, Brighton, Harvester Press, 1981.

(7) Extrait de D. MAISON et E. MILLET, « La nuptialité », in « La population de la France », numéro spécial de Population, juin 1974, p. 31.

LA CGT ET LA FAMILLE OUVRIÈRE

49

FIGURE 1. — Taux de nuptialité, 1800-1970

Le tableau suivant (8) nous permet de saisir une chronologie plus

fine :

Taux de nuptialité pour 1 000

1913 15

1914 9,8

1915 4,2

1916 6,2

1917 9,1

1918 10,4

1919 28,6

1920 31,9

1921 23,9

A l'évidence, il ne s'agit que d'un accident — cataclysmique, certes — mais qui ne remet pas en cause l'institution ; le déficit en mariage étant plus que comblé par quelques années d'extrême intensité de nuptialité. Il reste, cependant, un retard certain au mariage,

(8) Annuaire rétrospectif de la France, Paris, INSEE, 1961, p. 36-37.

4

50

J.-L. ROBERT

qui est sensible dans les courbes de l'âge moyen au premier mariage par générations (9), et ce malgré l'autorisation donnée aux militaires de se marier par procuration en avril 1915...

L'étude des divorces est rendue plus complexe du fait de la noncontinuité des séries. Nous disposons de deux séries (10), l'une (I), complète pendant la guerre, concernant les seuls départements non occupés, l'autre (II), interrompue pendant la guerre, sur les 90 départements.

I II

Divorces prononcés Divorces prononcés (en mille) 77 départements (en mille) 90 départements

1913 13,5 16,7

1914 10,2 n.i.

1915 2 n.i.

1916 4,9 ni.

1917 8,9 n.i.

1918 9,8 n.i.

1919 16,5 19,6

1920 ni. 34,8

1921 ni. 31,1

La première série atteste la chute brutale des divorces qui restent, jusqu'en 1918, sensiblement en deçà des chiffres d'avant-guerre. La question essentielle est de savoir si, après la guerre, la hausse brutale est simple rattrapage d'un manque à gagner de divorces. En fait, les chiffres de 1919-1921 (86 000) dépassent assez sensiblement le chiffre attendu pour un simple rattrapage à partir des chiffres de 1913 (de 70 à 80 000). La guerre a donc amené la séparation — avec retard — officielle d'un plus grand nombre de couples, elle a accentué la tendance déjà ancienne à la hausse du nombre de divorces, qui reste, cependant, limitée.

Rareté ou retard au mariage, relative dissociation des couples (attestée par un divorce retardé) sont, sans doute, liés à la sensible augmentation du pourcentage des naissances illégitimes à l'ensemble des naissances (11) :

1913 1914 1915 1916 1917 1918 1919 1920

8,4 8,4 11,1 13,7 14,3 13,8 13,1 10,0

(9) D. MAISON et E. MILLET, « La nuptialité », art. cit., p. 35. Des maxima sont atteints pour les générations (1886-1890) ayant de 25 à 30 ans en 1915 pour les hommes, de 20 à 25 ans pour les femmes (1891-1895).

(10) Annuaire..., p. 36-37.

(11) Chiffres calculés à partir de Annuaire..., p. 36-37.

LA CGT ET LA FAMILLE OUVRIÈRE 51

Bien entendu, il y a aussi chute — et forte — du nombre de naissances.

Nous terminerons cette étude à partir d'une remarque importante du démographe Louis Henry : « Le manque d'hommes n'a contraint au célibat que 2,5 % des femmes de ces générations, malgré le décès de 15 à 20 % des hommes que ces femmes auraient normalement épousés » (12). L'étude de Louis Henry permet d'expliquer ce très fort décalage par trois facteurs :

— une surnuptialité des hommes des générations touchées par la guerre (i.e. les survivants de la génération du feu se marieront un peu plus que les hommes des générations précédentes) ;

— un changement dans le croisement des générations (pendant la guerre le taux d'hommes de quinze à dix-neuf ans — non mobilisables — épousant des femmes de plus de vingt ans augmente sensiblement ) ;

— une très forte hausse des mariages avec les étrangers qu'atteste le graphe suivant que nous avons dressé à partir des chiffres de Louis Henry.

FIGURE 2. Les mariages mixtes (Français/Etrangers), 1907-1937

Tirons maintenant un court bilan de cette présentation : le départ de millions d'hommes retarde sensiblement — mais n'affecte pas — les mariages des jeunes hommes et jeunes femmes ; la mort de près d'un million et demi de jeunes Français ne voue cependant pas au célibat la génération féminine correspondante.

Nombre de couples ne résisteront pas à l'épreuve de la séparation comme le montre l'indice — vraisemblablement modérateur — du divorce (13).

B) Femmes et hommes au travail

Célibataires ou devenues chefs de famille (14) — de fait ou de

(12) L. HENRY, « Perturbations de la nuptialité résultant de la guerre de 1914-1918 », Population, mars 1966, p. 273-332, p. 277. En effet, le célibat définitif des femmes de cette génération ne passe que de 10 à 12,5 %. , (13) Malheureusement, nous n'avons pas disposé, ici, d'éléments, sur ces vanables démographiques, spécifiques aux familles ouvrières.

(14) Une loi de juin 1915 donne aux femmes le droit d'exercer la puissance paternelle pendant la guerre, sans autorisation maritale.

52 J.-L. ROBERT

droit —, les femmes durent assurer leur subsistance et celle de leur famille. Néanmoins il faut sûrement atténuer l'impression de raz de marée du travail féminin, souvent ressentie dans les milieux ouvriers. Celui-ci était déjà important avant la guerre. Deux indicateurs. Tout d'abord l'accroissement global de la main-d'oeuvre féminine dans les industries et commerces atteint 20 % (15) à la fin de 1917, la décrue commençant dès 1918. Comme on peut estimer à environ 50 % le taux réel d'activité des femmes en âge de travailler en 1911 (16) (taux sans doute sensiblement moins élevé dans le monde urbain), le taux réel d'activité des femmes à la fin de 1917 peut être estimé à 60 °/o. Une grande partie des femmes n'ont donc pas travaillé pendant la Grande Guerre (mari non mobilisable, allocations militaires ou d'accouchement...). Des indications sur le poids de la main-d'oeuvre féminine dans les établissements industriels et commerciaux, fournies par des enquêtes du ministère du Travail (17), confirment cette impression.

avant la guerre août 1914 juillet 1915 juillet 1916 juillet 1917 janvier 1918 juillet 1918

32,8 38,2 39,1 40,2 40,4 40,6 40,5

La hausse est donc sensible, mais reste limitée. Mais tout autant que la vision globale importe une vision plus différenciée de cette réalité du travail féminin. Nous reproduisons ici un graphe indiquant la proportion des femmes par groupes professionnels en 1914 et 1918 (18).

De ce graphe se dégage une typologie en trois groupes :

— les branches à fort taux d'activité féminine continu (étoffes, textiles...) ;

— les branches à faible taux d'activité féminine et à augmentation assez faible (bâtiment, manutention, mines, chemins de fer, bois...) ;

— les branches à faible ou moyen taux d'activité féminine et où l'augmentation est forte (métaux, caoutchouc, livre, commerces...).

(15) D'après M. DUBESSBT, F. THÉBAUD, C. VINCENT, Quand les femmes entrent à l'usine... les ouvrières des usines de guerre de la Seine 1914-1918 (remarquable mémoire), mémoire de maîtrise, université Paris VII, 1974, p. 42.

(16) Nous avons calculé ces chiffres à partir des données de Carré, Dubois Malinvaud qui indiquent comme taux global d'activité masculin 62 % en 1911, comme taux global d'activité féminin 31 % en 1911 ; cf. J.-J. CARRE, P. DUBOIS, E. MALINVAUD, La croissance française, un essai d'analyse causale de l'aprèsguerre, Paris, Seuil, 1972, p. 68-70.

(17) Bulletin de la Statistique générale de la France, janvier 1919, p. 218-220. Une autre enquête parue ibid., octobre 1919, donne des résultats proches : 32,2 % en octobre 1914, 41,1 % en janvier 1918 36,3 % en janvier 1919.

(18) D'après J.-L. ROBERT, La scission syndicale, 1914-1921, essai de reconnaissance des formes, thèse de 3e cycle, université Paris I, 1975, p. 31.

FIGURE 3. Proportion de femmes dans les dix-sept principales branches

en 1914 et 1918 Femmes pour 100 actives

1 Etoffes

2 Textile

3 Pierres précieuses

4 Métaux fins

5 Caoutchouc

6 Alimentation

7 Commerces

8 Cuirs et Peaux

9 Livre

10 Chimie

11 Céramique

12 Bois

13 Chemin de fer

14 Métaux

15 Mines

16 Manutention

17 Bâtiment

54 J.-L. ROBERT

Mais l'étude de l'évolution du travail féminin ne suffit pas dans notre perspective. Aucune étude n'existe sur l'évolution du travail masculin, même globale, pendant la Première Guerre mondiale. Nous avions montré que selon les enquêtes, en janvier 1918, les établissements auraient retrouvé de 80 °/o à 100 % de leur effectif de 1914 (19). En admettant grossièrement un indice 90, et en tenant compte d'un taux de 60 % d'hommes dans les établissements en 1918 contre 68 % en 1914, un rapide calcul indique une baisse de l'ordre de 20 % de la population masculine des établissements industriels et commerciaux.

Mais, et c'est là l'essentiel, cette baisse est d'une grande variété. Nous avons pu calculer grossièrement une hiérarchie à partir des mêmes données pour quelques branches. La baisse des effectifs masculins est de l'ordre de 50 % dans le Livre, le Bâtiment, de plus de 30 % dans l'Alimentation, de 20 à 30 % pour les Cuirs et Peaux, de près de 20 °/o pour le Bois. Elle est nulle (et il y a même hausse de l'effectif masculin) pour les Métaux. Ainsi dans certaines branches, le chômage et surtout la mobilisation au front furent intenses parmi les travailleurs (Livre, Bâtiment, vraisemblablement l'Agriculture, un peu moins dans l'Alimentation). Ailleurs, par le biais des sursis d'appel ou de mobilisations en usine elle fut très faible (Métaux) ou presque nulle dans le cas des Chemins de fer. Cette hiérarchisation par branches se double sans doute d'une hiérarchisation selon la qualification. Nul doute qu'à cette hiérarchie dans la mobilisation au front ne corresponde une attitude diversifiée où se répercutent les éléments d'une idéologie du combattant.

C) Aux sources d'une intense contradiction homme/femme : la guerre, la mort

Parmi les données quantitatives de la démographie, la mortalité : 1 300 000 morts ; tous ou presque sont des hommes. S'y ajoutent autant de blessés, souvent mutilés pour la vie. L'hostilité à l'embusqué a déjà été souvent signalée. On mesure mal l'impact de cette mort virile sur les rapports familiaux, sinon par l'importance du veuvage. Mais surtout c'est de l'amertume ressentie (20) par l'homme que nous voulons parler ici : elle se manifeste par une inquiétude vis-à-vis du travail féminin, et une inquiétude vis-à-vis de la fidélité féminine. Cette deuxième manifestation est certainement la cause de nombreuses désertions, généralement jugées avec indulgence par les tribunaux. Vis-à-vis du travail féminin, citons le manifeste du Groupe d'action des instituteurs publics de la Seine, créé en 1918 (21) :

Il nous a semblé qu'on réservait à ceux qui revenaient, réformés, mutilés, estropiés, un accueil plutôt froid et qu'on ne paraissait

(19) J.-L. ROBERT, La scission syndicale, op. cit., p. 13-14.

(20) Amertume qui bien sûr va au-delà des seules femmes. Renvoyons ici a A. PROST, Les Anciens Combattants et la Société française, 1914-1939, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1977, 3 vol.

(21) Bulletin du Groupe..., n° 1, mai 1918, p. 2-9. Le président du Groupe est Louis Blanchin, le secrétaire général Gaston Barbare et le secrétaire... Marceau Pivert.

LA CGT ET LA FAMILLE OUVRIÈRE 55

pas du tout disposé à leur rendre plus facile la continuation de leur tâche [...]. Nous lutterons parce que nous connaissons trop les souffrances du combattant, les tortures du blessé, les angoisses du mourant [...]. Quelques éléments féminins très entreprenants n'ont-ils pas déjà proposé de donner la préférence au titre, la jeune fille possédant le brevet supérieur passant avant le jeune homme n'ayant que le brevet élémentaire ? Qu'importe si ce dernier n'a pu préparer ses examens parce qu'il était là-bas dans les tranchées ! Qu'importe !

Texte exemplaire, véritable cri des hommes du front. Les familles des combattants pouvaient-elles éviter une certaine tension lors du retour de ces hommes ? « Les femmes sont quelquefois nerveuses et nous, depuis notre retour, nous sommes bien irascibles... » (22) conclut le manifeste.

Mais l'inquiétude, l'angoisse de ces hommes ont une contrepartie, le virilisme, la glorification de l'homme combattant qui a tous les droits, toutes les exigences. Nous avions, déjà, cité de nombreux exemples au colloque de Vincennes et nous n'y renviendrons pas (23). Des axes de recherche pourraient être dégagés : les tribunaux n'ontils pas été d'une extrême indulgence vis-à-vis des hommes du front convaincus d'assassinat de leur femme « adultère » ? Des cas d'acquittement pur et simple sont souvent signalés dans la presse ouvrière. Les valorise-t-on ?

Inquiétude, jalousie, peur, mais aussi gloire et force du combattant — bientôt vainqueur — coexistent donc dans une mentalité masculine dont l'analyse est indispensable à la compréhension du nouveau statut de la famille forgée pendant la guerre.

Nous pouvons déjà formuler nos principales interrogations : séparation des couples, travail et relative indépendance des femmes, mentalité du combattant aboutissent à des tensions dans la famille. La pratique patriarcale et la vie de famille s'affaissent nécessairement, mais provisoirement. Ce phénomène a-t-il sensiblement modifié l'attitude du mouvement syndical, dans sa pratique de luttes et de revendications, dans l'idéologie dont il est porteur ?

II. La CGT, pour la famille ouvrière

On pourrait penser que la CGT, alors quasi seule organisation syndicale, serait amenée à se préoccuper davantage de problèmes qu'elle n'avait pas ignorés, comme l'attestent les travaux de Made(22)

Made(22) cité.

(23) Une lettre cependant ; le 26 mai 1917, un combattant écrit à sa fiancée : « quant aux manifestations hystériques des ouvrières parisiennes, encore une fois, je les considère sans la moindre importance. Elles s'agitent parce que le Printemps les énerve et qu'elles ne trouvent pas assez d'hommes pour les satisfaire... » Cité dans J.-F. KAHN (éd.). Journal de guerre d'un juif patriote 1914-1918, Paris, Ed. J.-Cl. Simoen, 1978, p. 275.

56 J.-L. ROBERT

leine Guilbert (24), Marie-Hélène Zylberberg-Hocquard (25) et Francis Ronsin (26).

Or analyser l'attitude de la CGT devant l'ensemble des questions que nous avons posées est rendu très difficile par la rareté des informations, rareté qui tient tout à la fois d'un silence délibéré et d'une prudence manifeste. A l'examen des documents officiels de la CGT il serait, ainsi, difficile d'appréhender une position confédérale.

La première source, les comptes rendus de congrès (27), est révélatrice de ce phénomène.

La discussion est entièrement axée en 1917 et 1918 sur les questions de l'attitude confédérale devant l'Union sacrée, la défense nationale, les grèves... Au Congrès de Lyon (septembre 1919), des questions plus diverses sont abordées dont certaines comme la réforme du système éducatif, l'action syndicale en direction des femmes ont une implication sur la question de la famille, mais aucune discussion significative n'a lieu, ne serait-ce que sur la question du travail féminin. L'analyse du rapport présenté au Congrès confédéral de juillet 1918 (28) confirme cette impression. Enfin le Programme minimum (29) adopté par le Comité confédéral national de décembre 1918 visant à établir un plan d'ensemble au lendemain de la guerre développait les positions de la CGT sur la Conférence de paix, proposait un plan de nationalisations et de contrôle de certaines activités économiques et donnait un catalogue de mesures nécessaires à l'amélioration de la condition ouvrière (notamment les assurances sociales, le régime de retraite, la loi sur les accidents du travail, l'hygiène sociale, l'interdiction du travail à l'usine aux moins de quatorze ans). Mais il n'insérait pas de clauses concernant les questions féminines ou familiales (30).

(24) Par exemple, la recension effectuée par M. Guilbert des articles consacrés à l'ensemble des problèmes concernant femmes et famille dans La Voix du peuple, organe hebdomadaire de la CGT, confirme l'importance attachée à cette question surtout par le biais du problème du travail féminin. Nous avons compté de 10 à plus de 30 articles ou informations par an, in M. GUILBERT, Les Femmes et l'Organisation syndicale avant 1914, Paris, Ed. CNRS, 1966, p. 311-335.

(25) M. H. ZYLBERBERG-HOCQUARD, Féminisme et syndicalisme en France, Paris, Ed. Anthropos, 1978, 316 p.

(26) F. RONSIN, « La classe ouvrière et le néo-malthusianisme : l'exemple français avant 1914 », Le Mouvement social, janvier-mars 1979, p. 85-118, et du même, La grève des ventres, Propagande néo-malthusienne et baisse de la natalité en France, XIX'-XX' siècle, Paris, Aubier, 1980.

(27) Nous avons consulté : CGT, Compte rendu de la Conférence extraordinaire des Fédérations, Bourses du Travail et Unions de syndicats, tenue à Clermont-Ferrand, les 23, 24 et 25 décembre 1917, Paris, Maison des syndicats, 1918 ; CGT, XIX' Congrès national corporatif (13e de la CGT) tenu à Paris, 15-18 juillet 1918, compte rendu de travaux, Paris, Imprimerie nouvelle, 1919; CGT, XX' Congrès national corporatif (14' de la CGT), tenu à Lyon, 15-21 septembre 1919, compte rendu des travaux, Villeneuve-Saint-Georges, L'Union typographique, 1919.

(28) Rapport des comités et des commissions pour l'exercice 1914-1918, dans CGT, XIX' Congrès national corporatif..., op. cit.

(29) Dans Compte rendu de la première réunion du CCN tenu à Paris les 15 et 16 décembre 1918, Villeneuve-Saint-Georges, L'Union typographique, 1919, p. 115-117.

(30) A l'exception de l'interdiction du travail dans les usines à feu continu pour les femmes. Ce silence valut au programme une critique d'H. BRION lors du meeting du Cirque d'Hiver où le Programme minimum fut présenté, d'après R. PICARD, Le Mouvement syndical pendant la guerre, Paris, PUF, 1927, p. I'»-

LA CGT ET LA FAMILLE OUVRIÈRE 57

De ce silence d'ensemble, nous ne conclurons pas à l'indifférence de la CGT devant ces problèmes même s'il est vrai qu'ils lui semblent alors seconds. Deux indications nous paraissent convaincantes : d'abord la Confédération développe une pratique revendicative, sur ce terrain aussi ; ensuite, au niveau des fédérations, des unions départementales et des syndicats, les prises de position — sans abonder — existent, notamment en 1918. Enfin, bien sûr, la presse syndicale aborde souvent ces problèmes de façon explicite ou non.

A) Des axes de lutte

Le premier cheval de bataille de la CGT sera les allocations militaires aux femmes et compagnes de mobilisés instituées par une loi du 5 août 1914 (31). Continuement et avec acharnement la CGT agira pour la revalorisation de ces allocations et leur attribution la plus large (32). Souvent, en effet des commissions locales, constituées pour payer ces allocations, en refusaient le bénéfice, par exemple aux compagnes non mariées des mobilisés, alors que sur production d'un certificat — de la concierge — de vie maritale, l'allocation devait être versée. Des articles dans La Bataille dénoncent ces irrégularités (33). Dans le même sens la CGT agit pour que l'on tienne compte dans l'allocation, qui était fonction du nombre d'enfants, des enfants naturels.

De même la CGT agira pour que les femmes qui travaillent touchent cette allocation — elle obtiendra d'ailleurs satisfaction le plus souvent. Pour un syndicat comme celui du métropolitain, il s'agit là même de l'action essentielle menée pendant les années 1915 et 1916 pour les employées du métro (34). Cette oeuvre vigoureuse de défense des « femmes, compagnes, frères, pères, mères et enfants des travailleurs mobilisés » est donc prise en charge.

Le deuxième axe de lutte concerne la loi de 1913 qui accordait des allocations de maternité aux seules femmes salariées pendant huit semaines. La CGT agira pendant la guerre pour que le bénéfice de la loi soit étendu à toutes les femmes salariées ou non (35). Ces allocations seront versées, à compter de février 1916, aux femmes de mobilisés et aux chômeuses. Cependant, cette action, perceptible au niveau confédéral, n'est pas relayée par les syndicats comme l'atteste l'absence de référence à cette question dans les discussions et les listes de revendications. Sans doute, les syndicats ne sont que peu concernés par les femmes étrangères à leur profession.

Il faudrait, enfin, souligner d'autres interventions, comme la reven(31)

reven(31) ne développerons pas ici le problème de la participation de la CGT à la Commission des allocations familiales, forme de lutte pour les uns, collaboration de classes pour les autres.

(32) Voir Rapport des commissions et comités, op. cit., p. 11.

(33) M. CAPY, « Pour Elles », La Bataille, 28 octobre 1914...

,(34) Archives nationales (AN), F7 13830. Des actions ponctuelles sont aussi le fait de nombreux autres syndicats parisiens.

(35) Une évolution plus fine pourrait être cernée. Dans La Bataille du 13 août 1915, Rouquier se prononce pour que l'allocation soit versée aussi aux femmes non salariées ayant beaucoup d'enfants et ne pouvant travailler. Dans ia Bataille du 26 novembre 1916, Jeannine, dans un article « Pour la mère », défend 'extension à toutes les femmes quel que soit le nombre d'enfants. En novembre 1916, la CGT appuie une initiative de la Ligue des droits de l'homme pour 'extension de la loi à toutes les femmes privées de ressources suffisantes.

58 J.-L. ROBERT .

dication « d'une assurance de tous les mobilisés et de leur famille ainsi que de tous les civils victimes de la guerre » permettant le paiement de secours, indemnités et pensions aux familles de blessés, mutilés ou victimes de la guerre, assurance qui serait couverte « par un prélèvement sur l'impôt global et progressif sur le revenu, le capital et les successions (36) », ou le contrôle des offices départementaux des pupilles de la nation, question jugée suffisamment importante pour faire l'objet d'une circulaire aux U.D. et fédérations en février 1918.

La lutte pour la semaine anglaise, pour les huit heures est aussi liée à la question de la famille. Mais nous ne saurions, ici, apporter de conclusions nouvelles (37).

Gardons-nous après ce premier bilan de conclusions hâtives. La lutte pour l'allocation militaire pourrait être interprétée comme un moyen d'éviter la nécessité du travail pour les femmes de mobilisés, mais alors pourquoi cette insistance également pour l'obtention de l'allocation aux femmes de mobilisés qui travaillent ? Fondamentalement, la CGT doit apparaître comme une organisation qui défend les familles des mobilisés. C'est aussi tout le sens qu'il faut accorder à la très vaste entreprise de secours organisée par la quasi-totalité des syndicats pour les femmes des syndiqués mobilisés. Dans combien de réunions n'avons-nous pas noté que le trésorier, mécontent de certains médiocres cotisants, menaçait ceux-ci de faire figurer leurs noms sur une liste noire qui serait transmise aux syndiqués mobilisés lors de leur retour du front !

B) Une certaine conception de la -famille

1. Patriarcale ?

Il est une question qui fait presque l'unanimité du mouvement syndical («masculin»), c'est celle de la fonction différenciée de la femme et de l'homme dans le foyer. Certes, il ne s'agit pas d'une nouveauté, mais aucun des bouleversements dont nous avons parlé antérieurement n'a joué dans le sens d'une avancée, au contraire il y a eu accentuation, mais de façon différenciée, de certains caractères antérieurs.

C'est moins sur les fonctions ou la nature de l'homme que de la femme que l'on insiste. Ici, effaçons-nous devant les citations qui parlent d'elles-mêmes :

L'introduction de la main-d'oeuvre féminine systématique est en opposition absolue avec le maintien et l'existence du foyer et de la famille (38).

La place naturelle de la femme est au foyer et vouloir l'astreindre aux travaux de l'atelier, c'est courir à la destruction de la famille (39).

(36) Rapport des commissions et des comités, op. cit., p. 13.

(37) Michelle Perrot a souligné à quel point ces revendications se liaient à nombre d'aspirations ouvrières et par-dessus tout à la recherche du bonheur familial, in Histoire économique..., op. cit., p. 472.

(38) Comité fédéral national des Métaux, septembre 1917, in L'Union des Métaux, septembre 1918.

(39) Dumoulin, membre du bureau national de la CGT, le 16 janvier 1919 à une réunion à Saint-Denis, AN F7 13015.

LA CGT ET LA FAMILLE OUVRIÈRE 59

Il faut que l'homme avec son salaire puisse subvenir aux besoins de sa famille et. que la femme cesse tout travail pour se consacrer à son rôle social d'épouse et de mère (40).

Les femmes sont faites pour s'occuper des soins du ménage et pour élever des enfants sains et robustes (41).

La femme pourra enfin se consacrer aux soins du ménage, elle pourra garder son rôle dans la société (42).

Il faut qu'elle reste à la maison et puisse sortir avec son compagnon quand celui-ci a fini la journée de travail (43).

Dans une société qui devrait être bien faite [...] la femme, compagne d'un homme, est faite d'abord pour faire des enfants, ensuite pour les débarbouiller, tenir son ménage en état de propreté, éduquer son petit, s'instruire en les instruisant et rendre l'existence de son compagnon la plus heureuse possible de façon à lui faire oublier l'exploitation monstrueuse dont il est victime. Pour nous, voilà son rôle social... (44).

Arrêtons cette énumération qui nous a semblé indispensable pour montrer la généralité des origines. Nous pourrions allonger la liste, mais nous n'avons pas encore trouvé de contre-exemple.

Le mode de fonctionnement traditionnel de la division des tâches dans la famille (à l'homme le travail, à la femme l'éducation du petit, le ménage, la distraction de son compagnon) est donc sorti renforcé de la guerre pour les militants syndicalistes.

La famille souhaitée par les syndicalistes relève aussi d'un certain patriarcat. Des rapports complexes s'établissent du père à l'enfant, particulièrement au fils. Nous pouvons indiquer des déclarations de militants assumant leurs responsabilités de partisans de la défense nationale en tant que pères de famille (45).

Mais on ne peut dissocier ce type d'attitude de la question de la transmission de la conscience de classe. Dès avant la guerre, les organisations syndicales s'étaient préoccupées d'une éducation spécifique de l'enfance ouvrière. La tentative des pupilles de la Maison du peuple de Brest n'est pas restée isolée (46). Mais cette activité reste faible ou marginale. Ainsi l'activité du groupe des pupilles de l'Union des syndicats de la Seine est-elle suspendue à la veille de la guerre du fait des travaux de la Maison des syndicats ; ainsi le journal Les Petits Bonshommes ne bénéficie-t-il en trois ans que des seules souscriptions de trois organisations (le Syndicat des cimentiers, celui du Gaz et

(40) Renaudel, secrétaire du syndicat des employés de la Région parisienne, le 10 juillet 1919, AN F7 13720.

(41) Bidegaray, secrétaire de la Fédération des cheminots, au Congrès du réseau PLM de septembre 1916, AN F7 13665.

(42) Laurent, secrétaire de la Fédération de l'Alimentation, défendant la semaine anglaise le 25 novembre 1917... AN F7 13632.

, (43) Maucolin, délégué du Syndicat des terrassiers de la Seine, le 25 avril 1919 :

AN F7 13650.

,. (44) Syndicat général des Industries chimiques, tract du début 1920 : AN F7

13812.

(45) Claverie déclare à la Conférence de Clermont-Ferrand : « Je prends cette responsabilité, elle est grande pour ceux qui, comme moi, sont pères de famille dont les enfants sont au feu et ont déjà été blessés. » Ce qui lui vaudra une réponse de Péricat : « Je dis aussi qu'il n'a pas le droit de disposer de ses enfants pour s'en faire une arme de tribune. » Conférence de Clermont-Ferrand, Compte rendu cité, p. 60 et 83.

,(46) Cf. G. BAAL, « Victor Pengam et l'évolution du syndicalisme révolutionnaire à Brest », Le Mouvement social, janvier-mars 1973, p. 55-83.

60 J.-L. ROBERT

la Bourse de Rochefort) (47). Et les initiatives de maisons d'enfants comme l'Avenir social de Madeleine Vernet et la Ruche de Sébastien Faure ne sont pas le fait des syndicats.

La guerre accentue ces tentatives. L'oeuvre de Madeleine Vernet est soutenue de plus en plus largement par les organisations syndicales qui participent dès lors à son administration. C'est de la guerre que part le mouvement qui va conduire au contrôle complet de l'Avenir social par l'Union de la Seine. C'est dans un même esprit que Jouhaux dans une circulaire concernant l'organisation des pupilles de la nation écrit :

La question est assez importante, il s'agit de la gérance et de l'entretien des fils du peuple, privés de leurs pères par la guerre, pour que les organisations ouvrières fassent l'effort nécessaire afin que ce contrôle ne tombe pas entre les mains de nos adversaires (48),

2. Ouvrière ?

Le mouvement syndical est aussi porteur d'une idéologie de la famille plus spécifiquement ouvrière, ou qui se veut telle. Nous avons indiqué l'importance de la campagne pour le versement des allocations militaires aux compagnes non mariées des mobilisés, et pour qu'il soit proportionné au nombre des enfants, de tous les enfants. Cette idée du dépassement du statut de la famille légitimée par le mariage est si admise que le secrétaire confédéral Jouhaux consacre dans La Bataille un article au paiement des pensions et allocations dues aux veuves et orphelins de guerre, aux femmes et enfants illégitimes (49). A la famille bourgeoise, fait d'intérêt, le mouvement syndical oppose vigoureusement un modèle de relations fondées sur l'affection réciproque (50), et non sur une contrainte juridique. Il en va de même pour la fonction maternelle. Un article de La Bataille est consacré à la dénonciation du terme de fille mère, « mot stupide, lâche, dicton inventé par des anormaux pour faire croire que la fonction maternelle peut dépendre de certaines formalités et ne pas être toujours naturelle » (51). Un grand débat sur l'avortement a également lieu dans La Bataille en 1915 et débouche sur une position tolérante.

Cette position libérale a ses limites. Dans une réunion du syndicat des cordonniers, on décide de ne pas verser le secours à l'amie d'un syndiqué mobilisé car celle-ci « fait montre de préjugés indignes de la compagne d'un syndiqué en ne voulant pas avouer sa liaison » ! (52).

On sait aussi qu'avant la guerre, la CGT et la plupart des syndicats s'étaient montrés favorables à la campagne néo-malthusienne, à

(47) Les Petits Bonshommes, édité par la Ligue de protection de l'enfance ouvrière; paraît de 1911 à la guerre. Il donne de passionnantes indications sur le fonctionnement des groupes de pupilles, dans l'Ouest notamment.

(48) Rapport des commissions et comités, op. cit., p. 36.

(49) L. JOUHAUX, « Egaux dans le deuil, égaux dans la loi », La Bataille, 22 septembre 1915.

(50) Par exemple l'article de Marcelle CAPY pour le mariage d'amour, dans La Bataille du 27 juin 1915.

(51) JEANNINE, « Fille mère », La Bataille, 31 août 1916.

(52) Réunion du syndicat des cordonniers du 18 septembre 1915, AN F7 13697.

LA CGT ET LA FAMILLE OUVRIÈRE 61

la limitation des naissances (53). Pendant la guerre, cette orientation est dans l'ensemble maintenue, mais se heurte au renouveau des thèses natalistes qui ne sont pas sans influencer une grande partie du mouvement syndical attachée au redressement de la France. Aussi une position médiane se dégage au travers des nombreux articles consacrés à la dureté — bien réelle — des conditions de vie des familles ouvrières et ironisant sur l'hypocrisie des campagnes natalistes de la bourgeoisie (54). César Matton, responsable de la Fédération nationale des ouvriers civils et ouvrières des magasins administratifs de la Guerre, dénonce en août 1917 le projet de loi d'allocation aux fonctionnaires et travailleurs de l'Etat instituant une allocation de 100 francs par enfant à charge pour le premier et le second enfant, et de 200 francs par enfant à partir du troisième. Il s'attaque à ces mesures qui visent à contraindre les couples et qu'il caractérise comme injustes (55). Mais des démarches beaucoup plus natalistes se développent comme celle d'A. Hodée, secrétaire de la Fédération agricole, sur laquelle nous reviendrons ; elles sont révélatrices de la différenciation des pratiques ouvrières.

En même temps se maintiennent les thèmes anti-natalistes, comme dans ce papillon de 1919 du Syndicat des produits chimiques où sont représentés un ouvrier versant ses impôts et une femme allant accoucher dans une maternité ; la légende ironise : « Remplissez... votre devoir », tandis qu'un gros patron remplit son coffre-fort ! (56).

Cette image de la famille ouvrière est largement un vécu des militants. Nous constituons actuellement un fichier de militants ouvriers parisiens pendant la Première Guerre mondiale incluant, autant que possible, des données sur leur vie privée. La vie avec une compagne, hors du mariage légal, est fréquente, la rareté des enfants est flagrante. Il s'agit, néanmoins, là de militants parisiens qui peuvent détonner sur la réalité nationale. De premiers résultats globaux ne pourraient-ils pas être dégagés à l'aide du Dictionnaire biographique des militants ouvriers de Jean Maitron ?

C) Contradictions et diversités

Nous voudrions ici préciser les écarts à la conception globalisante que nous avons dégagée. Ce sont, en fin de compte, ces écarts, ces différences qui nous permettront d'analyser et de comprendre l'ensemble des questions dont nous avons parlé. Nous aborderons deux problèmes, celui du discours exacerbé de certains militants, et plus rapidement celui du rapport du discours syndical à une certaine imagerie.

1. Pourquoi des discours exacerbés ?

A la lecture de notre documentation, les discours de deux militants, pourtant fort différents par leur orientation et l'objet desdits discours,

(53) F. Ronsin indique qu'il a trouvé une centaine de petits journaux syndicaux favorables à cette campagne dont l'organe officiel de la Confédération, «i Voix du peuple : « La classe ouvrière... », art. cit., p. 95-96. ,, (54) Par exemple l'article de DIEULLE, « Ayons des enfants ! », La Bataille, 14 août 1917.

(55) Le Travailleur de l'Etat, octobre 1917.

(56) AN F7 13812.

62 J.-L. ROBERT

nous avaient étonné par leur virulence sur les questions familiales. Le premier, Hodée, majoritaire, intervient dans La Bataille pour défendre une certaine politique nataliste et de l'éducation. Le second, Péricat, secrétaire du Comité de défense syndicaliste — organisation de la minorité révolutionnaire et pacifiste —, intervient sur la place des femmes dans la lutte pacifiste.

A. Hodée, dans une série d'articles (57), se prononce vigoureusement contre le travail féminin, incompatible avec la double fonction de maternité et d'éducation de la femme. Il s'en prend violemment aux organisations et groupes féministes : « La femme de demain sera productrice et prolétaire [...]. Les grandes dames des groupes féministes l'ont ainsi décidé », et dénonce les voeux du Comité national des femmes françaises pour « la création de chambres d'allaitement et de garderie dans les usines, l'emploi d'un personnel spécialisé... ». Mais surtout il dénonce la perte du contrôle de l'enfant par la famille ouvrière dans le cas du travail de la femme, l'enfant étant alors confié à l'Etat :

L'enfant ne sera plus qu'un gibier domestique dressé pour le service des exploiteurs. Ce sera l'enfant à la chambre d'allaitement, l'enfant à la crèche, l'enfant à la maternelle, l'enfant à l'école, l'adolescent à l'atelier...

Nous rejoignons ici, avec plus de violence, le problème de la famille ouvrière comme lieu privilégié de transmission de la conscience de classe (58).

La démarche de Péricat, tout à fait différente politiquement, est empreinte d'une même aigreur, d'une même virulence, pour s'en prendre à la femme responsable, cette fois-ci, de la prolongation de la guerre :

Les femmes, mises au monde pour procréer, sont obligées pour gagner leur vie de tourner des obus pour tuer des hommes. Si l'élément féminin n'était pas si égoïste, il y a longtemps que la guerre serait terminée, mais les femmes ne pensent qu'à gagner de l'argent pour se payer des bijoux et des toiletttes (59).

Et plus violemment encore :

Allez les voir dans les faubourgs convoiter des fourrures avec des bottes qui leur montent aux genoux ! Au cinéma (60), au théâtre, toutes rient, toutes s'amusent [...]. Leurs enfants, leurs époux, leurs fiancés tombent fauchés par la mitraille et toutes acceptent le fait sans broncher (61).

(57) A. HODÉE, « Sur des Voeux », La Bataille, 11 janvier 1917 ; « Le problème de la dépopulation », La Bataille, 8 avril 1917 ; « Travail et maternité », La Bataille, 14 avril 1917 ; « La maternité fonction sociale », La Bataille, 17 et 30 avril 1917.

(58) Hodée se prononce clairement pour « faire pénétrer dans la conscience intacte tout notre esprit révolutionnaire».

(59) Réunion du Syndicat des terrassiers du 10 décembre 1916, AN F7 13657.

(60) Le nombre d'entrées au cinématographe augmente effectivement de façon fantastique pendant la Première Guerre mondiale, comme l'attestent les chiffres fournis par la préfecture de police. „

(61) Réunion du Comité de défense syndicaliste du 16 décembre 1917, AN cl 13657.

LA CGT ET LA FAMILLE OUVRIERE 63

Partant de démarches étrangères l'une à l'autre, ces deux militants importants développent un discours commun par une hostilité latente/ ouverte à la femme de la guerre et l'importance donnée à la défense de la solidité de la famille ouvrière, mise en cause par la guerre.

A cette communauté dans l'exaspération du discours, nous pouvons avancer deux explications, l'une conjoncturelle et l'autre qui doit relever d'une durée longue. Ainsi ouvriers agricoles et ouvriers du Bâtiment sont touchés tout à la fois par une plus grande dissociation de la famille pendant la guerre du fait d'une mobilisation beaucoup plus intense (62) et par une plus grande difficulté à constituer et maintenir la famille ouvrière. Nous avons ainsi été amené à chercher un indice qui nous permettrait de tester ce dernier phénomène. Nous croyons l'avoir trouvé dans l'intensité du célibat masculin définitif dans ces branches. A partir du recensement de 1921 (63), nous avons recalculé le rapport célibataires/mariés chez les ouvriers de cinquante à cinquante-neuf ans, pour les principales branches de l'activité; il fait l'objet du tableau suivant :

Célibataires pour 100 mariés (classe d'âge 50/59 ans)

Agriculture 58

Manutention 21,5

Bâtiment 14,6

Alimentation 13,9

Bois 12,4

Cuirs et Peaux 11,6

Livre 10,9

Ensemble industrie transformation 10,8

Céramique, pierre à feu 10,5

Chimie 10

Métallurgie transformation 8,8

Métallurgie lourde 8,7

Textile 8,3

Caoutchouc, papier, carton 7,5

Mines 7

Ensemble transports 6,5

Chemins de fer 3,5

D'autres calculs pour 1911 ou pour la tranche d'âge quarante quarante-neuf ans donnent une hiérarchie proche.

Ainsi, nous constatons un formidable écart qui dénote une classe ouvrière dont la situation familiale est hétérogène (64). La Première

(62) A l'exception des ouvriers de nationalité étrangère. Mais ceci nous renvoie a 'augmentation considérable des mariages mixtes.

(63) Résultats statistiques du recensement général de la population effectué g 6 mars 1921, 3 t., Paris, Imprimerie nationale, 1923-1926. Cf. t. 1, A' partie,

at-civl de la Population active, p. 76-79.

(64) D'une confrontation, un peu difficile car l'auteur n'indique pas exactement les reclassements qu'il a effectués pour constituer ses catégories professionnelles, avec -les travaux de L. ROUSSEL, « Précocité et intensité suivant les

64 J.-L. ROBERT

Guerre mondiale n'a fait qu'accentuer terriblement cette différenciation puisque, dans l'ensemble, c'est justement, parmi les branches à fort célibat, donc où se rencontre la plus grande difficulté à constituer une famille, que la dissociation familiale (séparation, inquiétude pour la fidélité...) a été la plus forte.

Tu es revenu, le travail t'a repris ; à peine as-tu eu le temps de songer à l'amour... (65).

De cette extrême diversité nous pouvons inférer une probable prudence sur la question familiale des dirigeants de la Confédération; le silence ou le quasi-silence n'étant qu'un moyen de vivre une contradiction. Il reste l'opposition commune au travail féminin que nous avons antérieurement soulignée. Formulons ici une hypothèse : on sait déjà qu'une des causes de cette opposition est la crainte de la concurrence féminine susceptible d'amener une baisse des salaires (66) ; n'y a-t-il pas aussi la crainte, comme le disent les syndicalistes, que le travail féminin aboutisse à la « destruction du foyer » ou/ et à sa non-constitution ? On sait la forte tendance à Thomogamie de la société française contemporaine (67), mais il est bien rare de voir un ouvrier épouser une femme des classes supérieures, alors que l'inverse paraît plus courant (68).

A ma connaissance, on ne dispose pas d'études sur ce sujet, notamment pour la période qui nous concerne (69). Et encore moins sur le divorce. Toujours est-il que ces préoccupations ne nous semblent pas absentes à la Fédération des Métaux dont nous avons étudié intégralement les procès-verbaux de la Commission executive (70) pendant la Première Guerre mondiale. En effet, au-delà d'une action surtout centrée sur le problème du travail et de la syndicalisation des femmes, comme c'est normal dans une branche où l'irruption du travail féminin est très importante, certaines déclarations sont révélatrices d'un malaise vis-à-vis de certaines ouvrières, « les préférées des contremaîtres ou de certains chefs d'équipes » que l'on dénonce vigoureusement (71). Nous retrouvons une même observation dans un discours de Broutchoux devant les ouvriers de Delahaye (72). Il dénonce les ouvrières qui « sont parfois trop complaisantes avec leur chef d'équipe. Cela fait croire dans les milieux bourgeois que les

régions et les catégories socio-professionnelles », Population, novembre-décembre 1971, p. 1029-1058, nous pouvons conclure que, pour le taux de célibat, le cheminot est infiniment plus proche des chefs d'industrie que de l'ouvrier agricole (cf. tableau, p. 1054).

(65) Manifeste du Travailleur rural de novembre 1906, cité par Ph. GRATTON, Les Luttes de classe dans les campagnes, Paris, Ed. Anthropos, 1971, p. 271.

(66) Renvoyons encore une fois au colloque de Vincennes.

(67) Cf. A. DESROSIÈRES, « Marché matrimonial et structure des classes sociales ». Actes de la recherche en sciences sociales, mars 1978, p. 97-107.

(68) Le phénomène d'homogamie d'une même couche de la classe ouvrière est très bien décrit par Michelle PERROT, in Histoire économique, op. cit., p. 513.

(69) Quelques éléments dans L. ROUSSEL, « L'attitude des diverses générations à l'égard du mariage, de la famille et du divorce en France », Population, numéro spécial « Famille, mariage, divorce », juin 1971, p. 113. , .

(70) Ces procès-verbaux sont consultables au Centre de recherches d'histoire des mouvements sociaux et syndicaux, Université Paris I.

(71) Commission executive du 8 juillet 1916.

(72) Note du 19 avril 1918, Archives de la préfecture de police, BA 1375.

LA CGT ET LA FAMILLE OUVRIÈRE 65

ouvrières des usines sont de moeurs légères ». Il critique, enfin, les jeunes bourgeois qui profitent de cette situation. Dans ces types de discours que relaie probablement celui de la femme « perdue », nous lisons la « concurrence » de la bourgeoisie dans « l'aventure amoureuse ».

Il serait, cependant, dangereux pour la recherche sur ces questions de s'en tenir à ces déclarations de militants tous masculins. De très bons travaux (73) devraient être utilisés pour une appréhension complète de ces phénomènes. De nombreux textes attestent la complexité d'une question où rapports familiaux, sociaux et sexuels participent (74).

Nous insisterons moins longuement sur la contradiction plus aisément cernable entre les aspects nouveaux des rapports familiaux que défend la CGT et l'imagerie qui se dégage de sa presse. Presque quotidiennement dans La Bataille paraît le « Carnet du batailleur », dont nous nous contenterons de donner quelques échantillons. Un jour, l'auteur, s'emparant de l'impossibilité pour les femmes, du fait de la pénurie, de se teindre les cheveux, constate qu'il n'y a plus que de vraies rousses ou blondes, mais, conclut-il avec à propos, « si tant est que l'on peut être certain de quelque chose avec les femmes » (75). Autre instructive histoire : revenant d'une conférence chez un curé missionnaire, un mari indique à sa femme que selon le curé « il n'y avait qu'un seul homme qui ne soit pas cornette... » et la femme de demander : « Lequel donc que c'est ? » (76).

On pourrait ajouter à cet ensemble important et continu des « Carnets du batailleur » nombre de caricatures qui donnent aussi de la femme et du couple l'image la plus platement traditionnelle.

**

Au plus haut niveau de la CGT, nous avons rencontré une politique familiale prudente que l'on se garde d'expliciter lors des Congrès. Cependant, l'action pour la défense des femmes et compagnes des mobilisés est importante et la presse syndicale véhicule une conception de la famille : au modèle de la famille bourgeoise, la CGT veut opposer l'image d'une famille libérée des contraintes liées à l'intérêt, au cadre juridique et dans une moindre mesure à la morale dominante.

Le mariage légal, la natalité légitime et incontrôlée cèdent le pas

, (73) M. DUBESSET et àliae, Les ouvrières de guerre..., op. cit. ; F. BLUM, Féminisme et syndicalisme. Les femmes dans la Fédération de l'Habillement, 1914-1935, maîtrise, université de Paris I, 205 p. XXXII p. d'annexés, s.d., et la thèse en cours de Michèle Zancarini sur les femmes des usines de guerre de la Loire. (74) « Coudre, coudre, coudre quand nos poilus rêvent de prochains baisers et de futurs enlacements amoureux et féconds. Coudre, coudre, coudre, pendant wx heures par jour. Non, non, non la journée est trop longue ! », chant des midinettes en grève en septembre 1918, cité par F. BLUM, Féminisme..., op. cit.,

(Video) Années 1968, une histoire française en recomposition

05) « Crise des rousses », La Bataille, 26 novembre 1916. (76) « La mission », La Bataille, 5 juillet 1918.

66 J.-L. ROBERT

à une plus grande liberté : la vie maritale, le libre choix de la maternité, l'amour sont défendus (77). Tout à la fois héritage et présence des schèmes anarcho-syndicalistes et vécu de nombre de militants, cette conception subit l'attaque d'une idéologie « dominante » que la guerre ne peut que renforcer. La CGT — ralliement à la défense nationale, nécessité de prendre en compte l'idéologie des combattants ? — n'est pas indifférente au populationnisme et n'hésite pas à diffuser une image « bourgeoise » de la famille qu'elle combat.

Dans la famille ouvrière la division des tâches doit être préservée aux yeux de la presque unanimité des militants syndicalistes. Si la CGT ne se prononce pas officiellement contre la main-d'oeuvre féminine, toute les déclarations concordent. La place de l'homme est au travail, celle de la femme au foyer pour assurer ses fonctions de mère, de ménagère et d'éducatrice. Nous pensons avoir montré que cette position reflète tout à la fois l'hostilité constante au travail féminin concurrent et l'idéologie du primat viril et patriarcal que la guerre renforce, mais aussi une sourde inquiétude devant ce qui pourrait être une attaque à la constitution et la continuité de la famille ouvrière et à la transmission de la conscience ouvrière.

Et nous pensons avoir rencontré, ainsi, la trace d'un dur combat de la classe ouvrière pour la famille ouvrière. Louis Chevalier, dans son livre d'avant-garde sur le Paris populaire de la première moitié du xixe siècle, avait mis en valeur l'importance du déséquilibre dans la répartition des sexes selon les quartiers ou les rues : « Femmes moins nombreuses, femmes rares, femmes recherchées » (78) ; telle était la situation des quartiers ouvriers. Ce combat, maintenant gagné semble-t-il, avait des motivations diverses. Nous pensons avoir montré l'importance de la famille perçue comme lieu privilégié de l'éducation de classe, d'autant que les tentatives syndicales en matière d'éducation (pupilles, presse...) rencontrent nombre de difficultés.

Mais le vécu familial de la classe ouvrière est, dans ce début du XXe siècle, très diversifié. Quelle différence entre le cheminot et le terrassier ! La guerre accentue encore ces contrastes (79). L'acuité, la perception des problèmes sont alors si variées que les pratiques syndicales ne peuvent être réellement unifiées au niveau confédéral.

(77) Le droit pour la femme de se syndiquer sans l'autorisation du mari aussi.

(78) L. CHEVALIER, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIX' siècle, Paris, Pion, 1958, p. 297.

(79) Mêmes différences dans les pays anglo-saxons. Cf. M. WEINER GREENWALD, Women, war and work. The impact of World war I on women workers in tne United States, Westport, Greenwood Press, 1980, et G. BRAYBON, Women workers in world war I, Londres, Croom Helm, 1980.

Au carrefour de l'économique et du social L'histoire du mont-de-piété de Rouen (1778-1923)

par Yannick MAREC

L'histoire des monts-de-piété durant la période contemporaine a été peu abordée par les historiens. La plupart des travaux qui les prennent pour objet d'étude remontent au xixe siècle ou au début du XXe siècle. Ils sont le fait, le plus souvent, de praticiens de l'institution et de juristes. Parmi les thèses de droit récentes qui se sont intéressées aux monts-de-piété ou à leurs successeurs, les crédits municipaux, la perspective historique n'est pas l'essentiel (1).

Cette lacune dans nos connaissances est d'autant plus étonnante que de nombreux écrivains, notamment Balzac et Zola, pour ne citer que les plus importants, ont fréquemment fait allusion au « clou » ou à « ma tante », d'ailleurs dans des termes peu élogieux. Ainsi dans la Peau de chagrin, Balzac considère le mont-de-piété « comme une des portes du bagne ». Dans L'Assommoir, Zola fait coïncider le déclin des Coupeau avec les engagements multiples de Gervaise « prise de la rage du clou ». Au xixe siècle le recours à l'institution apparaissait généralement comme un signe de déchéance. La misère semblait être trop souvent le résultat de la dissipation, de la débauche, du désordre ou de la paresse. Les critiques à l'égard du com(1)

com(1) l'histoire des monts-de-piété à l'époque contemporaine se reporter à la communication de M. BAUDOT, « La situation des monts-de-piété français durant la seconde République », dans Actes du 97' Congrès national des sociétés savantes (Nantes, 1972), Paris, 1977. L'ouvrage d'A. BLAIZE, Des monts-de-piété iï des banques de prêts sur gages en France et dans les divers états d'Europe, Paris, 1856, 2 t., reste fondamental. On trouvera des indications utiles permettant des comparaisons entre les différents établissements dans Baron DE WATTEVILLE, Situation administrative et financière des monts-de-piété en France, Paris, 1846 ; 0. CLAVEAU, Situation administrative et financière des monts-de-piété, Paris, 1876 ; Statistique annuelle des institutions d'assistance, en particulier années 1906 et 1908. Parmi les thèses de droit consulter M. VANLAER, Les monts-de-piété en France, Lille, 1895 ; DEBROUWER, Des monts-de-piété en France, Paris, 1902 ; E. COUTAUD, Je Rôle social du mont-de-piété, Paris 1909 ; CI. EYRAUD, Caisses de crédit municipal et monts-de-piété, Paris, 1935 ; J.-P. RETOUT, Les Caisses de crédit municipal, Lyon, 1969 ; H. ULRICH, Le Crédit municipal, Paris, 1973. Pour l'histoire du montae-piété parisien se reporter à la remarquable notice historique d'E. DUVAL dans son Manuel de législation, d'administration et de comptabilité, Coulommiers, 1886, Pour d'autres établissements voir R. HUELIN, La Vie secrète d'un mont-dePiêté, Paris, 1966 (sur Genève) et M. MONTEIL, Histoire du crédit municipal de Marseille de 1802 à 1917, diplôme d'études supérieures d'histoire sous la direction du professeur P. Guiral (sans date), université d'Aix-Marseille.

68 Y. MAREC

portement des emprunteurs frappaient aussi les monts-de-piété qui ont longtemps été discrédités (2).

Lorsque les praticiens, inspecteurs généraux des établissements de bienfaisance, directeurs ou administrateurs, parlaient de l'institution, c'était pour prendre sa défense. Ils insistaient alors sur le rôle bancaire des « clous » et minimisaient l'influence des difficultés économiques et sociales sur leurs opérations. Selon certains d'entre eux, les monts-de-piété n'étaient pas de véritables « baromètres de la misère publique » puisque les prêts les plus nombreux et les plus importants s'effectuaient en période de prospérité économique.

Appréhender leur rôle n'est donc pas aussi évident qu'il pourrait le paraître au premier abord, d'autant plus qu'il est nécessaire de tenir compte d'une ambivalence éventuelle de l'institution et d'une possible évolution de sa fonction. C'est pourquoi il nous a semblé intéressant d'étudier l'histoire de l'établissement rouennais, depuis la première tentative de création en 1778, jusqu'en 1923 au moment où il est devenu la caisse de crédit municipal (3).

L'étude d'un cas précis présentait l'avantage de pouvoir le situer avec suffisamment d'exactitude dans son contexte économique, social et politique. En même temps, l'histoire du mont-de-piété de Rouen pouvait apporter quelques éclaircissements sur la vie d'une ville et de ses habitants au xixe siècle et au début du xxe siècle, dans la mesure où son activité se situe au carrefour de l'économique et du social. Elle pouvait aussi faire mieux comprendre le passage de la charité chrétienne à des formes plus modernes d'assistance, voire de prévoyance.

I. La modernité potentielle des monts-de-piété et son devenir

1) Cette modernité existe dès leurs origines

Après plusieurs tentatives de création antérieures au xve siècle, le premier mont-de-piété est apparu en Italie, en 1462, à Pérouse. Comme l'indique son nom, il avait une destination charitable. Par l'intermédiaire de prêts sur gages, il devait venir en aide aux miséreux en proie aux usuriers, notamment les juifs, que combattaient les franciscains. Son apparition manifeste aussi l'adaptation de la

(2) L'expression « mettre au clou » vient du fait que beaucoup de gages, jadis, étaient accrochés à un clou. « Aller chez ma tante » trouverait son origine, dans une réponse du duc de Joinville, fils de Louis-Philippe, à sa mère. Celle-ci lui aurait demandé ce qu'il avait fait d'une montre en or qu'elle lui avait offerte et qu'il avait engagée au mont-de-piété. Pour éviter une explication embarrassée, il aurait fini par dire : « Elle est chez ma tante. » Mais peut-être ne s'agirait-il que d'une contrefaçon d'une expression belge datant du xir siècle. A l'époque, dans le pays wallon, on appelait en effet un usurier « mon oncle », d'après A. DELVAU, Dictionnaire de la langue verte, 3e édition augmentée d'un supplément par G. Fustier, Paris, 1883, p. 433. Il arrivait aussi qu'on appelât le mont-de-piete «Plan» ou «Lombard». Sur ces différentes expressions, voir également L. LARCHEY, Dictionnaire historique étymologique et anecdotique de l'argot parisien, 6e édition des Excentricités du langage, Paris, 1872.

(3) Cet article reprend les principales conclusions de notre thèse de 3' cycle d'histoire intitulée Le mont-de-piété de Rouen des origines au début du Xj siècle (1778-1923). Un baromètre de la misère publique ?, soutenue le 26 février 1980 à l'UER des lettres et sciences humaines de Rouen. Le jury comprenait MM. le? professeurs Michel Mollat, président, Jean Vidalenc, rapporteur, et Marcel Boivin ainsi que M. Jean-Pierre Chaline, maître-assistant, docteur es lettres.

HISTOIRE DU MONT-DE-PIÉTÉ DE ROUEN 69

charité chrétienne à de nouvelles réalités économiques et sociales, à savoir l'augmentation de la misère dans les villes à la fin du Moyen Age, et l'accroissement du rôle de l'argent dans la société de l'époque. La papauté, en autorisant les nouveaux organismes malgré l'opposition des théologiens qui condamnaient le prêt à intérêt, prenait en considération ces réalités (4).

Elle voulait également rendre plus efficace l'assistance. Ce souci d'efficacité apparaît comme une nouveauté par rapport aux formes traditionnelles du secours aux pauvres, telle l'aumône, qui montrent une certaine indifférence aux résultats. Il traduit de nouvelles conceptions en matière d'assistance, dans la mesure où s'opère une distinction entre « bons » et « mauvais » pauvres. Il est même possible de voir dans les monts-de-piété des ancêtres des institutions de prévoyance car pour dégager, il est nécessaire d'économiser. De plus, dès la fin du Moyen Age, ils ont agi comme des établissements de crédit car leur clientèle n'était pas uniquement composée de miséreux appartenant aux catégories les plus modestes de la société (5).

2) La propagation des monts-de-piété

Elle confirme leur aspect moderne. Grâce à l'action des prédicateurs franciscains, les monts-de-piété se sont rapidement répandus en Italie. Et ceci malgré l'hostilité de certains théologiens, souvent des dominicains et des augustins, qui leur reprochaient de pratiquer le prêt à intérêt. Leur diffusion s'est effectuée aux Pays-Bas dans la première moitié du xvir siècle. Ainsi les établissements de prêt sur gages ont connu un succès précoce dans des régions où les institutions de crédit se sont fortement développées dès la fin du Moyen Age (6).

Par contre, en France leur extension a été très lente, si l'on excepte quelques créations du xviie siècle, le plus souvent à la périphérie du royaume (7). Malgré une tentative de Théophraste Renaudot, le père du journalisme, en 1637, Paris n'a eu son mont-de-piété

(4) Sur ces aspects, consulter le Dictionnaire de théologie catholique, t. 15, 2" partie, Paris, 1950, p. 2316 et suiv. (article « usure » par G. Le Bras) et M. MOLUT, Les Pauvres au Moyen Age, Paris, 1978 (importante bibliographie).

(5) Par exemple il est possible que la noblesse romaine endettée ait également eu recours au mont-de-piété. Voir à ce sujet J. DELUMEAU, Rome au XVI' siècle, Paris, 1975.

, (6) M. MOLLAT, Les Pauvres au Moyen Age, op. cit., p. 336, signale l'existence d'établissements de prêts sur gages et de dépôts de grains prêtant en nature en Espagne avant la fin du XVe siècle. Mais c'est l'Italie, patrie de l'humanisme et de la banque, qui fut « le terrain d'élection des monts-de-piété » auxquels on Peut rattacher les Monti Frumentari pour le prêt de semences et la distribution de grains en cas de disette. Voir aussi H. LAPEYRE, • « Banque et crédit en Italie du xvie au XVIIIe siècle », Revue d'histoire moderne et contemporaine, 1960. Sur la propagation des monts-de-piété dans les autres pays d'Europe se reporter aux ouvrages cités de A. Blaize, Cl. Eyraud et E. Duval.

(7) Plusieurs établissements furent créés dès la fin du XVIe siècle et au début du xvir siècle dans des régions qui ne dépendaient pas directement de la couronne de France. Citons Avignon (1577), Beaucaire (1583), Carpentras (1612), Arras (1615), Nancy (1630). Sur les créations françaises du xvir siècle voir les ouvrages cités d'A. Blaize, E. Duval, Debrouwer et M. Vanlaer. Consulter également A. LEPASQUIER, « Essai sur les monts-de-piété », dans Précis analytique des travaux de l'Académie des sciences, belles lettres et arts de Rouen, année 1830, P. 361-398 et A.-G. BALLIN, « Essai historique sur les monts-de-piété et sur celui de Rouen en particulier » dans L'Annuaire normand (Annuaire des cinq départements de l'ancienne Normandie), année 1843, p. 507 à 540.

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qu'en 1777. Ce retard s'explique par l'hostilité des marchands qui craignaient pour leurs affaires. Il s'y ajoute la défiance envers le crédit populaire qui a subsisté très longtemps en France. Quelques propos de la fin du xvne siècle, retrouvés dans les papiers du lieutenant général de police La Reynie, sont particulièrement significatifs :

Bien loin que le crédit soit avantageux au commerce, l'on soutient que s'il était possible d'abolir le crédit, le commerce en irait mieux, parce qu'il n'y aurait que des marchands et négociants riches et accommodés qui le feraient (8).

Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que la création de l'établissement parisien soit intervenue durant une époque de développement du paupérisme mais aussi à un moment où certains banquiers et hommes politiques, comme Necker, croyaient à la nécessité d'un crédit bon marché. Elle manifeste également de nouvelles conceptions en matière d'assistance. La charité chrétienne est remplacée par l'idée de bienfaisance qui procède du désir d'être utile (9). Comme à la fin du Moyen Age en Italie, on considéra le prêt sur gages préférable à l'aumône, car plus efficace.

Malgré cette évolution, la cause des monts-de-piété n'était pas gagnée en France. Même Necker, qui avait pourtant favorisé la création de celui de Paris, jugea néfaste l'extension de l'institution :

Je ne crois pas cependant, qu'il convient d'étendre ces établissements aux villes de province : il faut considérer de pareilles précautions comme un adoucissement apporté aux abus qu'on ne peut empêcher ; mais dans tous les lieux où le ressort de la police n'est pas trop considérable, il est aisé de détruire la profession des usuriers, ou de contenir du moins leur trafic dans des bornes connues, Ce n'est aussi que dans le tourbillon d'une grande capitale que la dépravation des moeurs oblige à des ménagements, et une sorte de conciliation avec les vices dont la destruction est impraticable : ailleurs, le remède donnerait l'idée du mal (10).

Cette conception s'inscrit dans le cadre de l'idéologie libérale du xviiie siècle qui accordait beaucoup d'importance aux sentiments, aux passions, dans les mécanismes économiques et sociaux (11). Elle apparaît dans l'opposition des notables rouennais aux tentatives de création d'un mont-de-piété à la fin du xvme siècle.

L'échec des projets rouennais de 1778 et 1786 est en effet exemplaire. C'est l'hostilité des négociants et des banquiers rouennais i

(8) E. DUVAL, Manuel de législation, d'administration et de comptabilité, op. cit., p. XXX.

(9) J. NECKER, De l'administration des finances de la France, Paris, 1784, t. III, p. 239-240. Sur la bienfaisance, se reporter à C. BLOCH, L'Assistance et l'Etat en France à la veille de la Révolution. Généralités de Paris, Rouen, Alençon, Orléans, Châlons, Soissons, Amiens (1764-1790), Paris, 1908 ; J. IMBERT, les Hôpitaux en France, Paris, 1974 (3e édition) ; J.-P. GUTTON, La Société et les Pauvres en Europe (XVI'-XVIIIe siècle), Paris, 1974.

(10) J. NECKER, De l'administration des finances de la France, op. cit.t p. 293.

(11) P. LEGENDRE, Histoire de l'administration de 1750 à nos jours, Pans, 1968; H. HATZFELD, Du paupérisme à la Sécurité sociale, 1850-1940, Paris, 1971, p. 55; G. BURDEAU, Le Libéralisme, Paris, 1979, p. 194 et suivantes.

HISTOIRE DU MONT-DE-PIÉTÉ DE ROUEN 71

dont le chef de file était Lecouteulx de Canteleu, un des fondateurs de la Caisse d'escompte et futur régent de la Banque de France, qui a fait échouer la tentative de 1778 et certainement celle de 1786. Que craignaient-ils ? Une note des services de l'intendance résume leurs craintes. Le mont-de-piété envisagé risquait de nuire au crédit des personnes qui s'y adresseraient. D'autre part, selon les négociants normands, l'établissement pourrait favoriser les banqueroutes frauduleuses. Les propos suivants mettent en évidence ces appréhensions : « Ces négociants ajoutent encore que cet établissement peut avoir à Rouen les plus grands inconvénients parce qu'il pourrait favoriser les banqueroutes frauduleuses ; des marchands et fabricants dont les affaires seraient mauvaises iraient porter des marchandises au mont-de-piété, recevraient les deux tiers du prix et disparaîtraient avec l'argent, que ce serait aussi une occasion pour les jeunes gens de voler des effets dans les maisons de leurs pères et mères pour se procurer de l'argent » (12). Sans doute craignaient-ils aussi une éventuelle concurrence car l'exemple parisien leur avait prouvé qu'un établissement d'assistance pouvait agir comme une institution de crédit (13). Or qui profitait de la cherté de l'argent sinon des négociants et des banquiers comme Lecouteulx de Canteleu, auteur d'un rapport défavorable au projet de création de 1778 devant l'Assemblée des notables de Rouen? (14).

3) L'infléchissement du rôle des monts-de-piété en France

L'existence d'une opposition libérale a contribué à infléchir la conception que se faisaient les dirigeants politiques du pays du rôle des monts-de-piété. A partir du Directoire, l'institution connaît un regain de faveur à cause des abus de l'usure durant la Révolution, abus qui risquaient de nuire au maintien de l'ordre social. Son rôle économique est reconnu mais on insiste davantage sur sa fonction sociale qui est de venir en aide aux miséreux et d'assurer des fonds aux hôpitaux. Les établissements de prêt sur gages participent ainsi à la « communalisation » de l'assistance qui s'effectue à cette époque (15). Une lettre du chef de la 2e division du ministère de l'Intérieur illustre cette nouvelle orientation donnée à l'institution :

Mon cher collègue, les monts-de-piété ou caisses de prêts publics me paraissent devoir fixer particulièrement l'attention du ministre. Si, d'un côté, ils ont été institués pour arrêter les progrès de l'usure et favoriser le commerce, l'agriculture, les arts et les manufactures, ils ont aussi pour but de soulager l'indigence et de procurer des ressources aux maisons de charité [...]. Il serait infiniment convenable, en maintenant ceux qui existent,, d'en attribuer l'administra(12)

l'administra(12) départementales de la Seine-Maritime (A.D.S.M.), Carton C. 198, liasse mont-de-piété, note anonyme non datée. Et 16 J 91, Chartrier de Belbeuf, Projet d'un mont-de-piété à Rouen en 1778.

(13) R. BIGO, « Aux origines du mont-de-piété parisien : bienfaisance et crédit (1777-1789) », Annales d'histoire économique et sociale, 31 mars 1932.

(14) Bibliothèque municipale de Rouen (B.M.R.), Série A., Registre A 39, Délibérations des assemblées de l'hôtel de ville (1771-1784), Assemblée générale des notables des 26 juillet et 20 décembre 1778. Sur Lecouteulx de Canteleu voir Th LEBRETON, Bibliographie normande, 2' vol., Rouen, 1856, p. 445.

(15) J. IMBERT, Le Droit hospitalier de la Révolution et de l'Empire, Paris, 1954, et, du même auteur, Les Hôpitaux en France, op. cit., p. 51-145.

72 Y. MAREC

tion aux commissions des hospices des communes où ils sont situés, ainsi qu'on l'a fait pour Paris, et par une disposition formelle d'affecter à leurs besoins les bénéfices qui peuvent en résulter... (16).

Sous le Consulat et l'Empire s'affirme une volonté unificatrice et centralisatrice. Plusieurs lois attribuent le monopole du prêt sur gages aux monts-de-piété et leurs bénéfices aux hospices. Comme sous l'Ancien Régime, l'aide momentanée et sélective apparaît préférable à une prise en charge totale des personnes dans le besoin. En même temps le monopole du prêt sur gages doit permettre d'éviter la multiplication des usuriers, conséquence d'un libéralisme excessif durant la période révolutionnaire. Ces mesures gouvernementales se situent à une époque de réorganisation du système bancaire et de renouveau du crédit public. C'est comme s'il y avait une division des tâches qui s'opérait entre institutions de crédit et institutions d'assistance (17). D'où la réaffirmation de la liaison entre les montsde-piété et les hospices.

4) L'avatar rouennais (1808-1826)

A Rouen, la situation obérée des hôpitaux ne leur permettait pas, dans l'immédiat, de créer un mont-de-piété à leur profit. C'est un avatar qui va être mis en place. La voie des actions étant proscrite, les hospices de Rouen n'avaient pas les disponibilités financières nécessaires à la création d'un établissement officiel. Cette situation et l'hostilité des notables locaux à l'égard des institutions publiques, « la vache commune est toujours mal gardée » affirmait un rapport, ont contribué à la naissance d'un organisme semi-officiel. Il apparaît en 1808 après l'interdiction des maisons de prêts particulières, concentrées autour de la cathédrale, et des prêteurs clandestins nombreux à l'Est de la rue Damiette, dans les quartiers populaires (Voir la carte). Le directeur Dyvrande bénéficiait de l'appui de la municipalité, notamment parce qu'il avait fourni des preuves de bonne collaboration avec la police. Dix ans plus tard sa faillite fut provoquée par une partie de ses créanciers qui voulaient profiter d'une entreprise devenue lucrative. L'intérêt réclamé aux emprunteurs était en effet d'au moins 24 % par an. L'élévation de ce taux, le maximum légal était de 5 % en matière civile, servit d'argument aux commissaires-priseurs de Rouen, dont certains faisaient partie des créanciers évincés par les successeurs de Dyvrande, pour réclamer la « moralisation » de l'établissement, c'est-à-dire leur intervention dans celui-ci et sa liaison avec les hospices. L'amélioration de la situation financière des hôpitaux a favorisé la création d'un mont-de-piété officiel en 1826. La nouvelle institution devait éviter ou au moins limiter les ravages de l'usure en prêtant sur gages à 12 %. Ce taux restait relativement élevé mais

(16) Archives nationales (AN), F4 1246, Mémoires et projets d'organisation des monts-de-piété, an VI. Comptabilité de divers établissements. Lettre du cher de la 2e division des bureaux du ministre de l'Intérieur au chef de la première, 28 vendémiaire an VI.

(17) E. DUVAL, Manuel de législation, d'administration et de comptabilité, op. cit., p. LVI à LX. A.D.S.M., 4 x 22, copie de la loi du 16 pluviôse an XII relative au prêt sur nantissements. L. BERGERON, Banquiers, négociants et manufacturiers parisiens du Directoire à l'Empire, Paris-La Haye, Mouton, 1978.

HISTOIRE DU MONT-DE-PIÉTÉ DE ROUEN

73

74 Y. MARBC

il constituait néanmoins un progrès certain par rapport à celui qui était réclamé antérieurement. Le nouvel organisme constituait aussi pour les administrateurs hospitaliers un moyen pour obtenir des ressources supplémentaires. Dans ces conditions l'entretien des pauvres des hospices risquait de se faire au détriment de ceux qui étaient obligés d'emprunter au mont-de-piété.

L'établissement rouennais va en effet être un véritable « baromètre de la misère publique » jusqu'à la fin du xixe siècle.

II. Le mont-de-piété de Rouen, « baromètre de la misère publique » (1826-fin du XIX- siècle)

1) Position du problème

Cette réalité n'est pas aussi évidente qu'il pourrait le sembler. Nous avons vu que dès leurs origines les mont-de-piété possédaient des aspects éminemment modernes qui ne les cantonnaient pas dans un simple rôle d'assistance aux miséreux. D'autre part vers 1855 Armand-Gabriel Ballin, directeur de l'Institution rouennaise depuis 1837, niait l'influence de la misère publique, sauf cas extrêmes, sur les opérations de son établissement (18). Avec d'autres praticiens, il pensait que ce n'était pas aux périodes de difficultés économiques et sociales que correspondaient les plus nombreux et les plus importants engagements. En 1876, les inspecteurs généraux des établissements de bienfaisance reprenaient cette idée dans un rapport au ministre de l'Intérieur. Ils écrivaient :

Pour la plupart des monts-de-piété, ce n'est point aux années les moins prospères que correspond le plus grand développement des opérations de prêt. Il y a au contraire, en général, solidarité entre ce développement et celui du travail (19).

Nous avons pourtant été amenés à contester ces affirmations qui reposent essentiellement sur l'étude des seuls engagements ou généralisent des observations faites à Paris. Il nous a paru préférable d'étudier en priorité le mouvement des nantissements en magasins, c'est-à-dire des gages entreposés. Cette évolution est la plus significative de l'activité du mont-de-piété car elle constitue une résultante des engagements et des dégagements.

L'interprétation des données statistiques posait également quelques problèmes de méthode. Il fallait tenir compte non seulement du contexte économique, social et politique, voire mental, mais aussi des conditions de fonctionnement propres à l'établissement. Ainsi la limitation des prêts en 1848, 1854 et 1870 a fait diminuer l'importance des opérations ces années-là. Les réductions opérées par les commissaires-priseurs sur les engagements et les renouvellements, les

(18) A.-G. BALLIN, « Tableau comparatif des opérations des monts-de-piété de Rouen, du Havre et de Paris de 1828 à 1855 », dans Précis analytique des travaux de l'Académie des sciences, belles lettres et arts de Rouen, année 1855-1856, p. » et p. 186-200. .

(19) O. CLAVEAU, Situation administrative et financière des monts-de-ptéK, rapport des inspecteurs généraux des établissements de bienfaisance, op. cit., p. "■

HISTOIRE DU MONT-DE-PIÉTÉ DE ROUEN 75

mesures prises à rencontre des commissionnaires après 1835, ont agi dans le même sens. Quant à l'étude de la clientèle, l'imprécision des sources et le caractère souvent polémique des argumentations nous ont obligé à nuancer nos conclusions. Cependant celles-ci restent assez nettes.

2) Un instrument d'assistance aux miséreux

Jusqu'à la fin du xixe siècle, le mont-de-piété de Rouen est resté essentiellement un établissement d'assistance. Son rôle comme institution de crédit est demeuré secondaire. Cette conclusion ressort, en premier lieu, de l'analyse de l'évolution des opérations. Jusque dans les années 1890-1900, aux périodes de dépression économique ont correspondu généralement des phases d'accroissement des nantissements en magasin. Cette relation apparaît dans les graphiques suivants. Elle est évidente pour la grave crise du milieu du xixe siècle et durant la période de marasme économique du dernier quart du siècle. Elle existe aussi pour les crises du court terme, qu'elles soient dues aux mauvaises récoltes, aux surproductions industrielles, à la concurrence internationale ou à la conjonction de ces facteurs. Toutefois, certaines mesures adoptées lors de moments très difficiles ont contribué à ralentir la progression des opérations. La création à Rouen en novembre 1862 du « comité de bienfaisance au profit des ouvriers sans travail », durant la grave crise cotonnière des années 1862-1864, a joué dans ce sens. De même, les nombreux dégagements gratuits, effectués grâce aux allocations du préfet et du bureau de bienfaisance, entre 1864 et 1871, ont atténué l'accroissement des nantissements durant ces années.

Un autre exemple montrera la complexité de l'interprétation des données statistiques. Entre 1838 et 1845, on observe une diminution des opérations du mont-de-piété. Peut-on expliquer cette évolution par la relative prospérité économique de la monarchie de Juillet, l'apogée du textile rouennais se situant vers 1840 ? (20). C'est possible mais non évident. En fait, la baisse de l'activité de l'institution a été due essentiellement à des mesures internes. Pour éviter les abus des commissionnaires et attirer les emprunteurs à l'établissement central les dégagements à crédit furent interdits à partir de 1835. De plus, en décembre 1837, les administrateurs décidèrent d'éloigner du centre ville les bureaux auxiliaires qui faisaient, à cette époque, plus des trois quarts des opérations. Il s'ensuivit une diminution des affaires des commissionnaires, que ne compensa pas, dans l'immédiat, la progression de celles de l'établissement central (21).

La précision de notre « baromètre de la misère publique » n'est donc pas absolue. Pourtant, malgré ces réserves, le mont-de-piété de Rouen reflète assez bien les difficultés économiques et sociales des classes populaires au xixe siècle. Cette caractéristique tient à

(20) J.-P. CHALINE, Rouen sous la monarchie de Juillet, Rouen, CRDP, 1971, P. 20-23. Du même auteur, voir la synthèse publiée dans l'Histoire de Rouen (direction : M. Mollat), Toulouse, 1979, en particulier p. 331.

.(21) ADSM, 4 x 13, opérations de 1841, rapport du directeur, séance du 16 février; Opérations de 1842, rapport du directeur, séance du 15 février 1843. A.G. BALLIN, « Tableau comparatif... », art. cit.

MONT-DE-PIETE DE ROUEN

— •-NANTISSEMENTS en magasins (NOMBRE D'ARTICLES)

— NANTISSEMENTS on magasins,! SOMMES PRETEES)

MOUVEMENT DE LONGUE DUREE Ides sommesipoint* médians)

INDICES i BASE 100 s moyenne 1BSS-1SS3

HISTOIRE DU MONT-DE-PIÉTÉ DE ROUEN 77

l'importance des catégories les plus modestes de la société parmi sa clientèle. Celle-ci comprenait environ l/5e de la population rouennaise qui a évolué entre 90 000 et 115 000 habitants (22). Elle se composait surtout d'ouvriers de l'industrie et de journaliers. Pour les années 1857-1862, durant lesquelles nous disposions de statistiques socio-professionnelles, nous avons pu établir le tableau suivant, reproduit page 78 (23).

Nous constatons que les ouvriers journaliers ont représenté entre 69 % et 76 % des emprunteurs. En y ajoutant les petits employés, les militaires et marins, les domestiques, les pourcentages avoisinaient 80 %. La proportion des « classes moyennes », essentiellement des petits commerçants et des petits marchands, a augmenté vers la fin du siècle pour atteindre environ 25 % des habitués du « clou ». C'est ce que suggère la progression des engagements et des renouvellements de plus de 50 F et de plus de 100 F, les deux limites utilisées lors des réductions des prêts. En 1835, ceux qui étaient supérieurs à 50 F représentaient 2,43 % du nombre des engagements et des renouvellements. En 1881, leur part s'élevait à 5,32 %. Quant aux emprunts supérieurs à 100 F, leur pourcentage est passé, entre ces deux années, de 0,70 % à 1,40 %.

On observe également un accroissement du nombre des engagements effectifs supérieurs à 50 F. Toutefois, en 1885 ils ne représentaient encore que 4,89 % des emprunts de cette sorte. Il est vrai qu'à cette époque, leur pourcentage dans le montant des prêts effectifs était bien plus considérable puisqu'il approchait 38 % contre environ 33 % vingt ans plus tôt. Mais il faut tenir compte d'une baisse de la valeur relative de l'argent, et, dans l'ensemble, la clientèle est restée très populaire. Les emprunts ont généralement été très modestes. Au milieu du xixe siècle, le prêt effectif moyen avoisinait 10,50 F à Rouen. Il était dans une situation intermédiaire par rapport à celui d'autres monts-de-piété. Les « clous » des régions industrielles du Nord et du Nord-Est étaient plus populaires (Cambrai, Lille, Calais, Nancy). Par contre notre établissement prêtait en moyenne des sommes moins fortes que ceux qui étaient situés dans d'autres ports importants (Bordeaux, Nantes), dans le Sud-Est (Grenoble, Avignon) et la région parisienne (Versailles, Paris) (24).

Jusqu'à la fin du xixe siècle, 75 % des engagements effectifs, voire davantage suivant les années, étaient inférieurs à 10 F. Par contre les emprunts supérieurs à 500 F étaient extrêmement rares. En 1885, ils ne représentaient que 0,04 % du nombre des prêts effectifs et 1,76 % des sommes avancées. La même année, 27,55 % des livrets de la Caisse d'épargne de Rouen dépassaient 500 F. Ils détenaient alors 83,99 % des dépôts de l'institution de prévoyance qui, d'après le préfet en 1827, devait permettre d'éviter le recours

(22) D'après le recensement de 1824, la population de Rouen atteignait 86 736 habitants. En 1901, il y avait 116 316 Rouennais. Il faut souligner l'importance des fluctuations dans le nombre d'emprunteurs. En 1843, il y avait 21 500 engagées. Entre 1857 et 1862 le nombre total a évolué entre près de 15 000 et plus de 23 000. En mars 1882, le directeur affirmait qu'il y avait habituellement 18 à 20 000 emprunteurs.

(23) ADSM, 4 x 13, lettre du directeur Ballin au préfet, 27 janvier 1859.

(24) Statistiques annuelles des institutions d'assistance, année 1908, p. 231.

Emprunteurs classés par professions : nombres et pourcentages

1857 1858 1859 1860 1861 1862

Professions

Nbre % Nbre % Nbre % Nbre % Nbre % Nbre %

Professions libérales 570 2,46 181 0,96 142 0,87 136 0,87 126 0,86 161 0,98

Rentiers 1400 6,04 518 2,76 435 2,69 416 2,67 405 2,76 437 2,67

Commerçants 450 1,94 532 2,83 754 4,67 772 4,97 717 4,89 619 3,78

Fabricants 640 2,76 141 0,75 40 0,24 32 0,20 35 0,23 67 0,41

Marchands 1500 6,47 1106 5,89 740 4,58 704 4,53 725 4,95 837 5,12

Employés 800 3,45 852 4,54 738 4,57 681 4,38 627 4,28 831 5,08

Ouvriers journaliers 17 500 75,52 13 789 73,50 11919 73,85 11100 71,48 1140 68,82 11473 70,20

Militaires 180 0,77 128 0,68 118 0,73 157 1,01 10 075 1,65 235 1,43

Professions diverses 90 0,38 1180 6,28 921 5,70 1025 6,60 242 7,78 1197 7,32

Sans profession 40 0,17 333 1,77 331 2,05 505 3,25 546 3,73 484 2,96

TOTAUX (nombres) 23170 18 760 16138 15 528 14 638 16341

oo

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au mont-de-piété. En fait, la clientèle du « clou » était nettement plus populaire que celle de la Caisse d'épargne (25).

Si l'on se réfère aux états des dégagements gratuits effectués grâce aux allocations du préfet et du Bureau de bienfaisance, entre janvier 1864 et octobre 1871, on constate la prépondérance des ouvriers parmi les emprunteurs. Ceux-ci avaient fréquemment recours au mont-de-piété, non seulement durant les périodes de chômage mais aussi lorsque le travail ne manquait pas, s'ils avaient à charge des familles nombreuses. La vieillesse, la maladie ou les infirmités contribuaient également à la multiplication des prêts sur gages. Les mêmes documents permettent d'effectuer une géographie de la misère à la fin du second Empire. Sur 145 rues indiquées, seulement une quinzaine apparaissent plus de cinq fois. La carte suivante montre que la plupart, 13 sur 15, se situaient à la périphérie de la ville, à l'est et au sud (quartier Martainville et quartier Saint-Sever) où habitaient de nombreux ouvriers (26).

3) Le comportement des emprunteurs : mauvaise conduite ou nécessité ?

Pour beaucoup de contemporains appartenant aux classes dirigeantes, ce sont les mauvais penchants, paresse, ivrognerie, passion du jeu ou vols qui suscitaient les engagements. Une pétition circulant à Elbeuf à la fin de 1836 et demandant la réforme, voire la suppression de l'institution exprime cette opinion :

L'homme immoral se hâte d'apporter le mobilier de sa famille pour assouvir ses passions. Le joueur accourt jeter son dernier effet pour tenter une chance désespérée, le banqueroutier vient déposer criminellement le gage de ses créanciers ; le fripon s'empresse de chercher l'impunité dans l'échange rapide du produit de ses vols. Voilà ceux pour qui sont ouvertes aujourd'hui les portes des montsde-piété. Que l'on pénètre dans l'établissement central de Paris, que l'on assiste à l'une des ventes publiques des dépôts périmés et en présence du prodigieux entassement d'objets livrés par l'immoralité, la fraude et le vol, on demeurera convaincu que cette immense enceinte n'est en réalité qu'un immense recel... (27).

Ce texte a été publié par le Mémorial de Rouen dont l'un des fondateurs avait été Henry Barbet, le maire de Rouen, parfait représentant de la bourgeoisie, d'affaires parvenue au pouvoir après 1830

(25) ADSM, 1 Np 14, Conseil général, session de 1827, rapport du préfet, P. 87. Sur l'épargne populaire et les Caisses d'épargne se reporter à nos articles : «Origine et développement de la Caisse d'épargne de Rouen (1820-1914) », Annales de Normandie, octobre 1974, et « l'Epargne populaire en France au xixe et au début du xxe siècle : les enseignements d'un exemple rouennais », Revue d'histoire économique et sociale, 1977, n° 1-2.

(26) ADSM, 4 x 15, états des dégagements gratuits entre janvier 1864 et octobre 1871. Sur le paupérisme à Rouen dans les années antérieures, se reporter a notre contribution au Cahier n° 13 des Annales de Normandie (marginalité, déviance, pauvreté. France XIV-XIX' siècle) : « Pauvres et miséreux à Rouen dans la première moitié du XIXe siècle », Caen, 1981. Voir également notre étude iosîVrM et philanthropes à Rouen au XIX' siècle, à paraître au CRDP de Rouen en

(27) Mémorial de Rouen et des départements de la Seine Inférieure, 26-27 décembre 1836.

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(28). Ces affirmations furent contestées par l'Echo de Rouen en février 1837. Ce quotidien qui se ralliait à la politique du juste milieu prit alors la défense de l'institution en s'appuyant sur l'exemple rouennais (29). Il apparaît en effet que c'est surtout la nécessité qui provoquait les engagements. Les ivrognes, les banqueroutiers frauduleux, les voleurs n'ont constitué qu'une infime minorité de la clientèle, il est vrai très voyante. Des exemples d'abus évoquent les

ouvriers qui retiraient leurs vêtements avant d'aller au cabaret ou dans les guinguettes de la région. D'autres concernent des engagements de marchandises neuves achetées à crédit sur lesquelles des commerçants de mauvaise foi obtenaient des prêts, avant de disparaître avec le produit de leur spéculation frauduleuse (30). Mais

(28) Sur le quotidien voir BMR, Manuscrits M s m 233, R. AUBE, Bibliographie de la presse rouennaise (1762-1928), Liasse 3. Sur H. Barbet se reporter à J.-P. CHALINE, Rouen sous la monarchie de Juillet, op. cit.

(29) Echo de Rouen et de la Seine Inférieure, 2 février 1837. R. Aube sousestime la rivalité entre les deux journaux.

(30) ADSM, 4 x 40, liasse Abus : marchandises à crédit déposées, lettre du ministre de l'Intérieur au préfet, 27 janvier 1838. Lettre du directeur au préfet, 7 février 1838. ADSM, 4 x 13, opérations de 1855, rapport du directeur, séance du 18 janvier 1856. ADSM, 4 x 10, lettres du procureur impérial de Rouen au préfet, 11 avril 1861 et 4 mai 1861. Réponse du directeur au préfet, 17 avril 1861.

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ces cas sont restés exceptionnels, la clientèle « douteuse » détenant moins de 10 % des prêts et ne dépassant pas 3 % des emprunteurs. Le directeur J. Huet affirmait avec vigueur en 1881 :

En définitive, que sur 18 à 20 000 engagistes, on déterre 40 à 50 fripons, s'ensuit-il qu'il faille condamner, sans merci, une institution, dont le seul tort est d'être trop délaissée, trop incomprise ? Pour être logique, on devrait condamner au même titre l'hospice, où leur propre imprudence conduit tant d'hommes qui auraient pu jouir d'une tranquille vieillesse. Condamnera-t-on aussi cet asile comme étant un encouragement pour l'imprévoyance ? Finissons-en avec ces banalités, en exposant, ce qui est vrai, que la clientèle douteuse n'excède pas la proportion de 3 % (31).

Le plus souvent les habitués du « clou » engageaient leurs bardes ou leurs matelas — il y en avait environ 1 500 entreposés dans les greniers du mont-de-piété, où ils se détérioraient rapidement à cause des punaises et des vers, à la fin de 1848 — pour faire face à des difficultés pressantes. Les demandes de dégagements gratuits émanaient le plus souvent de familles ouvrières dans la détresse par suite du chômage ou de la maladie (32). Certes, beaucoup • de clients dégageaient le samedi pour réengager le lundi ou le mardi. Ces opérations concernaient fréquemment des habits du dimanche, quelques bijoux modestes et, plus tard, des « gramophones ». Cette attitude existait également lors « des cinq ou six grandes fêtes de l'année où l'on éprouve impérieusement le besoin de se vêtir plus proprement et de se parer des quelques bijoux qu'on peut avoir ; alors on se gêne pour les dégager, et si l'argent manque, on ne tarde pas à les rapporter » (33). Peut-on assimiler le désir du paraître avec la mauvaise conduite ? Il manifeste plutôt un désir de respectabilité et d'intégration sociale (34).

Quelques emprunteurs ont utilisé le mont-de-piété comme une institution de crédit. En mars 1846, le directeur citait le cas d'un marchand tailleur qui, l'été précédent, avait déposé des vêtements d'hiver, avec le double but de débarrasser son magasin et d'utiliser l'argent du prêt. Au début de la mauvaise saison il était venu reprendre ses marchandises (35). D'autres cas similaires ont existé mais ils n'ont concerné qu'une minorité de la clientèle. Certes l'augmentation constante de la part de l'argenterie et des bijoux parmi les objets engagés, jusqu'à la fin du xixe siècle, peut refléter la progression du nombre des emprunteurs appartenant aux « classes moyennes ». En 1838, les objets précieux représentaient 18,45 % des articles et 42,37 % des sommes en nantissement. En 1899, les pourcentages étaient respecti(31)

respecti(31) du directeur sur la situation économique de l'établissement et sur le compte administratif de l'exercice 1881, p. 8.

(32) On trouvera un exemple significatif de demande de dégagement gratuit dans notre étude citée : « Pauvres et philanthropes à Rouen au xix° siècle ».

, (33) ADSM, 4 x 13, opérations de 1843, rapport du directeur, séance du 24 janvier 1844. Si l'on considère les opérations mensuelles, les retraits étaient importants à l'approche des fêtes de fin d'année. Par contre, en janvier les engagements se multipliaient.

,„ (34) M. PERROT, Les Ouvriers en grève. France 1871-1890, 1er volume, Paris, 1974, p. 225.

<n (35) ADSM, 4 x 13, opérations en 1845, rapport du directeur, séance du 18 mars 1846.

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vement 47,72 % et 74,60 %. Mais les bijoux, dont certains de faible valeur, se sont aussi répandus parmi les classes populaires avec notamment la dépréciation de l'argent. D'autre part, plus que des visées spéculatives, ce sont le plus souvent des nécessités qui amenaient au mont-de-piété les clients n'appartenant pas aux catégories les plus modestes de la société. Le directeur de l'établissement rouennais écrivait en 1881 que les prêts consentis venaient en aide à :

cette classe de petits marchands qui, jaloux de leur honneur, viennent, le coeur brisé, le front bas [...] soutirer les menues sommes nécessaires pour couvrir une impérieuse échéance (36).

Les rares dépôts de valeur très importante étaient effectués par des personnes en détresse. Ainsi au début de 1848, les créanciers d'un horloger bijoutier havrais en faillite firent dégager des bijoux pour plus de 13 000 francs.

Le mont-de-piété de Rouen a donc constitué, malgré les réserves évoquées, un « baromètre de la misère publique » jusqu'à la fin du xixe siècle. Il est d'ailleurs compréhensible que les dirigeants de l'institution aient exprimé une opinion inverse. La situation rouennaise était spécifique (37). D'autre part, pour atténuer le discrédit qui frappait la plupart des « clous », les praticiens ont insisté sur leur caractère bancaire, dans la mesure où la misère avait mauvaise presse, surtout parmi les tenants du libéralisme économique.

A la fin du xixe siècle s'affirme une nouvelle forme de critique des monts-de-piété, celle des socialistes. A Rouen, elle s'appuie sur de réelles insuffisances de l'organisme local. Pourtant, au commencement du xxe siècle, on observe un début de réhabilitation de l'établissement, favorisé par des améliorations de fonctionnement, A la même époque, des modifications se manifestent dans l'activité et, dans une moindre mesure, dans la clientèle du « clou » rouennais. C'est cette nouvelle situation que nous allons maintenant étudier.

III. La situation du mont-de-piété rouennais à la fin du XIX* siècle et au début du XXe siècle

1) Les critiques socialistes et libérales marginalisées

A la fin du xixe siècle les socialistes rouennais critiquent violemment l'institution et plus spécialement l'établissement local. Il s'agit d'une condamnation radicale des monts-de-piété conçus comme une des formes de la philanthropie bourgeoise. En septembre 1889. Le

(36) ADSM, 4x7, rapport du directeur sur l'exercice 1881, p. 5-6.

(37) On trouvera des précisions sur ce sujet dans notre article à paraître à la fin de 1981 ou au début de 1982 dans les Annales de Normandie intitulé : « La clientèle du clou rouennais de 1826 à 1886. » Quelques indications permettent de se faire une idée sur l'importance relative de l'établissement normand. En 1847, sur 45 monts-de-piété, il était au 6e rang pour le nombre d'engagements et le montant des sommes prêtées. En 1875, il était toujours au 6e rang pour le nombre des engagements et des renouvellements après Paris, Marseille, Lyon, Bordeaux et Lille. Pour le total des sommes prêtées, il était au 5° rang. Ensuite, son importance relative a diminué.

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Salariat, hebdomadaire d'inspiration guesdiste mais ouvert aux idées libertaires, écrivait :

La bourgeoisie est par intérêt criminelle, féroce, mais sa férocité est unie à la roublardise et dans notre société à base capitaliste, cela s'appelle, en français, philanthropie. Donc la bourgeoisie est philanthrope parce qu'elle est féroce et roublarde. Empochant, depuis un siècle, le produit de la surproduction qu'elle exige du bétail humain parqué dans ses bagnes industriels, sur ses navires, dans ses magasins, etc. ; enflant ses coffres-forts du travail manuel impayé et du rendement monnayé de ses machines ; elle a dû, pour garder la quantité de producteurs exigée pour le renouvellement et la progression du capital en même temps que maintenir ce même bétail dans la soumission et le respect de la sacro-sainte propriété, elle a dû, disons-nous, créer des établissements philanthropiques. Au nombre de ceux-ci figurent les monts-de-piété. Il n'est pas de mot qui rappelle plus de tortures au prolétaire ; mot terrifiant qui, à lui seul, prouve que la société actuelle doit disparaître... (38).

Cette analyse s'inspire des conceptions marxistes qui dénonçaient l'illusion des réactions contre l'usure à la fin du Moyen Age. Avec la création des monts-de-piété, l'histoire s'était chargée de changer de pieux désirs en leur parfait contraire (39).

A Rouen, l'intérêt de 10 % (depuis 1845) qualifié d'usuraire faisait de l'établissement une « fabrique de malheureux » qui profitait aux clients des ventes aux enchères, soit, d'après Le Salariat, la « bande de vampires qui vient régulièrement s'emparer, à des prix dérisoires, des choses appartenant au pauvre monde. » L'intérêt réclamé apparaissait d'autant plus excessif que dans d'autres villes, des établissements semblables ne percevaient que 5, 4, 3 et même 1 % seulement sur les prêts. L'hebdomadaire critiquait également l'anarchie qui régnait à l'intérieur de l'organisme local. Les employés jouaient à la balle avec les nantissements et l'attente aux guichets était très longue. Les premiers arrivés étaient les derniers servis. Il ne fallait pas accorder la moindre créance aux paroles du directeur qui était particulièrement visé par les critiques socialistes. Comme ses collègues des hospices et de l'octroi municipal, il avait été placé à la tête d'une des administrations municipales par Louis Ricard, l'ancien maire de Rouen. Ensemble ils étaient de « faux libres-penseurs ». Le Salariat ajoutait :

Vous êtes encore de faux démocrates, car vous êtes les valets à tout faire des possédants, les larbins des intrigailleurs politiques ; car vous écrasez le peuple, en doublant, par vos passe-droits, par

(38) Le Salariat. Organe ouvrier normand, 15 septembre 1889.

(39) K. MARX, Le capital, III, cinquième section : « Usure capitaliste », Edition de la Pléiade (Gallimard) établie et annotée par Maximilien Rubel, OEuvres. Economie, II, Paris, 1968, p. 1266 à 1284. En particulier p. 1275 note a. En mai 1871, lors de la Commune de Paris, Léo Frânkel présenta un rapport qui préparait la liquidation des monts-de-piété. Finalement la Commune préféra opter pour le dégagement gratuit des engagements d'effets d'habillement, de meubles, de linges, de livres, d'objets de literies et d'instruments de travail dont le prêt était inférieur à vingt francs. Sur ces aspects consulter B. NOËL, Dictionnaire de la Commune, Paris, 1978, articles sur Léo Frânkel, t. 1, p. 229-301 et sur le mont-de-piété, t. 2, p.108-109.

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votre arrogance, par vos insultes, son lourd fardeau de misère et de honte. Car vous avez pour devise : Heureux les riches ; et pour principe : guerre aux pauvres ! Vous êtes la graine à Ricard : un tas de jésuites ! (40).

L'action philanthropique de l'ancien maire, un avocat protestant élu député républicain en 1885 (41), apparaissait aux socialistes de l'époque comme un moyen destiné à perpétuer la domination de la bourgeoisie capitaliste. Toutefois, malgré la violence de ses critiques, Le Salariat envisageait la possibilité d'une amélioration du mont-de-piété, à condition que la municipalité soit changée. Pour faire diminuer l'intérêt réclamé aux emprunteurs, il préconisait l'aménagement du local, ce qui devait permettre d'employer un personnel moins nombreux et donc d'augmenter les disponibilités financières de l'établissement. Il fallait aussi réserver les bénéfices et les « bonis » sur la vente des objets non dégagés à l'amortissement des frais généraux, au lieu de les verser aux hôpitaux.

Or cette réforme avait déjà été adoptée depuis 1886, grâce, précisément, à l'intervention de Louis Ricard qui avait favorisé la séparation des hospices et du mont-de-piété. L'établissement devant rembourser les capitaux prêtés par les hôpitaux, ce n'est qu'après 1899 que des améliorations ont pu intervenir dans son fonctionnement. Au début du xxe siècle, les dépenses annuelles ont diminué grâce à l'acquisition de l'immeuble principal. La perception des « bonis » et des bénéfices a permis un meilleur accueil de la clientèle ainsi qu'une baisse de l'intérêt à deux reprises. Celui-ci a été ramené à 9 % en 1901 puis à 7 % plus un droit fixe variable selon le type de prêts en 1909. Ces diverses améliorations ont contribué à atténuer les conflits d'autorité qui éclataient fréquemment à l'intérieur du montde-piété au xixe siècle. Elles ont surtout favorisé un début de réhabilitation de l'institution qui a trouvé des défenseurs.

La fin du xixe siècle et le début du xxe siècle correspondent à une période de mutation dans les conceptions de l'assistance. Le libéralisme absolu qui voulait réduire le rôle de l'Etat et refusait le droit des indigents à l'assistance est progressivement abandonné. Le

(40) Le Salariat, 3 novembre 1889.

(41) Lors des élections de 1885 Ricard avait annoncé qu'il démissionnerait de sa fonction de maire s'il était élu député. En 1889 et 1893 Louis Ricard est réélu comme républicain. Il devient à la Chambre vice-président de la commission d'Assistance et de prévoyance sociale dont Léon Bourgeois, le père du « solidarisme », est élu président. Après avoir été ministre de la Justice et des Cultes dans le cabinet Loubet entre février et novembre 1892 il occupe le portefeuille de ministre de la Justice dans le cabinet Bourgeois du 1er novembre 1895 au 23 avril 1896. Aux élections législatives de 1898 il se présente sous l'étiquette radicale et est réélu dès le premier tour. Par contre en 1902, malgré l'appui de la gauche et des socialistes qui ne présentent pas de candidat, il est battu par Borgnet, un « progressiste » soutenu par les républicains modérés, la droite, les nationalistes, les ralliés et les libéraux. Après cet échec Ricard renonça à toute activité politique pour se consacrer au barreau. Sur l'évolution politique de Louis Ricard se reporter au Dictionnaire des parlementaires français de A. ROBERT et G. COUGNY, Paris, 1889, continué par J. JOLLY, Paris, 1960, t. 1er (période 1889-1940). Voir aussi M. BOIVIN, Elections et plébiscites 1848-1914. L'Opinion publique en Seine Inférieure, Rouen, CRDP, 1971. On trouvera d'utiles indications sur l'action philanthropique de l'ancien maire de Rouen dans E. MARNIER, L'Assistance publique à Rouen de 1848 à 1914, maîtrise d'histoire, université de Rouen, 1971 et S. RABOUIN, Louis Ricard. Maire de Rouen, conseiller général, députe, ministre, maîtrise d'histoire, Rouen, sans date.

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ministre de l'Intérieur Barthou l'affirma clairement en 1897 dans son discours au deuxième Congrès national d'assistance tenu à Rouen et au Havre :

Il n'est plus personne, je crois, qui au nom de je ne sais quels principes abstraits, de quelles théories intangibles, veuille proclamer la neutralité de l'Etat, car Messieurs, proclamer la neutralité de l'Etat en matière sociale, c'est avouer l'abdication et la faillite de ses devoirs. Mais l'Etat ne peut pas tout faire, et c'est à la fois une grande chimère et un grand danger de vouloir tout attendre de lui A côté de l'Etat, il y a les efforts du département et de la commune, et à côté de l'intervention de ces corps collectifs, il y a l'effort continu, persévérant, nécessaire de l'initiative individuelle (42).

Dans le contexte de l'époque, encore marquée par les effets de la dépression économique, au moment du développement du socialisme et des tensions politiques consécutives à l'affaire Dreyfus, les critiques sur la moralité des emprunteurs devenaient marginales, même si elles continuaient d'exister. L'action sociale devait rendre vaine la prédication socialiste. D'où l'hostilité du Salariat à l'égard de la philanthropie. Mais les idées avancées par l'hebdomadaire rencontraient peu d'écho. Ce journal n'était lu que par une minorité de travailleurs et la majorité des syndicats rouennais était réformiste. D'autre part, malgré leurs insuffisances et leurs finalités, les institutions philanthropiques, dont le mont-de-piété, apparaissaient nécessaires. Leur dénonciation ne pouvait être comprise par les nombreux miséreux qui étaient obligés d'y avoir recours (43).

C'est pourquoi, en définitive, l'action des « républicains de progrès » a entraîné la marginalisation des critiques libérales et socialistes. Parmi ces hommes politiques dont le représentant au niveau local était Louis Ricard, figuraient d'anciens amis de Gambetta, des membres de l'Union républicaine ou de la gauche républicaine, des radicaux et des radicaux socialistes mais aussi certains socialistes indépendants, tels Millerand et Viviani. Ces défenseurs des monts-depiété ont favorisé une certaine réhabilitation de l'institution (44). Il ne faudrait cependant pas exagérer la portée bénéfique de leur action,

(42) Deuxième Congrès national d'assistance tenu du 15 au 19 juin 1897 à Rouen et au Havre, Rouen, 1898, p. 150.

(43) ADSM, 10 MP 2004, grèves 1890-1894, en particulier la lettre du préfet au ministre de l'Intérieur, le 17 mars 1890, qui insiste sur la faible influence des « agitateurs socialistes et anarchistes » parmi les' ouvriers du département et sur la diffusion restreinte du Salariat. Sur les attitudes et la condition des ouvriers voir J. QUILLIEN, Le Monde ouvrier dans la région de Rouen 1886-1896, maîtrise d'histoire, Rouen, 1976. M, PERROT, Les Ouvriers en grève, op. cit. Sur le comportement des guesdistes à l'égard des grèves et sur leur action politique à la fin du XIXe et au début du XXe siècle se reporter à la thèse de Cl. WILLARD, Les Guesdistes, Paris, 1965.

, (44) Parmi les personnalités politiques favorables aux monts-de-piété, le directeur de l'établissement rouennais citait en 1912 MM. Floquet, Constans, Fallières, Louis Martin, Renou, Millerand, Viviani et Strauss. Il évoquait aussi le rôle bénéfique de la Société internationale pour l'étude des questions d'assistance qui avait préparé une grande partie des lois sociales promulguées à la fin du xixe et au début du xxe siècle. Son secrétaire général, G. Rondel, était un vigoureux défenseur des monts-de-piété.

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ni l'importance des modifications intervenues dans l'établissement rouennais.

2) Une modification du rôle du mont-de-piété de Rouen ?

L'étude de son activité et de sa clientèle au début du xxe siècle met en évidence quelques changements mais aussi des permanences par rapport à la période antérieure.

A partir des années 1895-1900, les opérations du mont-de-piété ont diminué, surtout après 1906, lorsque la conjoncture économique et sociale s'est dégradée, notamment dans l'industrie textile. La baisse de l'activité de l'établissement rouennais est d'autant plus singulière qu'elle contraste avec l'essor de celle de l'ensemble des autres montsde-piété français, au début du xxe siècle. Cette différence apparaît à l'évidence dans le tableau suivant (45) :

Engagements et renouvellements au début du XXe siècle (sommes : francs courants)

Années France Rouen

1900 108 249 641 1407 464

1901 115 229155 1425 542

1902 110 929 406 1561679

1903 109 426 923 1525 321

1904 112 172 230 1455 317

1905 110 594 461 1483 413

1906 113 711691 1590 672

1907 117 331831 1430 734

1908 119 286 449 1359 393

1909 116 701672 1350 787

1910 113 286 731 1352 528

1911 118 613 484 1352 054

1912 121470 732 1351218

1913 121554 471 1380121

Alors que les statistiques nationales sont en général orientées à la hausse, les chiffres locaux, en progression jusqu'en 1906, si l'on excepte quelques fluctuations négatives, indiquent ensuite une baisse sensible. A partir de 1907, les graves difficultés du textile qui, malgré le développement de nouvelles activités, demeurait le fondement industriel de la région, n'ont donc pas entraîné un recours accru à l'établissement de prêt sur gages (46).

(45) Pour la France se reporter à l'annuaire statistique de la France pour les années considérées ou à la Statistique annuelle des institutions d'assistance. En 1900 il y avait 43 monts-de-piété en France métropolitaine. Ce nombre est passé à 44 en 1905, avec l'ouverture d'un établissement à Orléans, puis à 45_ en 1909. Ensuite le nombre est redescendu à 44. Ces quelques fluctuations n'ont guère influencé l'évolution des opérations de l'ensemble des monts-de-piété.

(46) Sur le contexte économique rouennais à l'époque se reporter à l'Histoire de Rouen, op. cit., p. 339 à 342. Voir également A. ALEXANDRE, «L'évolution industrielle de la vallée du Cailly (1850-1914)», Etudes normandes, 3e trimestre 1972.

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La diminution des opérations, qui, cette fois, n'est pas spécifique à notre mont-de-piété, s'est accentuée durant la Première Guerre mondiale. Après 1918, seules les statistiques des nantissements en magasins relatives aux sommes ont connu une progression marquée qui traduit le phénomène inflationniste de l'après-guerre. Par contre le nombre d'articles s'est maintenu à un niveau inférieur à celui atteint avant 1914 (47).

On ne peut pas invoquer une amélioration conjoncturelle dans la région ou l'évolution de la population rouennaise, qui a continué de s'accroître, pour expliquer cette baisse d'activité. Elle a surtout été due au développement des oeuvres d'assistance et de prévoyance, aux effets des premières lois sociales et, durant le premier conflit mondial, au plein emploi (48). Ces différents facteurs ont rendu moins nécessaire le recours au « clou ». Sans doute, en dépit de la persistance du malaise de l'industrie cotonnière avant 1914, faut-il prendre en considération une certaine amélioration de la condition ouvrière. Grâce à la reprise économique elle s'est confortée durant les années 1920, bien que l'augmentation des prix et la crise de 1921 aient été durement ressenties par les milieux populaires (49). Il faut également tenir compte de la baisse du cours de l'argent, très sensible au début du xxe siècle, malgré quelques hausses temporaires. Les effets de la dépréciation du métal argent étaient renforcés par l'attitude des commissaires-priseurs, responsables des déficits des ventes. Par exemple, en 1902, les appréciateurs effectuèrent d'importantes réductions sur les renouvellements de l'argenterie. Certains emprunteurs qui ne pouvaient pas rembourser la somme équivalente à la réduction opérée durent laisser vendre leurs objets (50).

La composition des emprunteurs a également joué un rôle. Contrairement à celle d'autres établissements, Marseille ou Paris notamment (51), la clientèle du mont-de-piété rouennais est restée essentiellement populaire. C'est ce que confirme la modestie des engagements effectués à Rouen, surtout si on les compare avec ceux des autres institutions de prêt sur gages, au moins pour les années 1901-1905 (52) :

(47) Voir les graphiques précédents.

(48) En mai 1913, le président du conseil des directeurs de la Caisse d'épargne de Rouen affirmait : « Hier, nous représentions pour les classes laborieuses la seule forme de l'épargne. Aujourd'hui, nos institutions sont en lutte avec d'autres similaires qui nous font une concurrence redoutable. Les guichets de_ la Caisse d'épargne postale, ouverts en mille endroits, les sociétés de capitalisation et d'épargne avec leurs promesses de lots en argent, les sociétés de secours mutuels avec les avantages variés qu'elles offrent à leurs membres, les associations de constructions bon marche, les retraites ouvrières enfin sollicitent de tous côtés la clientèle qui autrefois s'adressait uniquement à nous » (Séance du 3 mai 1913).

. (49) Histoire de Rouen, op. cit., p. 385-390. A. DANTAN, « Le développement de l'industrie dans les cantons de Sotteville et de Grand-Couronne 1914-1939 », Etudes normandes, n° 3/4, 1974. Sur la vie chère qui s'est accentuée durant la guerre voir C. POLLET, La Vie quotidienne des Rouennais pendant la guerre de 1914-1918, mémoire de maîtrise, université de Rouen, 1974.

(50) Archives municipales de Rouen, 4 Q 1, compte moral et résumé des opérations du mont-de-piété pour l'année 1902.

(51) Sur les établissements de Marseille et de Paris voir les ouvrages cités de M. Monteil et E. Duval. En ce qui concerne le mont-de-piété de Paris, de loin le plus important de tous, une étude précise reste à faire.

(52) Pour la France, se reporter à la Statistique annuelle des institutions a assistance. Année 1906, p. 83. Les résultats de Paris ne sont pas compris dans ces chiffres.

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Engagements effectifs par quotité (%) 1901-1905

Nombre d'articles Sommes prêtées

Classes de quotité

France Rouen France Rouen

moins de 5 F 42,68 43,56 7,7 12,06

de 5 F à 10 F 33,83 36,45 13,9 20,59

total moins de 10 F 76,51 80,01 21,6 32,65

de 11 à 25 F 12,00 11,20 11,9 13,47

de 26 à 50 F 6,15 5,27 13,3 12,05

de 51 à 100 F 3,24 2,30 13,9 13,34

de 101 à 500 F 1,88 1,15 22,5 26,33

de 501 à 1000 F 0,14 0,02 6,0 1,58

au-dessus de 1000 F 0,08 0,00 10,8 0,53

total plus de 100 F 2,10 1,17 39,3 28,44

Nous constatons qu'en moyenne durant ces années, les prêts inférieurs à 10 F étaient plus nombreux à Rouen que dans les autres monts-de-piété de province. A l'inverse, les engagements effectifs supérieurs à 100 F étaient plus fréquents dans les autres établissements.

La modestie de la clientèle s'explique aisément dans une ville comme Rouen, où, au seuil du xxe siècle, la proportion des domestiques, des ouvriers et des journaliers atteignait 57 % de la population, les employés, les boutiquiers et les professions « bourgeoises » avoisinant 14 % chacun (53). Toutefois, des nuances sont nécessaires. Certes, en 1905-1907 avec un prêt effectif moyen de 12,56 F, le « clou » normand ne figurait pas parmi les 11 premiers établissements pour lesquels la quotité moyenne était la plus forte. Mais il n'était pas non plus parmi les 11 monts-de-piété où elle était la plus faible. Parmi les 45 institutions similaires existantes à l'époque, la situation rouennaise était donc intermédiaire (54). La nette prépondérance des petits emprunteurs ne doit pas faire oublier l'existence de clients appartenant à des classes sociales plus aisées.

L'analyse de l'évolution des prêts secrets, faits par l'entremise du directeur seul, conforte cette idée. Ce service, ouvert en 1841, était surtout utilisé par des personnes ayant le souci de la discrétion, le plus souvent des petits boutiquiers et des petits artisans, parfois quelques gros commerçants, voire des industriels (55). De la fin du xixe siècle à 1923, il a connu deux périodes d'essor : entre 1897 et 1910 et pendant le premier conflit mondial durant les années 19141916. Par rapport au nombre d'articles engagés et renouvelés, le pourcentage représenté chaque année par les prêts secrets a alors

(53) J.-P. CHALINE dans La Normandie de 1900 à nos jours (sous la direction de G. DÉSERT), Toulouse, 1978, p. 79.

(54) Statistique annuelle des institutions d'assistance. Année 1908, p. 225.

(55) D'après M. Caquineau, ancien directeur de la Caisse de crédit municipal de Rouen de 1951 à 1971 et qui est entré au mont-de-piété en 1921 comme simple employé (entretien accordé le 21 avril 1978). Avant 1897, le pourcentage représenté par le nombre de prêts secrets n'a jamais atteint 2 %.

HISTOIRE DU MONT-DE-PIÉTÉ DE ROUEN 89

dépassé 2 %, ce qui reste modique. Leur part dans le montant des engagements et des renouvellements a été plus élevée puisqu'en 1905, 1915 et 1916, les pourcentages ont dépassé 8 %. Mais le maximum atteint en 1892 (12,55 %), par suite de la venue au mont-de-piété de commerçants étrangers à la ville, n'a jamais été retrouvé. Habituellement, la proportion de ce type d'emprunts évoluait entre 4 et 7 % du montant des prêts. Par définition, il est impossible de préciser la nature exacte des objets ainsi engagés. Ils concernaient des gages d'une valeur relativement considérable. Entre 1920 et 1923, le prêt moyen des engagements et renouvellements, en très nette progression par rapport aux années antérieures, a évolué entre 30,26 F et 33,37 F, soit moins du quart de la valeur moyenne des prêts secrets à la même époque. Peu d'engagistes s'adressaient directement au directeur mais ils effectuaient des emprunts importants, déposant au mont-de-piété des objets précieux, en particulier des bijoux anciens.

La part de l'argenterie et des bijoux parmi les nantissements en magasins est restée considérable pendant tout le début du xxe siècle. Cependant, elle a eu tendance à diminuer, sauf durant la guerre, ce qu'indique le tableau reproduit page 90 (56).

Durant les hostilités, des clients ordinairement plus aisés ont eu recours au « clou », ce qui explique le pourcentage relativement élevé représenté par les objets précieux en 1915. Les femmes, qui, ordinairement, formaient déjà la majorité des emprunteurs, sont alors venues en plus grand nombre. Souvent, il s'agissait des épouses des mobilisés appartenant aux « classes moyennes » qui ne pouvaient plus subvenir aux besoins de leur famille. Le premier conflit mondial a en effet entraîné une paupérisation de nombreuses familles de rentiers, de fonctionnaires et de professions libérales (57).

L'immédiat après-guerre a été très dur pour les classes populaires, en proie aux difficultés économiques des années 1920-1921. En 1923, leur situation, quoique améliorée, restait encore pénible, d'où l'importance de la part représentée dans les nantissements par le linge, les draps et les toiles. Nous constatons même une progression de ces articles par rapport au début du siècle. Quelques-unes des autres rubriques reflètent les mutations de l'époque et la diffusion progressive de nouvelles commodités comme les machines à coudre et les bicyclettes.

Au total, malgré une diversification de la clientèle, il n'y a pas eu de changements très sensibles dans la composition sociale des habitués du mont-de-piété depuis la fin du xixe siècle. En l'absence de statistiques socio-professionnelles, nous pouvons seulement présumer une légère augmentation des « classes moyennes » qui comprenaient surtout des commerçants et des artisans. Leur pourcentage parmi les emprunteurs évoluait entre 20 et 30 % (58). Les catégories plus modestes — ouvriers, domestiques, petits employés —, proportionnellement

(56) Sauf pour 1907 et 1914 nous disposions de statistiques de cette sorte Pour les années 1899-1923. Nous avons dû regrouper certaines rubriques, notamment les tableaux et les instruments de musique. „.(") C. POLLET, La Vie quotidienne des Rouennais pendant la guerre, op. cit., et

stoire de Rouen op. cit- P- 389(58)

389(58) confirmé par M. Caquineau (entretien accordé le 21 avril 1978).

Les diverses sortes de nantissements en magasins au 31 décembre (%) (nombre d'articles)

Articles 1900 1905 1910 1913 1915 1923

Argenterie et bijoux 46,79 45,18 40,36 40,97 45,82 37,01

Pendules (cartels et réveils) 1,24 1,10 1,25 1,14 1,06 0,93

Glaces et caves à liqueurs 0,33 0,35 0,24 0,19 0,18 0,26

Tableaux et instruments de musique 0,27 0,52 0,51 0,48 0,44 0,35

Volumes reliés et brochés — 0,24 0,17 0,17 0,16 0,13

Bicyclettes 0,10 0,35 0,43 0,61 0,61 1,02

Fusils et carabines 0,15 0,14 0,13 0,13 0,12 0,09

Bronzes et simili-bronzes 0,08 0,19 0,32 0,33 0,32 0,22

Appareils de photo 0,09 0,17 0,21 0,15 0,16 0,15

Lampes et flambeaux 0,24 0,27 0,23 0,16 0,15 0,12

Machine à coudre 0,21 0,47 0,85 1,17 1,06 0,96

Machines à écrire — — 0,01 0,01 0,01 0,01

Matelas, lits de plume 1,10 1,14 0,74 0,53 0,49 0,65

Meubles 0,55 0,64 0,56 0,54 0,44 0,65

Soieries et dentelles — 0,15 0,11 0,14 0,15 0,07 Métal blanc, jumelles, dmanderie,

parapluies, etc. 2,95 3,24 2,67 2,46 3,40 4,72

Linge, effets, draps, toiles 45,82 45,77 51,11 50,75 44,93 52,57

o o

HISTOIRE DU MONT-DE-PIÉTÉ DE ROUEN 91

bien plus importantes, représentaient 70 à 80 % des engagistes. La clientèle de l'établissement rouennais est donc restée essentiellement populaire, même si les membres des « classes moyennes » ruinées par la guerre sont devenus plus nombreux en fin de période. En fait, cette progression a été très limitée. Cette caractéristique peut s'expliquer par l'apparition à Rouen de plusieurs établissements financiers à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle. Elle tient sans doute davantage à la méfiance des Normands à l'égard du crédit populaire et envers une institution longtemps méprisée (59). Notre mont-de-piété a eu beaucoup de mal à se faire accepter par une nouvelle clientèle potentielle. S'il n'était plus véritablement un « baromètre de la misère publique », il n'était pas encore devenu un réel établissement de crédit.

D'autre part, certaines de ses insuffisances antérieures ont continué d'exister. Sa situation financière est demeurée précaire. Il est même possible que le manque de capitaux après 1908 ait concouru à la diminution des opérations. Durant la guerre, la baisse des droits et intérêts perçus par le mont-de-piété, la suspension momentanée des ventes et l'augmentation des charges ont compromis son équilibre budgétaire. De plus, malgré les efforts de l'administration et de la direction, l'insuffisance des prêts accordés par les commissaires-priseurs et le trafic des reconnaissances, deux défauts majeurs dans le fonctionnement du « clou » au XIXe siècle (60), ont subsisté. Les conditions de travail et de rémunération du personnel sont restées mauvaises, en dépit d'une certaine amélioration.

Plusieurs mesures vont s'avérer nécessaires, quoique insuffisantes, soit pour rétablir l'équilibre financier de l'établissement, soit pour attirer une nouvelle clientèle et accentuer le caractère bancaire de l'institution.

A partir du 1er janvier 1920, le montant du taux d'intérêt réclamé aux emprunteurs fut élevé à 10 % sur tous les prêts plus un droit

(59) Sur la méfiance des Normands en matière de crédit et leur prudence voir les passages consacrés à ces problèmes par J.-P. CHALINE dans l'Histoire de Rouen, op. cit. et ses articles : « La banque à Rouen au XIXe siècle », Revue d'histoire économique et sociale, 1974, n° 3 ; « L'évolution d'une place financière : Rouen du Directoire à la Seconde Guerre mondiale », Etudes normandes, 1980, n° 2.

(60) Le commissaire-priseur de service avait tendance à sous-évaluer les gages car il était responsable des déficits des ventes. Par contre le commissionnaire qui percevait un pourcentage sur le montant de ses opérations avait intérêt à «défendre» le gage, d'autant plus qu'il connaissait bien les clients exacts à rembourser. Cette contradiction a entraîné de nombreux conflits entre les appréciateurs et les commissionnaires du XIXe siècle. La direction et l'administration soucieuses des intérêts des emprunteurs et de ceux de l'établissement reprochaient également aux commissaires-priseurs l'insuffisance des prêts. Quant au trafic des reconnaissances, il faut distinguer deux cas. La législation française Bavait pas prohibé la vente des reconnaissances qui'étaient des titres au porteur. On s'était ainsi abstenu d'enlever une dernière ressource aux emprunteurs les plus pressés par la nécessité et d'imposer une limitation qu'il aurait été facile Q éluder dans la plupart des cas. Cependant, les directeurs rouennais ont essayé, sans grand succès, de limiter ce trafic dont profitaient les brocanteurs en partiS ,r- Par contre, le prêt sur reconnaissances était formellement interdit car il n était, sur une échelle réduite, qu'un prêt sur gages, dont le mont-de-piété avait le monopole. Voici un exemple, évoqué en février 1843 par le directeur, Qui donnera une idée de l'ampleur de ce trafic : « Vous vous rappelerez, Messieurs, <luau mois de novembre dernier, j'ai eu l'honneur de vous informer que 1400 ou 1500 reconnaissances avaient été saisies chez un brocanteur qui les tenait, à titre de garantie, d'emprunteurs auxquels il avait prêté de petites sommes dont la plupart n'étaient que de 50 c à 1 F.» Les intérêts réclamés vanaient selon la durée du prêt entre 120 % et 600 % par an !

92

Y. MAREC

fixe de 2 % pour les prêts de 6 F et au-dessus. En outre, un droit supplémentaire de 3 % fut prélevé sur le montant des sommes avancées sur les meubles, les pianos et les bicyclettes. Cette décision avait été adoptée car l'expérience avait montré que beaucoup d'emprunteurs se servaient de l'établissement comme d'un garde-meubles ! Pour justifier cette forte augmentation, les administrateurs invoquèrent les hausses qui étaient intervenues dans d'autres monts-de-piété depuis la fin de la guerre. Le tableau suivant illustre cette situation (61).

_ ... Taux d'intérêt „, ,

Etablissements avant la guerre Taux en septembre 1919

Paris 7 % 8 %

Bordeaux 6 % augmentation prévue

Douai 10 % fermé (momentanément)

Le Havre 7 % 10 % + droit fixe 1 %

Lyon 6 % 8 % + droit fixe 1 %

Nancy (possède des ressources

personnelles) 5 % augmentation prévue

Nantes 8,50 % 10 % + droit fixe 1 % +

droit fixe 5 % sur meubles + droit fixe 2 % sur bicyclettes et machines à coudre. Nice 6 % 8 % + droit fixe 2 %

Toulon 7 % 8 %

Toulouse 6 % 7 % + droit fixe 2 %

Versailles 6 % 6 % + droit fixe 1 %

Rouen 7 % + droit fixe 10 % + droit fixe 2 % pour

1 % pour les prêts les prêts de 6 F et au-dessus de 6 F et au-dessus + 3 % pour les meubles, pianos et bicyclettes.

Une autre mesure, moins traditionnelle, fut adoptée la même année. A partir du 1er juillet 1920, les emprunteurs purent engager des valeurs mobilières. Ce nouveau service devait fournir des recettes importantes car on supposait que les prêts ainsi effectués seraient plus élevés que ceux qui étaient accordés sur les gages corporels. Il s'adressait en effet aux petits propriétaires, rentiers et cultivateurs qui avaient besoin d'argent. Le prêt sur valeurs mobilières manifeste l'adaptation du mont-de-piété aux nouvelles réalités économiques et sociales de l'après-guerre, notamment la paupérisation de certaines familles appartenant aux « classes moyennes ». En mai 1934, Paul Maze, président de la Conférence permanente des Caisses de crédit municipal

(61) ADSM, 4 x 61, relèvement du taux d'intérêt des prêts, séance du 9 septembre 1919.

HISTOIRE DU MONT-DE-PIÉTÉ DE ROUEN 93

et monts-de-piété français, justifiait ainsi le nouveau rôle des institutions de prêt sur gages :

L'Ancien Régime, la Révolution, le xixe siècle nous avaient constitués les banquiers de la misère et voici que l'histoire a déplacé la misère ! Et voici que par la force des événements, nous sommes devenus les banquiers d'une émouvante liquidation sociale. Toute la question est de savoir si la protection jugée nécessaire dans le passé contre les écumeurs de la misère sera refusée à ceux qu'elle avait épargnés jusqu'ici et dont le tour est venu de payer le tribut ! Si l'organisation séculaire, dont la robuste vitalité à travers le temps a justifié la raison d'être, refusera ses services aux classes nouvellement atteintes ou si elle s'adaptera aux besoins de l'heure? (62).

Ces propos, tenus en pleine affaire Stavisky, tendaient à réhabiliter des établissements particulièrement décriés à l'époque (63). Ils traduisent cependant assez bien les modifications intervenues dans la fonction de l'institution. Toutefois, à Rouen, les espoirs mis dans la création du prêt sur valeurs mobilières ne se réalisèrent guère. De même, l'adoption en octobre 1923 du titre de « Caisse de crédit municipal de Rouen » qui, selon le directeur, devait apporter à son établissement « le "moderne" qui ne lui est tout de même pas interdit » (64) n'eut pas beaucoup d'influence sur la composition de la clientèle avant la Seconde Guerre mondiale. Pendant longtemps, le vocable « mont-de-piété » survécut et il arrive qu'il soit encore utilisé. C'est que l'efficacité des mesures institutionnelles est tributaire du politique, de l'économique et du social mais aussi du mental.

Le mont-de-piété, une structure désuète ? Rien n'est moins sûr. Certes, l'appellation évoque les temps reculés où l'Eglise avait en charge l'assistance. Mais au-delà de cette première impression, la réalité apparaît tout autre. Il n'y a pas de différence de nature entre les

(62) Archives municipales de Rouen, 4 Q 1, Affaires générales, Conférence permanente des Caisses de crédit municipal et monts-de-piété français, Nantes, 14 mai 1934, M. Paul Maze, président (12 pages).

(63) Rappelons-le, l'escroc qui bénéficiait d'appuis importants dans les milieux officiels persuada le député-maire de Bayonne de fonder un Crédit municipal. Celui-ci émit des bons de caisse dont l'importance dépassait largement les besoins du service. L'argent emprunté servait en fait à renflouer Stavisky. La découverte de l'escroquerie, outre ses conséquences politiques, déclencha une véritable campagne contre les Caisses de crédit municipal, à tel point, d'après M. Caquineau (entretien cité), que la plupart des employés de cette institution passèrent un moment pour des filous. On accusa les caisses d'être devenues des établissements commerciaux, de participer à un « socialisme d'Etat », et d'avoir voulu «tendre délibérément leur clientèle aux classes moyennes. Ce discrédit entraîna 1 application en 1936 d'un nouveau règlement multipliant les contrôles de la gestion des crédits municipaux. Sur ces aspects se reporter à J.-P. RETOUT, Les Laisses de crédit municipal, op. cit., p. 16.

(64) Archives municipales de Rouen, 4 Q 1, Affaires générales, dossier chanSement de titre, lettre du directeur à l'administrateur Rouillard, 10 octobre 1923. *e reporter également à N. POULLAIN, Quelques notes sur le mont-de-piété à ™«en, Rouen, 1924, 9 pages, en particulier p. 7 et 8.

94 Y. MAREC

crédits municipaux et leurs lointains ancêtres. Ce sont les modifications des conditions historiques dans lesquelles évoluaient les montsde-piété qui ont permis le développement de leurs potentialités. L'ambivalence de l'institution explique ses facultés d'adaptation à de nouvelles réalités.

Créée pour soulager les miséreux, elle prenait aussi en considération l'essor de l'économie monétaire. Son rôle, il est vrai essentiel, dans le domaine du secours aux pauvres, n'était pas exclusif. Les monts-de-piété pouvaient également devenir des établissements de crédit à la consommation, voire à la production.

En France, l'hostilité envers le crédit populaire et la liaison avec les hospices les ont, pendant longtemps, cantonnés dans un rôle d'assistance. Le cas rouennais est exemplaire à cet égard. Jusqu'à la fin du xixe siècle notre établissement a surtout été un « baromètre de la misère publique ». Ensuite sa fonction ne s'est modifiée que très progressivement. La lenteur de l'évolution, comparée à celle d'autres organismes similaires, tient à la spécificité des conditions économiques, sociales et mentales propres à la région rouennaise. Il faudra attendre l'après-Seconde Guerre mondiale pour voir s'affirmer l'aspect bancaire de l'institution.

Mais dès le début du xxe siècle, une mutation s'esquisse. Cette modernité potentielle des monts-de-piété, négligée par les socialistes du xixe siècle qui n'y voyaient que des « fabriques de malheureux », a permis la survie d'établissements apparus à la fin du Moyen Age. On peut se demander si ceux-ci, finalement, n'ont pas favorisé l'évolution capitaliste, dans la mesure où ils constituaient une justification du prêt à intérêt et du crédit, y compris pour les classes populaires. Ils introduisaient aussi une certaine souplesse dans les rapports sociaux en participant à la philanthropie. Etudier l'histoire des montsde-piété, c'est contribuer à une lecture sociale de la croissance économique. D'autres recherches pourraient préciser ces vues (65).

(65) Sur ces aspects se reporter à J. BOUVIER, « Pour une analyse sociale de la monnaie et du crédit : xixe-xxe siècle », Annales E.S.C., juillet-août 1974, p. «* 826.

L'union des syndicats des travailleurs

algériens USTA :

la brève existence du syndicat messaliste

(1956-1959)

par Benjamin STORA

En juillet 1955, le Comité de coordination du Rassemblement démocratique africain se réunit à Conakry. Le Parti démocratique de Guinée met à l'ordre du jour « la désaffiliation des centrales africaines des organisations métropolitaines ». En novembre, à Kaolack, le Comité général de l'Union territoriale des syndicats de Mauritanie et du Sénégal décide la suppression des unions locales CGT et la création de centrales africaines (CGTA). Le 15 février 1956, la rupture est consommée entre la CGT française et la CGTA, les trois secrétaires généraux dissidents sont exclus. A un jour près, presque simultanément, le 14 février 1956, la première centrale syndicale algérienne, l'Union des syndicats des travailleurs algériens (USTA) voit le jour. Dix jours plus tard, un autre syndicat algérien est créé : l'Union générale des travailleurs algériens (UGTA).

Le caractère nationaliste des organisations syndicales des territoires français, en cette année de 1956, est particulièrement net. Les revendications économiques et sociales exprimées depuis de longues années dans les mêmes termes que par les travailleurs européens aboutissent à la revendication de la personnalité africaine, de la personnalité algérienne.

Apparemment, au vu de l'émergence de ces organisations indépendantes, il y a opposition entre le politique et l'économique, et « la lutte de libération a raison de la lutte des classes » (1). Cela constitue le premier motif qui nous a conduit à suivre l'itinéraire de l'USTA. A-t-elle opposé dans son programme et sa pratique la question de l'indépendance à la défense des intérêts matériels et moraux des travailleurs algériens ? L'UGTA, pour sa part, critiquait la CGT pour son « incompréhension du caractère national de la lutte et l'accent mis faussement sur la lutte de classes et les revendications économiques et sociales » (2).

(1) R. GALLISSOT, « Syndicalisme et nationalisme. La fonction de l'Union générale des travailleurs algériens, ou du syndicalisme CGT au syndicalisme algérien U954-1956-1958 »), Le Mouvement social, janvier-mars 1969. R. Gallissot critique cette problématique.

(2) L'Ouvrier algérien [Organe de l'UGTA], mars 1960.

96 B. STORA

Mais l'intérêt principal de l'étude que nous allons aborder réside dans l'examen d'une organisation forte de 15 000 membres qui a totalement disparu, et dans les conditions de cette disparition. L'USTA a été créée par le MNA, l'UGTA par le FLN. Nous n'avons pas pour cet essai retracé l'histoire du conflit entre les deux formations politiques, ce conflit reste à écrire. Simplement, il nous a paru nécessaire de montrer, loin de toutes considérations partisanes surgies en fonction des impératifs de l'époque, l'histoire d'une organisation qui fournira nombre de cadres ouvriers à la centrale syndicale de l'Algérie indépendante.

L'USTA a fonctionné essentiellement en France, et a fourni l'exemple, repris par la suite, d'une association défendant les émigrés loin de leur territoire d'origine. Elle a présenté un programme, un type de fonctionnement différent de l'UGTA : priorité accordée au prolétariat dans la lutte de libération nationale, droit de tendance accordé dans ses statuts, place du syndicat par rapport au parti... Ce sont ces aspects que nous allons traiter en définissant d'abord les origines de l'USTA.

I. Les origines de l'USTA

Les 25 et 26 décembre 1955, plusieurs responsables syndicaux de la CGT, membres du MNA de Messali Hadj, se réunissent à Alger. Après la constitution d'un bureau provisoire, l'assemblée décide à l'unanimité la création d'une centrale syndicale algérienne ayant pour nom : Union des syndicats des travailleurs algériens. Le siège social est fixé à Alger, 7, rue Jénina. L'assemblée élit son bureau de la façon suivante : Secrétaire général : Ramdani Mohald, employé à la Régie des transports algériens (RTDA) ; secrétaire adjoint : Djamai Ahmed, employé à l'hôpital ; trésorier général : Bouzerar Said, employé à la RTDA; trésorier adjoint : Ahlouche Achour, employé à l'Electricité et gaz d'Algérie (EGA) ; archiviste : Djermane Areski, employé à la RTDA ; assesseurs : Lamari, employé à l'EGA, Idjouane Akli, employé d'hôpital.

Les statuts de l'organisation syndicale sont déposés le 14 février 1956 à la préfecture d'Alger.

Commentant l'annonce de sa création, Le Monde écrit à propos de l'USTA : « Il apparaît, dit une dépêche AFP datée d'Alger, que ce nouveau syndicat pourrait grouper rapidement de nombreux travailleurs des docks et des ports, des transports urbains et ferroviaires, ainsi que le personnel hospitalier. L'Union des syndicats des travailleurs algériens voudrait également rallier la grande masse des travailleurs agricoles jusqu'ici inorganisés. La CGT avait vainement tenté un effort auprès des agriculteurs » (3). Le fait est que l'USTA dans son communiqué appelle « les travailleurs des usines, des ports, du bâtiment, du rail, des transports, les employés de commerce, des bureaux, les fonctionnaires des services publics, à rejoindre ses rangs afin de mieux défendre leurs intérêts et de contribuer efficacement à la de(3)

de(3) Monde, 21 février 1956.

UN SYNDICAT MESSALISTE, L'USTA 97

fense des intérêts des masses algériennes les plus déshéritées. Plus de deux millions de travailleurs algériens sont dans le chômage ou n'ont pas d'emploi, ils vivent avec leurs familles dans la misère et le dénuement, faute d'allocations de chômage. 1 200 000 ouvriers agricoles, odieusement exploités avec des salaires journaliers de 300 à 400 F, n'ont ni allocations familiales ni Sécurité sociale, et sont de ce fait dans la famine ; ils sont la proie de la maladie et des fléaux sociaux. Aucun débouché n'est offert aux milliers de jeunes Algériens. La grande masse de commerçants écrasés d'impôts, des artisans concurrencés, subissent les uns et les autres les répercussions du drame social dans lequel végète l'Algérie ouvrière, connaissent la ruine, le paupérisme et vont vers la misère » (4).

La provenance sociale des membres composant le bureau de l'USTA, la volonté d'implantation du nouveau syndicat dans la classe ouvrière et la paysannerie algériennes, l'émigration ouvrière en France, amènent à nous interroger sur ce qui constitue la filiation de l'USTA. Un examen attentif de la liste des cadres fondant l'USTA permet d'établir le fait que la plupart viennent de la CGT. Ils étaient membres, parallèlement, de la commission ouvrière du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD). Dans son rapport moral au Ier Congrès de l'USTA, A. Bekhat déclare :

Prenons un seul exemple, dans une des centrales les plus puissantes, la CGT. Les Algériens ont adhéré à la CGT. Les dirigeants de cette organisation ont constitué des commissions de travail nordafricaines [...]. Les 81,8 % des travailleurs musulmans algériens étaient à la CGT. Les 35 750 musulmans qu'elle avait dans ses rangs constituaient les 65 % de ses effectifs, 5 000 étaient adhérents à la CFTC, 2 000 aux syndicats autonomes et 1 000 à FO (5).

Nous n'avons pas d'autre source. Mais plus que les chiffres, c'est la tendance qu'il faut considérer. L'USTA regroupe dès sa fondation de nombreux ouvriers syndiqués à la CGT, ayant une longue tradition de lutte syndicale. Ramdani, Tehafa, Bekhat, Filali, Bensid étaient tous d'anciens militants de la CGT. Mohamed Nadji qui en 1958 deviendra secrétaire de la région parisienne de l'USTA était membre de la commission nord-africaine de la CGT comme délégué aux usines Polliet et Chausson, puis membre du bureau des métaux de la CGT. Cette longue tradition d'appartenance à la CGT plonge ses racines dans la constitution du mouvement nationaliste algérien dans les années 1925-1930. L'Etoile nord-africaine a été créée sous l'impulsion du PCF en France en 1926, au lendemain de la campagne menée contre la guerre du Rif. Plusieurs membres fondateurs de l'Etoile étaient adhérents du PCF, en particulier Hadj Ali Abdelkader, candidat communiste à Paris aux élections législatives de 1924. C'était le cas de Messali lui-même qui confirme cette appartenance dans ses Mémoires :

(4) Appel publié dans La Vérité, 16 mars 1956 [organe du PCI (trotswste)].

(5) «Rapport moral au premier Congrès de l'USTA (28, 29 et 30 juin 1957) », £a Voix du travailleur algérien, juillet 1957. R. GALLISSOT, « La fondation de l'UGTA...», art. cit., p. 9, donne le chiffre de 60 000 syndiqués CGT et adopte cet ordre de vraisemblance quant à la proportion de travailleurs européensalgériens.

98 B. STORA

Hadj Ali m'a fait savoir qu'il serait de la plus haute importance pour la bonne marche des choses d'adhérer en tant que sympathisant au Parti communiste français. Cela, a-t-il ajouté, te fera du bien, et te permettra d'acquérir certaines connaissances qui sont indispensables pour tout militant.

Cela a été fait et j'ai été affecté à la cellule de mon quartier, qui se réunissait dans un local de la rue de Belfort dans le XIe arrondissement (6).

C'est pourquoi, pour comprendre la fondation de l'USTA, nous nous limiterons à suivre l'évolution des rapports entre la CGT et les organisations nationalistes algériennes, plus particulièrement en ce qui concerne les organisations revendiquant l'indépendance de l'Algérie, animées par Messali Hadj.

A) Les rapports entre la CGT et les organisations Messalistes 19461954 I MTLD-PPA

C'est en 1936 que le mouvement syndical réunifié (CGT-CGTU) prend de l'ampleur en Algérie. Néanmoins, la syndicalisation ne touche pas la classe la plus laborieuse et la plus exploitée, c'est-à-dire les ouvriers agricoles. A partir de 1938, l'étouffement de la vie politique et syndicale s'étend sur toute l'Algérie. En 1942, les alliés débarquent en Afrique du Nord et installent le gouvernement provisoire à Alger. Parmi les membres de ce gouvernement provisoire se trouvent certains dirigeants du bureau confédéral de la CGT. La reconstitution de la CGT se développe à une cadence accélérée. Elle obtient à cette époque la priorité de distribution : des rations supplémentaires de ravitaillement pour les ouvriers, des bleus de chauffe, des vêtements de travail, le contrôle de l'embauche sur les chantiers, dans les entreprises et sur d'autres lieux de travail. Tous les locaux nécessaires sont mis à sa disposition par les municipalités « France combattante ». En 1944, la délégation à Alger du bureau confédéral convoque une conférence, les 10 et 11 juin. Une résolution générale est adoptée, précisant qu'en participant à la guerre, « les travailleurs français combattent pour reconquérir leur liberté totale, et les travailleurs algériens défendent leurs intérêts » (7).

Nombreux sont les militants du Parti du peuple algérien clandestin (PPA) (organisation nationaliste réclamant l'indépendance de l'Algérie) qui s'interrogent : pour les uns, la liberté totale, et pour les autres, la défense des intérêts — comme s'il était possible, dans un pays colonial, de défendre les intérêts des travailleurs sans conquérir la « liberté totale », c'est-à-dire le droit du peuple algérien à disposer librement de son sort (8).

Il n'y a dans cette interrogation nulle opposition, selon nous, entre syndicalisme et nationalisme. C'est le vide des propositions de la CGT quant à la question de l'indépendance qui conduit les militants algériens à s'interroger de la sorte.

(6) Il s'agit des Mémoires que Messali Hadj rédigea à la fin de sa vie, entre 1970 et 1972. Messali fait dater son adhésion au Parti communiste de la fin de l'année 1925, six mois avant la création de l'Etoile nord-africaine, en mai 1926.

(7) « Rapport de A. Bekhat au I" Congrès de l'USTA », La Voix du travailleur algérien, juillet 1957.

(8) Interrogations formulées dans le rapport de A. Bekhat.

UN SYNDICAT MESSALISTE, L'USTA 99

Le fossé se creuse en mai 1945. La CGT et le PCA, au moment du soulèvement des masses paysannes affamées, demandent que « les émeutiers et les assassins soient châtiés conformément aux lois en vigueur » (9).

Les Algériens abandonnent en nombre la CGT, qui se retrouve avec 80 000 adhérents (10). Les 26 et 27 juin 1946, dans l'une des séances du « comité de coordination » mis en place par la CGT, la CGT décide « d'adapter » les aspirations syndicales aux problèmes que se posent les travailleurs algériens musulmans.

Une série de mesures sont adoptées, visant à décentraliser les syndicats algériens et à leur permettre de formuler les revendications propres aux travailleurs algériens. Les militants du MTLD, organisation constituée comme l'héritière du PPA, se saisissent de l'occasion pour tenter de transformer le « comité de coordination CGT », dépendant du bureau confédéral de la CGT à Paris, en une centrale algérienne indépendante de la CGT française (11). Dans la bataille qui se livre, il y a renaissance de l'activité syndicale. D'importantes luttes, où sont partie prenante une grande majorité de travailleurs algériens, se déroulent à partir de 1947, notamment chez les dockers (contre la guerre d'Indochine), mais aussi dans le domaine agricole, les mines, le bâtiment, les transports (12). La reprise des adhésions algériennes compense les défections européennes suite à la scission syndicale de 1947. Ce phénomène accentue à l'intérieur de la CGT le problème soulevé plus haut : aux côtés des problèmes économiques et sociaux (salaires, conventions collectives, Sécurité sociale) se pose en même temps la question de la participation effective du mouvement syndical à la lutte contre l'oppression et le régime colonial qui sévit en Algérie. Ce fait est rendu encore plus évident par la création en Tunisie et au Maroc de l'UGTT et de l'UMT, avec l'aide de la CISL.

En France, les travailleurs algériens vont adhérer en nombre à la CGT. A partir de 1945, il y a une forte reprise de l'émigration. La pression démographique, l'absence de revenus, la faiblesse de l'industrialisation en Algérie, les ponctions importantes de la France pour les besoins de la guerre (céréales, légumes secs, pommes de terre, fruits, bétail...), l'absence de crédit et les mauvaises récoltes des années 1944-1945 ont rendu la situation intolérable en Algérie (13). D'autre part, au sortir de la guerre, les besoins de main-d'oeuvre de l'économie française sont grands. Le Plan Monnet estimait indispensable, « vitale [...] l'immigration de 480 000 travailleurs étrangers avant 1947. M. Croizat, alors ministre du Travail, portait ce chiffre à 580 000» (14). Dans cette main-d'oeuvre immigrée, les Nord-Africains, surtout les Algériens, entraient pour un tiers. Avec les massacres de mai 1945, il y a donc là un ensemble de facteurs économiques, psychologiques et politiques qui vont expliquer la soudaineté et l'ampleur de la reprise de l'émigration à partir de 1945.

(9) El Jarida, novembre 1974.

(10) R. GALLISSOT, « Syndicalisme et nationalisme... », art. cit., p. 9.

(11) Témoignage de M. Aklouf, militant du MNA de 1954 à 1958 dans la région parisienne.

(12) « Rapport de Ahmed Bekhat », art. cit.

(13) A. NOUSCHI, La Naissance du nationalisme algérien, Paris, 1961.

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Un des traits de cette émigration, c'est son caractère saisonnier. Ainsi, de 1947 à 1953, il y a eu 746 000 arrivées en France et 561 000 retours, soit un solde de 185 300 (15). L'émigration provient d'abord des régions à très forte densité et aux ressources limitées (Kabylie, plaines du Constantinois). Les régions d'implantation en France sont les régions marseillaise, lyonnaise, parisienne, du Nord et de l'Est. Parmi elles, cinq départements jouent le rôle de pôles d'attraction : les Bouches-du-Rhône avec Marseille, le Rhône avec Lyon, la Seine, le Nord avec l'agglomération de Lille-Roubaix-Tourcoing, les charbonnages et l'industrie lourde, la Moselle enfin, en plein essor industriel (16).

Si l'on compare avec les zones d'implantation depuis 1905, on retrouve exactement les mêmes lieux. Cela permet de comprendre pourquoi l'émigration de 1946-1947, après la césure de la guerre, n'a fait que renouer les fils anciens.

Cela permet également de nuancer le caractère de l'extrême mobilité de la main-d'oeuvre. Cinquante années d'implantation dans des zones géographiques limitées ne vont pas sans une implantation dans le réseau urbain, d'autant qu'en 1946, les épouses et les enfants s'insèrent en nombre croissant dans l'émigration. Ainsi, pour les mois d'août et septembre 1954, un solde migratoire positif s'élève à 520 femmes et 866 enfants (17).

La tendance à la concentration dans un nombre limité de branches donne, dans une certaine mesure, un caractère homogène à ce prolétariat.

Les secteurs privilégiés d'emploi pour la main-d'oeuvre nordafricaine, en 1954, sont avant tout les travaux publics et le bâtiment, 32 % ; 38 % même si l'on y joint les chantiers hydro-électriques, les barrages ; puis les industries mécaniques, 20 %. Enfin, malgré une contraction des effectifs, la production des métaux, 13 %, et les charbonnages, 6 °/o (18).

De plus, la fluctuation de la main-d'oeuvre algérienne s'organise autour de noyaux d'entreprises stables, comme le révèle l'enquête fort instructive de l'INED : Renault (19), Charbonnages de France (20). Enfin, les émigrés restent regroupés avec des originaires de leur douar ou de leur région. L'exploitation intense qu'ils subissent renforce leur hostilité au monde extérieur (21). Cependant, l'Algé(14)

l'Algé(14) MURACIOLE, L'Emigration algérienne, aspects économiques, sociaux et juridiques, Alger, 1950, p. 15.

(15) Documents algériens — 1956 — publiés par le gouvernement général.

(16) Institut national d'études démographiques (INED), Les Algériens en France, étude démographique et sociale [cahier n° 24. Ouvrage publié en collaboration avec les Etudes sociales nord-africaines}, Paris, PUF, 1955.

(17) INED, Les Algériens..., op. cit., p. 61.

(18) Ibid., p. 82.

(19) A la Régie Renault, en 1954, sur 3 238 ouvriers algériens, 80 % avaient de deux à huit ans d'ancienneté (moyenne : 5,4). INED, Les Algériens..., op. cit., p. 116.

(20) INED, Les Algériens..., op. cit., chapitre II : « Les travailleurs nord-africains dans quelques entreprises ».

(21) Sur ce sujet, voir l'article publié dans Socialisme ou barbarie de marsmai 1957, intitulé « Les ouvriers français et les Nord-Africains », p. 146-157.

UN SYNDICAT MESSALISTE, L'USTA 101

rien en usine travaille en équipe et côtoie des travailleurs français. Et la même exploitation qui, par certains de ses effets, conduit le travailleur algérien à se replier sur lui-même est, plus profondément, le ciment de sa solidarité avec tous les travailleurs d'origine différente. L'adversaire est le même : le patronat. La moindre grève, la moindre manifestation syndicale lui font prendre conscience de la réalité de la lutte des classes. Lorsqu'il retourne en Algérie, l'ouvrier algérien est transformé dans son comportement comme dans ses revendications. Par ailleurs, pour ceux qui s'installent en France, le brassage constant, les arrivées incessantes rendent les informations vivantes et suivies, assurent la présence du pays et de ses luttes.

Ainsi, depuis 1946, renouant avec la période de l'entre-deux-guerres, les travailleurs algériens constituent en France un ensemble homogène, véritable enjeu dans la bataille qui se livre entre les organisations nationalistes algériennes, les syndicats et les partis ouvriers français pour son contrôle.

En 1952, la fédération de France du MTLD crée en son sein une « commission des affaires syndicales » dont le rôle consiste uniquement à contrôler l'activité des algériens adhérents à la CGT (22). C'est de cette commission que viendront les futurs cadres de l'USTA. Ce regain d'activité du MTLD, son attitude à l'égard de la direction de la CGT coïncident avec l'arrestation de Messali Hadj en 1952 et son transfert en France. De Niort, ce dernier porte toute son attention sur l'attitude à adopter vis-à-vis du mouvement ouvrier français, de la CGT et du PCF plus particulièrement. Le « Front algérien pour la défense et le respect de la liberté », que le MTLD avait constitué avec le PCA en août 1951, se décompose politiquement à cette époque. Messali veut faire de l'émigration ouvrière en France une base sûre, regroupée sur des positions nationalistes intransigeantes. D'autant plus qu'une lutte politique vient de s'ouvrir au sein du MTLD entre lui et les partisans du comité central.

Dans le texte qu'il envoie au comité central qui prépare le IIe Congrès du MTLD en avril 1953, Messali développe une analyse qui tranche totalement avec le CC (23). Peu après, c'est la rupture publique. C'est de France que Messali et Filali créent le Comité de salut public qui va engager la lutte contre le comité central d'Alger (24). C'est de France que se prépare le Congrès messaliste d'Hornu du 13 juillet 1954 qui va entériner la scission entre les deux fractions rivales. En septembre 1954, la fédération de France du MTLD est totalement acquise à la politique messaliste.

Le Congrès d'Hornu vote à l'unanimité la constitution d'une centrale syndicale indépendante. En 1953, avant la scission, tous les courants s'étaient prononcés en ce sens. La rupture apparaît totale entre la CGT et les militants nationalistes à la veille de l'insurrection du 1er novembre 1954. Elle porte sur la fonction du syndicalisme dans un pays colonial (la revendication d'indépendance que la CGT

(22) R. GALLISSOT, « Syndicalisme et nationalisme », art. cit., p. 13.

(23) B. STORA, Biographie de Messali Hadj, thèse de doctorat de 3° cycle, chapitre VII, EHESS, 1978.

(24) Sur la crise du MTLD, se reporter à l'ouvrage de M. HARBI, Aux origines du FLN, Paris,' éditions Bourgois, 1975.

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ne met pas en avant), combinée aux revendications économiques. Les dirigeants de la CGT continuent d'opposer l'une aux autres. Benoît Frachon explique : « Avant l'arrivée de Hitler, 7 millions de chômeurs qu'il gagna à sa cause. Pourquoi ? Parce que les militants syndicaux parlaient de changer de régime sans se préoccuper de leurs revendications immédiates » (25). La logique d'une telle position amène la CGT à ne pas concevoir l'existence d'une centrale syndicale algérienne indépendante. Peut-il y avoir d'autres explications ? Les 22 et 23 septembre 1954, une conférence réunit des militants du MTLD à Alger, fidèles aux positions de Messali, aux fins d'établir les bases de l'organisation syndicale algérienne indépendante (26). Pour parer à cette menace, la CGT décide sa transformation, en Algérie, en Union générale des syndicats algériens (UGSA). Mais cette « algérianisation » a des limites, essentielles : l'UGSA ne se prononce pas pour le détachement d'avec la CGT française, demande l'« abolition du régime colonial » sans formuler clairement l'indépendance pour l'Algérie.

B) Du MNA à l'USTA : 1945-1956

Le 1er novembre 1954, l'insurrection algérienne est déclenchée par un groupe d'activistes qui entendait se situer hors des deux fractions qui avaient tenu chacune leur congrès (27). Il se proclame « Front de libération nationale » (28). Le 5 novembre 1954, le MTLD est dissous par le gouvernement français. En décembre 1954, se constitue le Mouvement national algérien qui regroupe les partisans de Messali Hadj. En mars 1955, une réunion se tient à Alger entre le FLN et le MNA pour tenter de concilier les points de vue des deux organisations.

Y participent : pour le FLN, Krim Belkacem, Abane Ramdane et Bitat ; et pour le MNA, Zitouni, Oualane et Mustapha Ben Mohamed. Il n'y a pas d'ordre du jour. La discussion s'engage. Krim se tait, Abane parle, Bitat approuve.

Pour Abane, l'aide de l'Egypte et des Etats arabes est indispensable pour le moment, on se dégagera à temps de Nasser. De même, sur le plan politique, il faut utiliser les bourgeois pour leur argent et la couverture politique qu'ils offrent. Sur le plan de l'organisation militaire, l'ALN doit être subordonnée à un pouvoir politique, mais qui ne peut être celui du MNA et de Messali. Les militants du MNA doivent se rallier au FLN à titre individuel, car seul le FLN est le parti qui peut rassembler toutes les couches du peuple algérien. Sur le plan des méthodes de lutte, il faut généraliser la violence dans toute l'Algérie, villes et campagnes. Le MNA est d'accord sur les critiques faites sur Nasser et les Etats arabes, mais il rejette dans l'immédiat l'alliance avec des fractions de la bourgeoisie musulmane. Il est contre la violence dans les villes. Par ailleurs, s'il est nécessaire qu'il n'existe qu'une ALN sous comrnan(25)

comrnan(25) par R. GALLISSOT, « Syndicalisme et nationalisme », art. cit., p. 15-16.

(26) Rapport moral de A. Bekhat au Congrès de l'USTA.

(27) Le Congrès des partisans du comité central se tient du 13 au 16 août 1954 à Alger.

(Video) Voir Demain n°478, Faisons bouger les lignes

(28) Sur l'itinéraire, l'histoire de ce groupement et sa constitution, se référer à l'ouvrage de M. HARBI, Aux origines du FLN, op. cit.

UN SYNDICAT MESSALISTE, L'USTA 103

dément unifié, on ne peut considérer que le FLN soit le seul parti du peuple. Ce sera au peuple de décider qui le représentera à l'Assemblée constituante (29).

Cette réunion informelle sera la dernière du genre. La rupture est complète dès avril 1955, chacun restant sur ses positions. En mai 1955, les ex-centralistes du MTLD (Ben Khedda et Kiouane) et F. Abbas de l'UDMA rejoignent le FLN. En mai de la même année, le MNA s'affronte violemment à la CGT. Au rassemblement du 1er mai à Vincennes, organisé par la CGT, les orateurs du MNA sont écartés. Les incidents, les accrochages physiques se multiplient. Ainsi, on apprend par un communiqué daté du 13 mai du MNA que « le 12 mai, vers 23 heures, des militants du MNA qui distribuaient des tracts à la porte des établissements Panhard, avenue de Choisy (XIIIe), ont été pris à partie et frappés par des cégétistes sortant de l'usine ». C'est contre l'avis de la CGT et du PCF que le MNA organise dans toute la France, le dimanche 9 octobre 1955, des manifestations de rue. Elles sont de réels succès en France, mais l'impact du MNA demeure faible en Algérie, mis à part certains secteurs d'Alger (les dockers et les transports).

Le F.L.N. s'oppose à cette démonstration. Il s'appuie sur les maquis d'Algérie, principalement ceux de Kabylie.

Cette répartition des forces géopolitiques entre FLN et MNA va expliquer dans un premier temps l'implantation et l'attitude des deux futures centrales syndicales algériennes, l'USTA et l'UGTA.

II. Implantation et organisation : la Fédération de France de l'USTA

Le 24 février 1956, les militants du FLN créent à leur tour l'Union générale des travailleurs algériens (UGTA). La répression va s'abattre en Algérie sur les deux syndicats nouvellement créés : arrestations successives de dirigeants syndicaux, fermetures des locaux de réunion des syndicats, saisies réitérées des journaux, congédiements massifs de grévistes (30).

A la fin de l'année 1956, la totalité des membres du bureau de l'USTA est internée dans des camps d'« hébergement ». Ramdani Mohamed, secrétaire général et Bouzerar Said, trésorier, se retrouvent à Saint-Leu (Oran), avec Tefkha Abdel Kader, Djerman Areski, Lahmar Hocine, Alhouch Saod, Djemai Ahmed, Lamari Said, Lamari Mohamed. Keffah Laid est interné à Berrouaghia (31).

Le 31 mars 1956 ont lieu les élections de délégués du personnel à la Régie départementale des transports algérois. Ces élections, les premières du genre depuis la création des deux syndicats algériens, permettent de tester leur représentativité. L'UGTA obtient 407 voix et la CGT 159 voix. 12 sièges vont à l'UGTA et les 6 autres à la CGT

(29) Procès-verbal de la délégation messaliste. Document inédit transmis à l'auteur par l'un des participants de la délégation du MNA.

,(30) «La violation des libertés syndicales en Algérie par les autorités françaises »; lettre adressée en janvier 1957 par le secrétariat de la CISL à l'Organisation internationale du travail à Genève (OIT).

(31) Bulletin du Comité pour la libération de Messali, avril-mai 1957.

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(32). L'USTA n'est pas représentée à ces élections. Sur ce fait capital, qui permettra d'établir la représentativité de l'UGTA au Congrès mondial de la CISL à Tunis en juillet 1956, l'USTA explique : « En réalité, si l'USTA n'a pas eu de délégués élus, c'est pour une raison bien simple : alors que l'administration et la direction de la RDTA refusaient à l'USTA de présenter sa liste, l'UGTA, elle, se voyait autorisée à présenter la sienne par cette même direction. Il nous semble qu'un tel critère de représentativité, à savoir le bon ou le mauvais vouloir patronal, ne peut être retenu par des syndicalistes » (33).

Et, de fait, la RDTA était la seule entreprise en Algérie où l'USTA semblait avoir quelque influence. Une année plus tard, le journal Le Monde écrivait (tout en affirmant que l'USTA était très faible en Algérie) que « l'USTA conservait un bastion en Algérie : les entreprises de tramway à Alger » (34). L'exemple était donc particulièrement mal choisi, d'autant que l'UGTA avait un rayonnement supérieur, sur le territoire algérien même, par rapport à l'USTA : sortie du journal L'Ouvrier algérien dès avril 1956, manifestation le 1er mai 1956, grève le 5 juillet, journée d'action le 1er novembre... Cette surface d'implantation était acquise par le ralliement de plus en plus important des militants de l'UGSA, ancienne CGT, à l'UGTA. Le ralliement définitif permettra d'assurer à l'UGTA un appareil syndical, des cadres expérimentés.

La « bataille d'Alger » marque un terme à l'activité organisée de l'ensemble des organisations syndicales, UGTA et USTA. René Gallissot note : « Non seulement le temps de l'action légale est révolu, mais le maintien de l'organisation [UGTA-NDLR] en Algérie devient une entreprise impossible » (35). C'est en France que le syndicalisme algérien va déployer son activité. Et sur ce plan, il est indéniable que l'USTA dispose d'une implantation considérable. ON PEUT MEME DIRE QUE L'ESSENTIEL DE L'IMPLANTATION DE L'USTA SE RESUME A L'ACTIVITE DE SA FEDERATION DE FRANCE (36). C'est donc essentiellement l'étude de la fédération de France, son organisation (ses statuts), son implantation et son activité que nous allons entreprendre.

A) Les statuts, les rapports avec le mouvement syndical -français

Les 7, 8 et 9 janvier 1957 à Paris, la commission administrative de l'USTA décide de structurer la fédération de France, de lui donner un journal, d'établir des statuts (37).

Le 31 janvier, la fédération de France dépose ses statuts à Paris. Le type de fonctionnement est très largement inspiré des traditions du mouvement ouvrier français dans le domaine syndical. Une com(32)

com(32) algérien, 6 avril 1956.

(33) Rapport de l'USTA sur la session de la CISL de juillet 1956, 10 pages ronéotypées.

(34) Le Monde, 28 mars 1957.

(35) R. GALLISSOT, « Syndicalisme et nationalisme», art. cit., p. 26.

(36) A son 1er Congrès, l'USTA reconnaît n'avoir que 5 000 adhérents en Algerie ( chiffre très exagéré).

(37) « Une réunion de la CA de l'USTA », La Vérité, 18 janvier 1957.

UN SYNDICAT MESSALISTE, L'USTA 105

mission executive de 21 membres élit un bureau de 8 membres, séjournant à Paris ou dans sa banlieue. Le décompte est fait méticuleusement pour le mode d'élection des délégués au congrès, proportionnellement au nombre de cotisants. Les prérogatives de chaque instance sont soigneusement délimitées. La liaison entre les unions et les syndicats professionnels et locaux est réglementée, mais, fait original, « les unions territoriales ou locales peuvent avoir leur statut propre ». Cette manifestation de souplesse est compensée par la présence « d'un représentant qualifié de la fédération de l'Union des syndicats des travailleurs algériens » (article 28).

En fait, la différence majeure avec la CGT, par exemple, ne réside pas dans l'apparition d'un quelconque fédéralisme, mais dans l'exercice de la démocratie syndicale. L'article 4 stipule entre autres que «la démocratie syndicale assure à chaque syndiqué la garantie qu'il peut, à l'intérieur de la fédération, défendre librement son point de vue sur toutes les questions intéressant la vie et le développement de l'organisation ». Cet article débouche directement sur la possibilité du droit de tendance, possibilité réaffirmée de manière nette lors du 1er Congrès de l'USTA, dans une résolution sur « l'unité du mouvement syndical algérien ».

L'USTA estime qu'il n'y a pas d'autre méthode, pour assurer l'unité du mouvement syndical algérien et son indépendance à l'égard de toutes les formations politiques et de tous les gouvernements, que l'exercice plein et entier de la démocratie syndicale à tous les échelons, garantissant à chaque syndiqué, à quelque tendance qu'il appartienne, un droit égal pour défendre librement son point de vue (38).

L'article 8 des statuts ( « ne peuvent adhérer à la fédération que les groupements n'adhérant à aucune centrale syndicale ») pose le problème des rapports que l'USTA entretient avec les organisations syndicales françaises. Pour la majorité d'entre elles, comment en effet concevoir, sur le sol français, une centrale syndicale algérienne indépendante ? Jusqu'alors, les travailleurs algériens en France adhéraient à la CGT, à la CFTC, à FO. Si l'annonce d'une organisation syndicale en Algérie même n'avait pas suscité de prises de position, il n'en est pas de même de l'annonce de la création de la fédération de France de l'USTA.

Bothereau, secrétaire général de la CGT-FO, déclare que « la position à l'égard de l'USTA est connue : la CGT-FO estime que le fait que l'USTA se soit constituée une fédération en France n'avait pas son utilité [...]. Jusqu'ici, notre jugement, se référait à l'existence de l'USTA dans les territoires d'Algérie. L'USTA établit maintenant une concurrence qui ne se justifie pas ». La réaction est identique en ce qui concerne la CFTC (39). L'histoire des rapports de la FEN et FO avec le mouvement syndical algérien en voie de constitution (1956-1962) reste à écrire. La CGT se prononce favorablement sur le principe d'une fédération de France, pour ce qui concerne l'UGTA, mais sous

o (38) Brochure 1er Congrès de l'USTA — Résolutions adoptées, supplément n° 5 de La Voix du travailleur algérien (15 pages), p. 4. (39) La Voix du travailleur algérien, mars 1957.

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la forme d'une amicale dans ses rangs. Elle attaque par contre violemment l'USTA. Sa section d'Hagondange, région où l'influence de la centrale messaliste est importante, déclare :

Nous dénonçons les Boudjani, Djaborebli, Abdelmalek, Hamadoui et autres scissionnistes qui voudraient nous diviser en formant un syndicat USTA soi-disant algérien et libre. Ces hommes de la direction et de la police insultent la CGT parce qu'ils savent que c'est la seule CGT qui vous défend (40).

La réponse de l'USTA n'en est pas moins violente : « Pas un Algérien à la CGT ! Tous les Algériens adhèrent à l'USTA ! » (41).

L'isolement vis-à-vis de la principale centrale ouvrière française pèsera lourdement dans les destinées futures de l'USTA. Cette dernière, privée de toute initiative unitaire « au sommet », tentera de mettre en oeuvre « à la base » l'unité et la solidarité avec le prolétariat français. Chaque grève, chaque manifestation sont l'occasion de rappeler que « grâce aux travailleurs français, tu peux dire que la démocratie française n'est pas morte et qu'il te faut faire la différence entre ceux qui te briment et ceux dont tu dois rechercher l'amitié » (42). Chaque section d'usine se doit d'expliquer le pourquoi d'un syndicat algérien indépendant, essayer de justifier cet état de fait.

Ainsi, la section Renault diffuse le tract suivant aux portes de l'usine en juillet 1957 :

La nécessité d'une organisation algérienne dirigée par les Algériens, comme l'est notre syndicat USTA, ne fait aucun doute. Trop souvent nos revendications ont été négligées dans le passé, le travailleur algérien est le plus exploité, le plus opprimé de tous les travailleurs, ceci parce que nous n'avions pas de syndicat algérien libre [...].

A tous les travailleurs de la Régie Renault et à toutes les organisations syndicales de l'usine : notre syndicat n'est pas et ne sera jamais opposé aux travailleurs français. Toutes les légitimes revendications pour les salaires et contre la hausse des prix sont les nôtres, et tout le monde sait que les travailleurs algériens ne sont pas les derniers à entrer dans les luttes lorsque le combat est juste.

Il reste que l'USTA se heurte à l'intransigeance de la CGT qui n'entend pas la reconnaître.

B) Les rapports USTA/MNA

Dans un communiqué à la presse au moment de la fondation de l'USTA, le FLN avait déclaré : « L'USTA ne pourrait justifier de son existence qu'en se soumettant à l'autorité du FLN » (43).

Cette prise de position exprime l'attitude du FLN sur la question

(40) Ibid.

(41) Ibid.

(42) « Tract d'appel à la manifestation du 1« mai 1957 de la fédération de France de l'USTA», La Vérité, 3 mai 1957.

(43) Demain, 1« mars 1956.

UN SYNDICAT MESSALISTE, L'USTA 107

syndicale ; le syndicat est conçu comme « courroie de transmission » du parti politique. Son rôle consiste à fournir « un soutien à l'ALN : grèves de solidarité, grèves politiques, sabotages, fournitures aux combattants, travail d'explication auprès des travailleurs européens ». La plate-forme du Congrès de la Soummam du FLN, établie le 20 août 1956, est sans équivoque sur ce point.

Lors de la parution de son premier numéro, La Voix du travailleur algérien, en mars 1957, ne cache pas où vont les préférences politiques de l'USTA : « Nous manquerions à l'honneur et à la vérité si nous cachions à l'opinion publique algérienne, française et internationale tout le respect et l'admiration que tout Algérien et toute Algérienne éprouvent pour la personne de Messali Hadj. » Mais ce même texte éditorial ne mentionne pas la référence au MNA, le parti de Messali Hadj. Les militants messalistes qui ont jeté les bases de l'USTA entendent rester fidèles au principe de l'indépendance syndicale « à l'égard du patronat, des gouvernements, des partis politiques, des sectes philosophiques ou autres groupements extérieurs », ainsi que le proclame l'article 4 des statuts.

L'indépendance syndicale signifie-t-elle l'apolitisme, la neutralité politique ? Si la centrale est indépendante de tout parti et de tout gouvernement, cela ne signifie pas, précise l'USTA, « que les syndiqués n'aient pas le droit de préférer une organisation politique à une autre » (44). Et la résolution ajoute : « L'USTA, centrale syndicale d'un pays actuellement encore colonisé, ne saurait rester neutre politiquement. Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes est un principe de base du syndicalisme ; l'USTA lutte pour le droit du peuple algérien à disposer de son sort et de son avenir » (45).

Il est clair qu'il y a divergence d'attitude sur la question des rapports syndicats-parti entre le FLN et le MNA. Le FLN donne l'expression la plus conséquente du syndicat « courroie de transmission ». Le syndicat lui est subordonné pour la conduite des revendications sociales et l'émancipation nationale. Le MNA semble opter pour les principes de la Charte d'Amiens de 1906 qui se fonde sur la conviction que l'auto-organisation des masses, indépendante de tout parti, Etat, gouvernement, est en mesure d'apporter une réelle émancipation. Conception qui se défend d'être apolitique ou étroitement corporative, dans la mesure où elle se fixe comme tâche de renverser le système colonial.

Dans un rapport aux cadres de l'USTA rédigé en avril 1958, Messali Hadj aborde en ces termes les rapports USTA/MNA :

Nous recommandons au bureau politique d'agir avec beaucoup de délicatesse dans les affaires syndicales, dans ses rapports avec lui. Le problème syndical étant par lui-même ardu et délicat à la fois, il doit être réservé, quant à ses rapports avec le parti, au bureau politique et au responsable qui a été chargé par celui-ci. Le bureau politique, en accord avec notre représentant au sein de l'USTA, donnera les directives nécessaires à nos militants pour évi(44)

évi(44) adoptée au I" Congrès de l'USTA, juin 1957.

(45) Ibid.

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ter de créer une confusion entre les militants qui peuvent être à la fois au syndicat et au MNA (46).

Si Messali se montre attentif à l'indépendance du syndicat, c'est parce que dans les faits, en dépit de toutes les déclarations, l'USTA et le MNA ne font qu'un dans l'esprit des militants messalistes et dans leur pratique quotidienne. Le syndicat, en cette situation de guerre révolutionnaire, est bien souvent conçu comme un moument politique de masse, servant de couverture légale à une activité clandestine (47).

C) Implantation

Le rayonnement et l'activité de la fédération de France de l'USTA culminent lors de la tenue de son Ier Congrès en juin 1957 à Paris.

L'implantation étudiée est celle de l'année 1957. Les quatre premiers numéros de La Voix du travailleur algérien (mars-avril-maijuin 1957) font état d'activités importantes dans trois régions.

Il y a d'abord la région du Nord, véritable bastion du MNA, où l'USTA dispose d'un grand nombre de cadres. Dans le courant du mois de mai, les sections USTA du Nord font état de 500 adhésions à Lille, 681 à Roubaix, 44 à Douai. L'organe de l'USTA décrit l'activité des sections de Tourcoing, Boussois, Denain, Lens, Aulnoy, Condésur-Escaut, Bruay-sur-Escaut (48). Des locaux sont ouverts à Lille, Roubaix, Tourcoing (49).

Vient ensuite la région de l'Est-Ardennes. L'USTA revendique des positions à Mulhouse (bâtiment), Hagondange (UCPMI), Algrange (les établissements De Wendel), Merlebach (un syndicat des Houillères y est constitué), Thionville (section constituée dans la métallurgie), Longwy (sidérurgie), et des sections à Fumay, Sedan, Charleville pour les Ardennes.

Enfin, la région parisienne est considérée comme la troisième grosse région. Les banlieues de Suresnes-Puteaux-Bezons-Nanterre sont citées en exemple, mais, à la différence du Nord et de l'Est, aucun chiffre n'est cité quant aux adhésions.

Des sections de l'USTA sont citées dans d'autres régions de France, mais visiblement il n'y a pas là de véritables unions régionales avec permanences, locaux, journaux. C'est le cas de Lyon où existent trois sections importantes : dans l'alimentation aux établissements Lenzbourg, dans les produits chimiques aux établissements S. Coignet, et une dans le bâtiment (50). Des activités sont signalées à Avignon et Montélimar (bâtiment), Clermont-Ferrand (Michelin) (51), Marseille (les brasseries). Mais comment vérifier véritablement l'impact de l'USTA au plan national, son audience ? C'est la grève décidée par la seule USTA en signe de deuil, à l'occasion du massacre de Melouza, qui permet de déterminer la représentativité du syndicat messaliste.

(46) Rapport de Messali, avril 1958 (Conférence des cadres du MNA), cite dans B. STORA, Messali..., op. cit.

(47) Témoignage de M. Aklouf, militant de l'USTA.

(48) La Voix du travailleur algérien, mai 1957.

(49) Ibid., n° 2.

(50) Ibid., n" 3.

(51) Ibid., n° 1, fait état de 45 cartes.

UN SYNDICAT MESSALISTE, L'USTA 109

Le FLN et l'UGTA ne se sont pas associés à cette grève du mercredi 5 juin 1957 (52). En cette journée de grève, la région parisienne ne compte qu'un nombre insignifiant de grévistes, notamment dans les usines d'automobiles. En province, le mouvement n'a que peu de répercussions dans le Sud et le Centre de la France, mis à part quelques services des usines Michelin à Clermont-Ferrand. A Lyon, en dehors de deux fonderies du quartier Montplaisir, où le personnel algérien débraye à 100 %, le pourcentage de grévistes est de 5 à 10 %.

Dans le Nord et l'Est, au contraire, la participation à la grève du 5 juin 1957 est plus importante, de l'ordre de 95 % à Lille et à Roubaix, de 85 % à Longwy et de 50 à 60 % à Metz. A Tourcoing, elle ne dépasse pas 30 à 35 %, et la situation est normale dans le centre industriel de Montbéliard. A Auby, l'Asturienne des Mines compte une très grande majorité de travailleurs nord-africains en grève. Dans le secteur minier, il est signalé 50 % de défections à Douai et à Valenciennes. En ce qui concerne le Pas-de-Calais, les pourcentages des grévistes sont les suivants : Lens 50 %, Oignies 40 %, Hénin-Liétard 20 % (53).

Le mouvement est plus suivi dans les petites entreprises. Ainsi, par exemple, aux usines de Biache, Saint-Vaast, qui comptent 32 travailleurs algériens, 29 sont en grève (54). Par contre, les grosses firmes, telle la Pennaroya qui occupe 300 Algériens, sont moins touchées, l'influence du FLN étant prépondérante. C'est le cas aussi, dans la région parisienne, des usines Renault, où le mot d'ordre de grève est suivi à 10 % le 5 juin, et à 40 % le 5 juillet, jour de la grève appelée par le FLN et le MNA (55).

En ce mois de juin 1957 se tient le Ier Congrès de la fédération de France de l'USTA. Ce congrès, qui se tient les 28, 29 et 30 juin 1957, groupe, selon l'USTA, 324 délégués représentant 75 000 adhérents (75 000 cartes payées, 105 000 cartes placées dans les syndicats) (56). Ces chiffres sont très vraisemblablement gonflés. Ce n'est qu'une déclaration à usage externe, diplomatique même, car, pour être agréée comme représentative dans une demande d'adhésion à la CISL, une centrale syndicale doit annoncer au moins 100 000 membres ; de là le chiffre tout fait (105 000). En vérité, le chiffre réel des cartes placées tourne autour de 15 à 20 000 selon le témoignage d'un ancien responsable (57). Ce sont les orateurs de l'Est et du Nord de la France qui interviennent le plus souvent, témoignant de la vitalité du réseau de sympathies dont jouit l'USTA dans ces régions. Les contributions des autres régions restent faibles.

Disons que l'USTA fut une centrale essentiellement au niveau de sa

(52) Sur Melouza (le massacre de 300 habitants de ce village), de nombreux témoignages s'accordent à dire qu'il s'agissait de représailles du FLN. Voir en particulier le récit de trois journalistes étrangers (United Press, Reuter, Associated Press) paru dans Le Monde du 9-10 juin 1957. Voir aussi le récit de S. BROMBERGER, Les Rebelles algériens, Paris, Editions Pion, 1958.

(53) Renseignements tirés de La Voix du Nord, du Républicain lorrain, 6 juin 1957.

(54) Combat du 6 juin 1957, qui titre : « Déclenchée en France par le MNA, la grève des travailleurs algériens a été suivie à 50 %.

(55) Le Monde, 6 juillet 1957, sous le titre « La grève des travailleurs algériens en France ».

(56) I^r Congrès de l'USTA, brochure citée.

(57) Témoignage de M. Aklouf.

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fédération de France, de quelques dizaines de milliers de militants, suivie avec sympathie par quelques centaines de milliers de travailleurs algériens de la métropole soulevés par l'histoire conjuguée d'une libération nationale et d'une libération sociale.

III. Syndicalisme, lutte nationale et lutte sociale

A) Emigration algérienne — revendications économiques

Dans l'histoire du Mouvement nationaliste algérien, l'émigration en France a joué un rôle très important. C'est dans les centres industriels de la région parisienne, du Nord et de l'Est qu'est née et s'est développée, au lendemain de la guerre de 1914-1918, l'Etoile nordafricaine (58). Ce sont les militants passés par la France qui furent, en Algérie, les meilleurs cadres du PPA, du MTLD, du MNA et du FLN. L'émigration fournit donc le gros des troupes de l'USTA. Et Messali, qui envoie un message au Ier Congrès de l'USTA, tient à marquer cette continuité lorsqu'il affirme : « Personnellement, je considère que la création de cette fédération syndicale algérienne au milieu du peuple de Paris et dans les circonstances actuelles est un événement aussi grand et aussi important que la création de l'Etoile nordafricaine » (59).

Mais cette force du syndicat messaliste, majoritaire dans l'émigration, est en même temps un aveu de faiblesse. Ce n'est pas parce que 300 000 ouvriers nord-africains travaillent dans les ateliers et sur les chantiers français qu'ils constituent « Tavant-garde prolétarienne » de la lutte nationale. Ce serait oublier qu'ils sont en France des immigrés, fraction à un moment donné du prolétariat français, mais qu'ils entendent retourner en Algérie, transformés sans doute par la vie en usine, mais surtout confirmés dans leur vocation algérienne. Enfin et surtout, il reste que ces 300 000 travailleurs ne sont pas sur les lieux mêmes de la lutte nationale. Le fait qu'une fraction très importante du prolétariat industriel algérien se soit trouvée géographiquement hors de son cadre national a pesé lourd dans l'histoire de la révolution algérienne. Quel rôle peut jouer, à terme, une centrale syndicale exclusivement implantée en métropole, défendant une classe ouvrière séparée de sa bourgeoisie par 1 350 kilomètres de terre et d'eau ?

L'USTA va donc s'attacher à définir un programme de revendications pour les travailleurs algériens résidant en France. Deux problèmes retiennent son attention : les allocations familiales et le droit de libre passage pour l'Algérie. En 1957, le travailleur algérien perçoit des allocations familiales inférieures à celles du travailleur français. Son salaire étant aussi inférieur, la situation de sa famille est donc

(58) Voir les thèses de 3e cycle de M. MATLHOUTI (Le Messalisme, itinéraire et idéologie, Université Paris VHI-Vincennes, 1977), B. STORA, (Biographie de Messali Hadj, op. cit.), l'article de R. GAIXISSOT déjà cité, A. NOUSCHI, La Naissance du nationalisme algérien, op. cit., C.-R. AGERON, Histoire de l'Algérie contemporaine, t. II, Paris, PUF, 1979.

(59) « Message de Messali au Congrès », La Voix du travailleur algérien, n° 5.

UN SYNDICAT MESSALISTE, L'USTA 111

des plus précaires. Si l'on s'en tient aux seules statistiques officielles du moment, les travailleurs algériens subissent de ce fait un préjudice fixé à environ trois milliards de francs (60). Le libre passage est l'autre revendication fondamentale, « car ce n'est qu'une fois l'an, à l'occasion des congés annuels, que le travailleur algérien a la possibilité de vivre avec sa famille. Actuellement, les formalités sont multiples et presque chaque fois le visa est refusé. De nombreux Algériens n'ont pu rentrer chez eux depuis deux, voire trois ans » (61).

D'autres revendications sont mises en avant pour le Ier Congrès de l'USTA :

— Le travail : application du principe : à travail égal, salaire égal.

— La formation professionnelle : possibilité pour les travailleurs algériens d'obtenir une qualification professionnelle.

— Le logement : démocratisation de la gestion des centres, amélioration matérielle de ceux-ci; possibilité pour les familles algériennes d'obtenir des logements locatifs leur permettant de mener une vie décente (62).

Une part importante de l'activité de l'USTA est consacrée à la formation des militants et à la recherche du développement de l'unité d'action avec les organisations ouvrières françaises.

B) Paysannerie, prolétariat, sous-prolétariat en Algérie : revendications dans une société coloniale

Il nous faut rapidement esquisser les aspects essentiels de la société coloniale algérienne, pour tenter de déterminer les chances d'emprise du syndicalisme et analyser les positions de l'USTA.

En Algérie, des 4,5 millions d'hectares réellement cultivés, 2 millions appartiennent aux Européens, et en particulier à 6 000, 7 000 colons (63). Comme les terres abandonnées aux « indigènes » sont les plus mauvaises, pauvreté du sol et caractère parcellaire de la propriété se conjuguent pour rendre 70 % des exploitations musulmanes inviables économiquement (64). La formidable masse de paysans petitspropriétaires (65) et de paysans expropriés (66) ne trouve à s'employer ni dans l'industrie (67) ni dans les grandes exploitations (68), en raison de la mécanisation. Le sort de la paysannerie est clair : disette, chômage permanent, émigration, sans compter les famines périodiques.

(60) Cité dans La Commune, juin 1957.

(61) « Rapport moral d'A. Bekhat », op. cit.

(62) Brochure de l'USTA sur les résolutions adoptées à son Ier Congrès, 15 pages.

(63) Chiffres tirés de J. DRESCH. L'industrialisation de VAFN, p. 224-228.

(64) R. BARBE, « Vérités sur l'Algérie », Economie et politique, janvier 1955.

(65) 600 000 familles, soit 3 à 3, 5 millions de personnes.

(66) 700 000 familles, soit 3,5 à 4 millions de personnes.

.(67) En 1946, S. WISMER estimait à 2 % le rapport du prolétariat industriel et minier à la population active, in L'Algérie dans l'impasse, Paris, Ed. Spartacus, 1946, p. 12-13.

(68) 100 000 ouvriers agricoles dans 25 000 exploitations. Ces chiffres et les précédents sont tirés de VIALAC, « Le paysan algérien », Notes et études documentaires, n° 126.

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Ce sous-prolétariat en haillons exerce sur les salaires une formidable pression. En 1954, le revenu moyen annuel est de 20 000 F pour le paysan algérien, de 100 000 pour l'ouvrier industriel. Le salaire industriel algérien moyen est le tiers du salaire industriel minimum dans la métropole ; ni le salarié agricole, ni le travailleur indépendant n'ont droit aux allocations familiales algériennes, et, en 1953, 143 000 travailleurs seulement étaient immatriculés aux Assurances sociales (69). En 1951, les salaires journaliers des saisonniers dans les vignes oscillaient entre 200 et 250 F dans le Constantinois, pour huit, dix et quelquefois douze heures de travail. Et encore, les paysans tunisiens qui passaient la frontière acceptaient 180 F. Mais cette masse n'est pas uniforme ou stabilisée. Il existe un véritable prolétariat rural dans un secteur moderne (plaine d'Oranie, Mitidja, Constantinois), constitué par les ouvriers permanents et saisonniers. D'autre part, pour ceux qui quittent le village, il ne s'agit nullement d'une classe lumpen, mais d'éléments lumpenisés. Souvent d'ailleurs, certains de ses membres se détachent du bidonville, lorsqu'ils ont trouvé un emploi à la ville, ou émigrent.

Cette situation entraîne le fait que les organisations syndicales se sont toujours peu développées dans l'agriculture. Elles étaient limitées géographiquement, s'adressaient à une main-d'oeuvre trop souvent saisonnière et mobile. La « lumpenisation » empêchait ou retardait l'émergence d'une véritable conscience de classe. Par ailleurs la moindre revendication syndicale débouchait sur l'action politique et remettait en cause tout le système colonial. Les militants étaient alors emprisonnés ou étaient absorbés dans le PPAMTLD. La guerre n'a pas facilité les choses. Sitôt créées, l'USTA et l'UGTA furent dissoutes et tous leurs cadres emprisonnés. C'est pourquoi Michel Launay parle « d'expérience unique du syndicalisme agricole algérien de 1958-1961 » (70), et encore ! Il s'agissait d'un syndicat CFTC. Le militant le plus connu, Benamar, était, lui, en prison.

Mais l'USTA tente de définir une solution du problème agraire en Algérie. Trois conclusions sont tirées. D'abord, le problème de la terre à ceux qui la travaillent :

La terre pour le fellah algérien est question de vie ou de mort. L'Algérie étant un pays essentiellement agricole, on ne peut vivre dans l'état actuel des choses. Cela nécessite une nouvelle reconsidération du problème agraire, qui, nécessairement, appelle une nouvelle répartition (71).

Ensuite, cette tâche ne peut être menée à bien — la réforme agraire — que par un processus d'industrialisation. L'USTA entend s'appuyer sur le prolétariat algérien naissant :

L'absence d'industrialisation a empêché l'exploitation des ri(69)

ri(69) et études documentaires, n° 1963, décembre 1954.

(70) M. LAUNAY, Paysans algériens, Paris, Editions du Seuil, 1963, p. 300-340.

(71) Contribution pour une solution du problème agraire en Algérie. Etude adoptée par le I" Congrès de l'USTA, publiée en brochure.

UN SYNDICAT MESSALISTE, L'USTA 113

chesses minérales et énergétiques en Algérie, a nui au développement de l'agriculture et a conduit la main-d'oeuvre à s'expatrier en France, aux fins d'occuper les emplois les plus malsains, les plus pénibles et les plus malpropres. Et pourtant, tout existe en Algérie pour une industrialisation rapide :

— Le sol et le sous-sol de l'Algérie sont riches. Le Sahara recèle les plus grandes richesses.

— Les centaines de milliers de chômeurs représentent une maind'oeuvre qui très rapidement pourrait être utilisée dans l'industrie.

— Les cadres techniques formés dans la minorité européenne, nos compatriotes, sont là pour encadrer les Algériens et développer leur formation professionnelle.

— Seule, une infime poignée de gros colons européens et de gros féodaux musulmans peuvent s'opposer à l'industrialisation de notre pays. Le Ier Congrès de la fédération de France de l'USTA demande à la commission du Programme qu'il a instituée d'étudier, dans le cadre du plan économique et social de la classe ouvrière algérienne, tous les problèmes relatifs à l'élaboration d'un plan d'industrialisation de l'Algérie et aux réformes de structures qu'implique un tel plan (72).

Enfin, comme on peut le constater, le règlement de l'ensemble des problèmes passe par une remise en cause de l'ensemble du système colonial. Ce qui pose le problème des rapports entre lutte sociale et lutte nationale.

C) Lutte sociale et lutte nationale

Le grief principal adressé par l'USTA à l'encontre des centrales syndicales françaises réside dans la coupure qu'elles entretiennent entre lutte sociale et lutte nationale. C'est en particulier le motif principal de la rupture, intervenue en 1956. L'USTA entend traiter de ce problème essentiel par une articulation qui vise à l'obtention des libertés démocratiques, l'unité avec les non-musulmans en Algérie même, une conférence de la table ronde pour une paix immédiate en Algérie. Les libertés démocratiques, c'est la lutte contre les pouvoirs spéciaux du 12 mars 1956, contre l'exécution des condamnés à mort, pour la libération immédiate des prisonniers politiques (73).

Dans cette société coloniale saisie et broyée par une poignée de colons, et où le patron, le contremaître, l'officier, le professeur sont Européens, bref où le mépris est « européen » et la misère « arabe », l'USTA en appelle à l'unité :

En Algérie cohabitent deux communautés : l'une forte de 10 millions d'êtres, l'autre d'1 million. Compatriotes non musulmans, posezvous les questions suivantes : pensez-vous qu'il soit équitable que, jusqu'à ce jour, 10 millions de musulmans aient été privés de tous droits politiques, qu'on leur ait constamment refusé les libertés de presse, d'opinion, de réunion, et les droits démocratiques les plus élémentaires ? [...]

Une propagande forcenée vous a fait croire que la libération de

(72) Résolutions du Ier Congrès de l'USTA, op. cit., p. 11.

(73) Ibid., p. 8 et 9.

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l'Algérie amènerait votre éviction. Les travaux de notre congrès sont là pour démontrer que l'USTA connaît toute l'importance et la valeur de ce que vous représentez pour l'Algérie nouvelle. Les circonstances vous ont permis d'acquérir les trésors de la culture, d'accéder aux disciplines de la technique moderne ; croyez-le bien, les perspectives de l'Algérie libérée du colonialisme vous sont entièrement ouvertes. L'USTA sait qu'ensemble, nous pourrons construire une Algérie heureuse. Seul, le colonialisme, qui sert les intérêts d'une infime minorité de gros colons et de gros féodaux musulmans, est responsable de la prolongation de la guerre (74).

Pour le règlement de la question algérienne, l'USTA se contente purement et simplement de reprendre les positions du MNA sur les moyens de parvenir à l'indépendance : la conférence de la table ronde :

La solution négociée exige l'ouverture d'une conférence de la table ronde, telle que l'ont proposée diverses formations politiques et syndicales, où seront présents, d'une part, les représentants du gouvernement français, d'autre part, les représentants de toutes les formations politiques algériennes. En dernier ressort, le peuple algérien est seul habilité pour se prononcer sur la ou les solutions politiques qui lui seront présentées par la conférence de la table ronde. Le Ier Congrès de la fédération de France, en adoptant cette résolution, ne pose aucun ultimatum à quiconque. Il formule simplement ce qu'il juge conforme à la démocratie et aux principes du syndicalisme concernant le droit des peuples à la libre disposition d'eux-mêmes.

Amendement adopté : Le Congrès de la fédération de France de l'USTA estime que la classe ouvrière algérienne doit être représentée dans les négociations par ses syndicats afin d'assurer la défense des intérêts des travailleurs (75).

IV. Les conditions de la disparition de l'USTA

A) La non-reconnaissance internationale

Dès leur fondation, en février et mars 1956, l'USTA et l'UGTA allaient demander leur affiliation à la CISL. Pour l'UGTA, l'adhésion à la FSM, par le fait même de la rupture avec l'UGSA-CGT, était exclue (76). Pour l'USTA, la rivalité CISL-FSM s'étend au Maghreb et rejoint la rivalité MTLD-PCA en Algérie. Les messalistes qui se veulent les continuateurs du MTLD ne peuvent que s'engager en direction de la CISL. Le MTLD s'était montré méfiant dès 1947 à l'égard de la FSM. En effet, en juin 1947, le conseil général de la Fédération syndicale mondiale indiquait comme mot d'ordre général : « A tra(74)

tra(74) à nos compatriotes non musulmans. 1" Congrès de l'USTA, brochurc cités D. 9.

(75) Pour l'a paix immédiate en Algérie. I" Congrès de l'USTA, juin 1957, brochure citée, p. 10.

(76) R. GALLISSOT, « Syndicalisme et nationalisme », art. cit., p. 23.

UN SYNDICAT MESSALISTE, L'USTA 115

vail égal, salaire égal », mais ne faisait aucune allusion à la situation coloniale ni aux revendications nationalistes formulées en termes d'indépendance (77). A partir de 1955, la CISL, sous l'influence américaine de l'AFL-CIO, critique ouvertement la politique colonialiste de la France en Algérie.

La bataille entre l'UGTA et l'USTA pour la reconnaissance par la CISL va se cristalliser en juillet 1956. La commission qui devait décider de l'affiliation à la CISL des syndicats algériens se réunit à Bruxelles du 2 au 9 juillet 1956. La CE de la CISL entendait que les syndicats fussent unifiés pour qu'une seule centrale ait à demander son admission. Une commission où sont représentées l'UGTT, l'UMT, l'USTA et l'UGTA se réunit dès le 2 juillet au soir. L'USTA est représentée par Bensid, l'UGTA par Dekka et Hamid déclare représenter des Algériens organisés dans l'UGTT.

A. Ben Sallah, médiateur, ministre de Bourguiba, après une longue confrontation de tous les points de vue, fait une proposition dans laquelle il demande la dissolution des deux centrales et leur fusion dans une seule centrale pouvant prendre l'appellation de UNTA (Union nationale des travailleurs algériens) et à laquelle adhéreront tous les membres de l'UGTA et de l'USTA.

Dekka, de l'UGTA, accepte cette proposition en déclarant que « celui qui est contre l'union du peuple est l'ennemi du peuple » (78). Bensid, de l'USTA, après avoir donné son accord de principe, demande à consulter ses camarades qui sont restés à Paris. Mais le 3 juillet, le représentant de l'USTA, après consultation de ses camarades de Paris, donne son adhésion à la proposition. C'est au tour du représentant de l'UGTA d'arguer du fait qu'il n'a pu joindre ses amis à Paris. Bensid, devant cette situation, dégage la responsabilité de son organisation. L'impasse est totale. Le 6 juillet, lors de la réunion de la commission consultative de la CISL, A. Ben Sallah demande la dissolution de l'USTA comme centrale, et son entrée comme section en France dans l'UGTA. Cette proposition est motivée par un critère de représentativité : les élections syndicales à la RTDA de mars 1956. L'USTA proteste. Selon elle, l'administration et la direction de la Régie départementale des tramways algérois ont refusé à l'USTA de présenter sa liste. Bensid demande qu'une enquête soit faite contradictoirement sur les lieux mêmes. Cette proposition retient l'attention du comité exécutif qui en débat dans la nuit du samedi 7 au dimanche 8 juillet. Un nombre égal de voix se porte sur l'admission des deux centrales et sur le complément d'enquête. A 1 heure du matin, de guerre lasse, une voix, celle de la Tunisie, se déplace en faveur de l'UGTA (79). Tirant le bilan de la situation nouvelle ainsi créée, l'USTA expliquera :

(77) R. CORNEVIN, Histoire de l'Afrique contemporaine, Paris, Payot, 1978, p. 198.

(78) Le procès-verbal de cette réunion est reproduit dans une brochure : Correspondance entre socialistes américains et belges sur la lutte entre organisations nationalistes algériennes en Algérie et en France, établie en février 1958 Par D. FABER et E. VOGT. 37 pages ronéotypées.

(79) L'USTA a publié sa propre version du procès-verbal, reproduit dans La Voix du travailleur algérien, n° 5. Nous n'avons pas connaissance de la position de l'UGTA sur cette question.

116 B. STORA

L'USTA n'avait et n'a pas le droit de s'immiscer dans les divergences politiques, contrairement à ce que font l'UGTA et ses conseillers tunisiens qui épousent un point de vue partisan qui, par-là même, devient un obstacle à l'unité de la classe ouvrière algérienne. L'USTA estime que l'unification syndicale doit s'opérer entre ces centrales elles-mêmes, indépendamment des formations politiques, par une large discussion démocratique entre tous les militants et responsables syndicaux, de la base au sommet. L'USTA, assurée de l'appui de l'immense majorité des travailleurs algériens, renouvelle dans ce sens ses propositions d'unité, indispensables à la défense efficace des intérêts des travailleurs algériens (80).

L'USTA ne cessera de protester, tout au long de l'année 1957, contre l'attitude de la CISL. Elle continue de demander son affiliation. Le secrétaire général de la CISL, Oldenbroek, argumente en ces termes pour justifier son attitude sur le maintien de l'UGTA :

Qu'est-ce que l'USTA ? Une centrale nationale en France ? En ce cas, elle est contraire à toutes les traditions syndicales françaises, car elle est liée à un groupe particulier et dès lors discriminatoire. S'il ne s'agit pas d'une centrale nationale en France, mais d'une émanation d'une centrale nationale en Algérie, son activité en France métropolitaine est alors contraire à la saine tradition de notre mouvement qui demande à tout travailleur étranger de s'affilier au mouvement syndical du pays où il se trouve du travail — je sais que cela pose au travailleur algérien un difficile dilemme. Dégoûté de la CGT qui n'a fait que se servir de lui, il est par ailleurs compréhensible qu'il répugne à s'affilier à FO en raison de la position générale de cette dernière quant à l'Algérie (81).

La direction de la CISL s'appuie sur l'existence d'une fédération de France de l'USTA et sur l'inexistence de l'implantation de l'USTA sur le territoire algérien même. Pour contrer cette argumentation, l'USTA tente d'établir des liens privilégiés avec la CGT-FO en France, et de ne pas entrer en concurrence avec elle. Dans une lettre adressée à la CGT-FO, elle s'explique de la sorte :

C'est avec regret que, notre demande d'affiliation à la CISL ayant été rejetée, nous avons cru devoir organiser en France des syndicats algériens. Il ne s'agit pas, dans notre esprit, d'une solution idéale. Nos principes d'internationalisme ouvrier nous auraient fait préférer une solution permettant de renforcer, dans le cadre du syndicalisme libre, les liens qui doivent subsister entre les travailleurs français et les travailleurs algériens. Dans tous les cas, force est de constater que l'initiative que nous avons prise, loin de porter préjudice à la CGT-FO et au syndicalisme libre pris dans son ensemble, a eu au contraire pour effet d'empêcher la mainmise des communistes sur la classe ouvrière algérienne, ce qui est prouvé par la virulence des attaques dont nous sommes l'objet de la part des valets serviles de Moscou, complices des assassins de la classe ouvrière hongroise. Nous vous rappelons que si l'USTA a manifesté sa solidarité avec les ouvriers hongrois, jamais l'UGTA (et cela est

(80) Lettre de l'USTA au président du Congrès de la CISL, datée du 8 juillet 1956 et signée par Boualem MANSOUR.

(81) Lettre à R. Dumont, responsable CGT-FO — documents CGT-FO.

UN SYNDICAT MESSALISTE, L'USTA 117

bien compréhensible) n'a fait connaître ses sentiments sur cette question (82).

Mais, isolée au plan international comme au plan national (malgré l'appui que lui manifestent certains dirigeants FO), l'USTA voit sa marge de manoeuvre réduite. Elle court après les congrès et les conférences internationales pour plaider sa cause, justifier son existence, en ne manquant pas à chaque fois de dénoncer « le totalitarisme », la mainmise du PCF sur l'UGTA. Ses efforts semblent couronnnés de succès à la Conférence d'Accra en janvier 1957, où son « mémoire » est discuté (83). Au Congrès de Bamako, en septembre 1957, Abdallah Filali et A. Bekhat, secrétaire général, nouent des contacts avec en particulier les Sénégalais, en dépit du fait qu'ils n'ont pas pu obtenir le droit de prendre la parole. Les deux délégués se montrent confiants : « Nous ne pensions pas qu'entre nos frères d'Afrique noire et nous, il y avait tant de points de rapprochement [...]. Notre voyage nous a permis de rétablir la vérité sur l'USTA. Il faut que tous les syndicalistes africains sachent que l'USTA a été créée avant l'UGTA » (84).

Quelques jours après leur retour de Bamako, les deux délégués sont assassinés. Les « règlements de compte » entre FLN et MNA redoublent pour culminer en octobre 1957.

B) Les rapports UGTA-USTA — La lutte sanglante

Les rapports entre les deux syndicats UGTA et USTA évoluent en fonction des deux formations politiques qui impulsent leur construction, le FLN et le MNA. Depuis leur rupture en avril 1955, la tension entre les deux organisations n'a fait que s'accroître pour passer au stade de l'affrontement armé. Le FLN a reçu le soutien des ex-centralistes du MTLD (Yazid Kiouane, Laouhel), de l'UDMA, (F. Abbas, A. Francis), des Oulémas (Tewfik el Madani), des « administratifs » (Fares, les frères Boumendjel, Ben Ahmed), du PCA en janvier 1957. Progressivement, la Tunisie, le Maroc, l'Egypte se rangent aux côtés du FLN et lui procurent les bases arrières, les armes, l'argent. Le MNA s'enfonce dans un isolement croissant. La lutte armée entre FLN et MNA démarre en Kabylie à l'été 1955. Les « règlements de compte » qui font plusieurs centaines de morts des deux côtés atteignent leur point culminant à l'automne 1957. Ils tournent à l'avantage du FLN qui, profitant de l'affaire Bellounis (85), fait assassiner une grande partie des cadres de l'USTA et du MNA. Sur cette question, le CCE du FLN élabore un long document qui affirme :

(82) Lettre à la CGT-FO du 8 mars 1957 — documents CGT-FO.

(83) Mémoire présenté par la commission executive de l'USTA à la Conférence régionale africaine de la CISL — 4-8 janvier 1957, Accra, document ronéotypé de 12 pages.

(84) Propos de Filali rapportés par Claude Gérard, alors journaliste à Demain — lettre ouverte de C. Gérard à l'opinion publique française, datée du 9 novembre 1957.

(85) « Général » du MNA passé du côté de la France à l'été 1957.

118 B. STORA

Devant la riposte décisive de la fédération de France du FLN, les policiers français ont consolidé les brigades de tueurs MNA dans la région du Nord. Ces tueurs MNA sont encadrés par des policiers français. La preuve n'est plus à faire de la collusion du MNA et des services officiels français : congrès en plein coeur de Paris, protégé par la préfecture de police t.86), passeports délivrés à des chefs de gang, coups de main simultanés avec des perquisitions policières, mitraillettes françaises délivrées par la D.S.T. [...]. En France comme ailleurs, les patriotes algériens au sein du FLN déjoueront les manoeuvres et poursuivront le travail d'anéantissement de l'édifice colonialiste français et de ses suppôts (87).

En deux mois, toute la direction de l'USTA est décapitée. Sont assassinés tour à tour : le 20 septembre 1957, A. Semmache (responsable de la région parisienne de l'USTA) ; le 24 septembre, Mellouli Said (responsable de la section Renault) ; le 7 octobre, A. Filali (secrétaire général adjoint). La personnalité de ce dernier met en évidence la gravité du coup porté. Filali était le bras droit de Messali, en fait le véritable dirigeant de l'USTA (88). Le 26 octobre, Ahmed Bekhat, le secrétaire général de l'USTA, est retrouvé dans un terrain vague de Colombes assassiné de deux balles dans la nuque (89).

Ces attentats provoquent une vive émotion et un appel est lancé par J. Cassou, J.-M. Domenach, F. Fejtô, A. Breton, M. Clavel, J. Duvignaud, D. Guérin, A. Hébert, E. Morin, J. Rous, M. Pivert « contre des crimes qui atteignent des hommes aussi valeureux que A. Filali et ses camarades syndicalistes » (90). Cette situation relance la polémique sur la décision prise par la CISL d'accepter l'affiliation de l'UGTA. G. Thaneau, métallurgiste FO, écrit :

Si la CISL veut continuer à représenter à travers le monde le syndicalisme libre, elle ne peut accorder plus longtemps sa protection à des organismes dont les attaches avec les partis communistes algérien et français ne font plus aucun doute pour personne. La CISL devra choisir entre l'UGTA qui ne représente à peu près rien et l'USTA dont l'indépendance ne peut plus être contestée (91).

La CISL condamne l'attentat contre A. Bekhat, mais maintient sa position de non-reconnaissance de l'USTA :

(86) II s'agit vraisemblablpment pour le FLN du Congrès de l'USTA qui a pu se tenir grâce à l'appui inofficiel de la CISL auprès du gouvernement français.

(87) Texte intégral paru dans Le Républicain lorrain du 9 novembre 1957.

(88) A. Filali est né le 13 septembre 1913 à Béni Ouelmane, près de Skidda. Il adhère en 1932 à l'ENA. En 1934, chassé d'Algérie par le chômage, il vient en France et est élu en 1936 membre du comité central de l'ENA. Il se rend en Algérie en 1937 pour réorganiser la direction du PPA. Le 4 octobre 1939, il est incarcéré à la prison de Barberousse. Le 17 mars 1941, le gouvernement de Vichy le condamne à cinq ans de prison et vingt ans d'interdiction de séjour. Evadé en 1944, il devient au sein du PPA l'organisateur des « clandestins ». A ce titre, il prend part à la fondation de l'OS où se retrouveront les jeunes du ÇRUA. Il se range du côté de Messali contre les centralistes et se rend au Caire en 1955 pour tenter de négocier avec le FLN. Il est arrêté en juin 1955 et passe dix-huit mois à la prison de Tizi-Ouzou où il dirige une grève de la faim. Il est libéré en janvier 1957. (Sources : Mémoires de Messali Hadj et La Voix du travailleur algérien, numéro spécial, novembre 1957.)

(89) Aide-mémoire envoyé par l'USTA à la CISL, novembre 1957.

(90) Appel publié dans La Vérité, octobre 1957.

(91) Lettre à la CISL, source CGT-FO.

UN SYNDICAT MESSALISTE, L'USTA 119

Je suis bouleversé par l'annonce de la mort violente qui vient de frapper cet authentique et sincère militant syndical, dévoué à la promotion ouvrière, qu'était Ahmed Bekhat.

Dans notre mouvement syndical libre, qui n'a cessé de condamner la violence, nous déplorons profondément cet acte inqualifiable.

L'USTA n'est pas affiliée à la CISL ; mais, quelle que soit la victime, quel que soit le coupable, le meurtre soulève toujours en nous l'indignation et aussi la tristesse (92).

Après la privation du soutien international, l'USTA doit renouveler toute sa direction. Il est un troisième aspect, essentiel, qui va engendrer la disparition de l'USTA : l'effondrement politique du MNA pendant l'année 1958.

C) La disparition de l'USTA est liée à l'effondrement du MNA

Le IIe Congrès de la fédération de France de l'USTA se tient les 27, 28 et 29 novembre 1959 à la Salle des fêtes de Fives-Lille. La fédération de France annonce les chiffres suivants : 351 délégués représentant 97 675 travailleurs algériens (93). Ces chiffres sont très loin de correspondre à la réalité, et tentent de masquer l'effondrement de l'USTA. La Voix du travailleur algérien cesse de paraître de mai 1958 à avril 1959. Un grand nombre de cadres et de militants rejoignent l'UGTA et le FLN. C'est le cas de Bengazi Cheikh, secrétaire général adjoint de l'USTA, qui, de Bruxelles, le 18 mars 1959, lance un appel à rejoindre l'UGTA (94). Le 4 février 1959, Outaleb Mohand Ouramdane, responsable à l'organisation de la Fédération de France USTA, et Mechouch Brahim, trésorier général adjoint, passent à l'UGTA et établissent un compte rendu de leur activité qui donne une idée de l'effondrement de l'USTA :

Dans cette organisation qui avait rassemblé de très nombreux travailleurs algériens en France, il ne restait, il y a deux mois, que 3 500 cotisants dans le Nord et l'Est, 150 (!) dans le Centre et 12 (!) à Paris. C'est là la vérité toute nue. Rappelons qu'il y a 400000 Algériens en France. Les militants de base de l'USTA dans les unions locales en général cotisent au MNA, mais sont rarement militants dans ce parti. L'activité syndicale du début a pratiquement disparu depuis le mois de mai 1958 (95).

L'affaire Bellounis en 1957, le ralliement de Messali aux propositions du général de Gaulle, les infiltrations policières au sein du MNA (96), décomposent l'USTA. Cette dernière n'a pu, ou n'a pas eu le temps, de s'affirmer comme une véritable organisation syndicale indépendante, enracinée en Algérie et dans l'émigration, pour

(92) Communiqué de presse du 28 octobre 1957, document déposé à AfriqueInformations, Paris.

(93) La Voix du travailleur algérien, décembre 1959.

(94) Texte Associated Press, 18 mars 1959, repris par Inter-Afrique Press.

(95) Compte rendu d'activité aux militants et cadres de l'USTA, trois feuillets dactylographiés, document inédit.

(96) Sur ces faits : B. STORA, Messali..., op. cit., chapitre X.

120 B. STORA

résister à la crise que traverse le MNA. Elle abandonne le programme de son Ier Congrès de juin 1957 sur l'indépendance vis-à-vis du futur Etat algérien pour la défense des revendications économiques et sociales. Désormais, elle préconise la participation du syndicat aux « organismes économiques qui élaboreront les plans » (97).

Le dernier numéro de La Voix du travailleur algérien paraît en mai 1962. L'éditorial du journal qui annonce quelle sera la conduite de l'USTA sonne comme un appel au secours :

Nous nous trouvons maintenant au début du combat pour l'émancipation sociale du prolétariat de notre pays [...]. L'USTA fait appel au prolétariat international pour soutenir son combat qui s'annonce particulièrement difficile (98).

Le 1er juillet 1962, jour de l'indépendance de l'Algérie, l'USTA a cessé ses activités.

Conclusion

L'USTA a eu une existence très brève, de 1956 à 1959, marquée d'un temps fort, l'année 1957. Son mérite essentiel a consisté à placer le syndicalisme face à la réalité coloniale (revendication de l'indépendance combinée à la défense des intérêts matériels et moraux des travailleurs algériens). La situation coloniale fait que l'émancipation nationale a un contenu social immédiatement sensible, ou, pour mieux dire, que toutes les revendications sociales (distribution de la terre aux paysans dépossédés, hausse des salaires, assurance de moyens de subsistance aux sans-travail, etc.) impliquent nécessairement une lutte nationale, l'exploitation se trouvant essentiellement liée à la domination française. Aucun Européen d'Algérie ne partageait le sort du fellah, aucun ne subissait l'exploitation de la même manière que lui : la position dans les rapports de production était ici spécifiquement algérienne. Il y avait une hiérarchie du travail qui faisait que l'ouvrier européen, plus qualifié, s'assurait les travaux les plus rémunérateurs et les moins discrédités. Si Européens et Algériens travaillaient dans le même atelier et sur le même chantier, le chef d'équipe ou de chantier était nécessairement européen. Dans les syndicats et organisations ouvrières, la hiérarchie coloniale se reflétait au point que les « dirigeants » algériens de ces organisations faisaient figure d'hommes de paille et, somme toute, de pendants « à gauche » des béni-oui-oui de l'administration française. En d'autres termes encore, la situation coloniale et la révolte qu'elle suscitait ne pouvaient que confondre revendications sociales et indépendance nationale. L'USTA en concluait que les revendications sociales n'étaient pas effacées ou dissimulées ; elles affectaient bien plutôt toutes les autres revendications en les radicalisant : le

(97) Résolution adoptée par le 11° Congrès de l'USTA. Argument repris dans une brochure (Les Tâches du syndicalisme algérien, juillet 1960, 32 p.).

(98) Editorial de La Voix du travailleur algérien, mai 1962.

UN SYNDICAT MESSALISTE, L'USTA 121

droit d'apprendre sa langue à l'école, et d'abord le droit de s'instruire et celui de reconnaître son passé culturel, le droit de voter et celui de s'exprimer librement (Constituante — élections libres). Ces simples droits étaient autant de manières d'affirmer le refus de l'exploitation, de manifester la volonté positive de prendre son sort entre ses mains.

En soutenant que l'oppression coloniale créait un problème national spécifique, l'USTA ne voulait pas dire que celui-ci abolissait, même provisoirement, tous les autres problèmes qui naissaient de la différenciation sociale de la population algérienne. Si la lutte nationale apparaît aux masses opprimées comme une lutte sociale, il n'en demeure pas moins, selon nous, que les intérêts des diverses classes unies ne coïncident pas. En regard d'une paysannerie qui constituait l'immense majorité de la population et d'un prolétariat concentré dans quelques villes, se situait une bourgeoisie très mince. Ce que voulait préparer l'USTA, c'était l'émergence des rapports de classe du marécage où les rapports de domination coloniaux les avaient engloutis. Dans son message au Ier Congrès de l'USTA, Messali Hadj écrivait :

L'USTA sera la garantie pour nos travailleurs que leurs salaires, leur dignité, seront défendus [...]. Le caïd, le bachaga, le bourgeois voudront sans doute remplacer demain le colonialisme. C'est pourquoi l'oeuvre d'aujourd'hui représente déjà le moyen de défense de demain.

Ce type de syndicalisme, ouvrier dans ses traditions, trouve son origine dans le fait que l'USTA se voulait la continuatrice des efforts entrepris par l'Etoile nord-africaine. On sait que les Algériens venaient travailler en France pour quelques années, et retournaient en grand nombre en Algérie. L'émigration algérienne a donc joué pendant des dizaines d'années le rôle d'une école de cadres du mouvement nationaliste. Des milliers de paysans algériens sont nés à la lutte des classes dans les usines de Nanterre, dans les usines du Nord, sur les barrages. L'apprentissage des formes de luttes ouvrières dans l'usine et au-dehors eut pour résultat de transformer bon nombre de ces paysans déracinés en militants actifs, voire déjà pervertis — pour certains d'entre eux — par les formes bureaucratisées que l'IC imposait à l'organisation ouvrière de la lutte des classes.

Les Filali, Bekhat, Nadji étaient les héritiers des traditions prolétariennes. Ces militants de retour de la métropole et la mince avant-garde locale formaient ainsi un ferment politiquement original dans l'Algérie coloniale. Mais, isolés de la grande masse paysanne dont ils étaient issus, par leur expérience ouvrière et leur conscience politique, conscients de la trahison des « évolués », leur salut ne pouvait résider que dans un développement prolétarien en Algérie même. C'était dans cette direction que l'USTA entendait s'implanter en Algérie. La faiblesse de l'industrialisation combinée à la répression en 1956 a limité un processus de construction sur cette base. L'USTA n'a pu vivre et combattre que dans le cadre de la métropole, alors que le FLN avait conquis son assise sur le territoire algérien (en

122 B. STORA

particulier les maquis de Kabylie). La forte emprise de l'USTA sur l'émigration algérienne jusqu'en 1957 est en même temps un aveu de faiblesse. Une centrale syndicale indépendante n'est pas viable dans la seule émigration. Elle est coupée de son territoire d'origine, séparée par 1350 kilomètres de terre et d'eau de la bourgeoisie qu'elle entend combattre.

L'autre faiblesse, essentielle, réside dans la dépendance vis-à-vis de l'organisation politique, le MNA. Tout, pourtant, au niveau des textes votés et approuvés, démontrait l'inverse. La résolution « sur l'unité et l'indépendance du mouvement syndical algérien » de juin 1957 (99) est restée lettre morte dans les faits.

L'USTA s'est effondrée en même temps que le MNA, s'est alignée sur les intentions de la formation politique messaliste. Ainsi, après que Messali eut approuvé les propositions de de Gaule en juin 1958, Bensid, nouveau secrétaire de l'USTA, déclare en novembre 1959 :

Je considère que le principe d'autodétermination du peuple algérien, proclamé le 16 septembre 1959 par le général de Gaulle, et pour lequel l'USTA n'a cessé de lutter, est la seule voie permettant d'aboutir à la solution juste, libérale et démocratique du problème algérien (100).

L'USTA, en n'appliquant pas sa ligne d'indépendance syndicale, en acceptant le cadre proposé par le général de Gaulle, se condamnait à n'être qu'une couverture du MNA. Dès lors, elle allait progressivement perdre ses effectifs qui iront grossir la fédération de France du FLN. De nombreux cadres de l'USTA se retrouveront dans l'UGTA au moment de la proclamation de l'indépendance de l'Algérie.

(99) Résolution du /*r Congrès de l'USTA, op. cit.

(100) « Résolutions-discours du IP Congrès de l'USTA », La Voix du travailleur algérien, décembre 1959.

Chronique

Sur le service social

par Yvonne KNIBIEHLER

Plusieurs ouvrages récents (1), présentés ici même, stigmatisaient le Service social comme une stratégie consciente ou inconsciente de « contrôle social » destinée à protéger l'ordre établi, au bénéfice des classes dominantes. Nous nous proposons de montrer ici que d'authentiques hommes de gauche ont vu dans le Service social l'instrument nécessaire de réformes révolutionnaires au service du prolétariat.

Les derniers historiens du Service social surestiment généralement, à notre avis, l'importance des origines antérieures à 1914, et l'influence de grandes pionnières, qui n'étaient qu'une poignée. Ils sous-estiment par contre les mouvements de pensée qui entre les deux guerres ont permis l'ascension du Service social.

Un des principaux innovateurs de cette seconde génération, maître souvent cité, souvent imité, n'est autre qu'Henri Sellier, conseiller général du canton de Puteaux de 1919 à 1939, maire de Suresnes de 1919 à 1941, ministre du Front populaire en 1936. Sellier était un disciple fervent d'Edouard Vaillant, ancien communard, membre illustre et militant actif du Parti socialiste, conseiller municipal de Paris de 1881 à 1893, qui avait donné, à cette place, l'exemple d'une action sanitaire et sociale énergique. Selon Vaillant, l'action sanitaire et sociale avait une dimension révolutionnaire : en ce qu'elle affirmait le « droit au bien-être » pour l'ouvrier, même quand, vieux, malade, ou enfant, il était incapable de travailler et de produire ; en ce qu'elle donnait au prolétariat des exemples concrets de solidarité, et mûrissait ainsi sa conscience socialiste (2). Il voyait dans le cadre municipal le lieu idéal de cette action parce que l'équipe élue pouvait rester proche des électeurs, connaître et satisfaire leurs besoins.

Ces leçons ont été entendues par Henri Sellier (3). Sa personnalité, assez rayonnante semble-t-il, lui a permis d'animer une équipe profondément dévouée, de faire de Suresnes une sorte de chantier

(1) Notamment Ph. MEYER, L'Enfant et la raison d'Etat, Paris, Le Seuil, 1977 ; J. VERDES-LEROUX, Le Travail social, Paris, Editions de Minuit, 1978. I. JOSEPH et Ph. FRITSCH, « Disciplines à domicile », Recherches, n° 28, 1978. R.-H. GUERRAND et M.-A. Rupp, Brève histoire du Service social en France, Toulouse, Privât, 1978. Cf. Mouvement social, n° 105, octobre-décembre 1978.

. (2) Cf. M. DOMMANGET, Edouard Vaillant, un grand socialiste 1840-1915, Paris, La Table ronde, 1956.

(3) Cf. Il y a cinquante ans Henri Sellier, 1919-1969, brochure éditée par la mairie de Suresnes en 1970.

Sur l'idéologie d'Henri Sellier et de ses collaborateurs voir aussi : Y. KNIBIEHLER, « Socialisme et Service social... », article à paraître.

124 Y. KNIBIEHLER

expérimental d'urbanisme moderne (la fameuse cité-jardin) et de progrès social. Il y a poussé les « réformes de répartition » aussi loin qu'il a pu en direction des « réformes de structure ».

Le bureau d'hygiène qu'il ouvre en 1923 recrute des infirmières visiteuses de la lutte antituberculeuse et de puériculture ; les écoles de la cité-jardin recrutent des visiteuses d'hygiène scolaire. Mais pour donner une meilleure efficacité à leur travail, le secrétaire général de la mairie (Louis Boulonnois) conçoit l'idée novatrice de les transformer en polyvalentes de secteur : chacune se voit affecter un secteur précis avec ordre de s'occuper des familles à tous les points de vue. L'infirmière-visiteuse donne naissance à l'assistante sociale. Le secrétaire général balaie d'un revers de main « la résistance des familles » à cette sorte d'« enquête générale » entreprise par la municipalité : l'action sociale, pour être efficace, ne peut se dispenser d'une bonne information ; il affirme d'ailleurs que les familles accueillent bien ceux qui savent se faire aimer, ceux qui savent les convaincre qu'on veut les arracher à la maladie et à la misère. La mise au pas des oeuvres privées, grâce à des subventions bien modulées, complète le système.

Le succès semble bien avoir couronné ces efforts. Les habitants de Suresnes ont réélu Henri Sellier et son équipe pendant plus de vingt ans ; c'est le gouvernement de Vichy qui les a destitués. Le modèle de Suresnes a été imité, notamment à Vitry-sur-Seine, grâce à l'impulsion du docteur R.H. Hazemann (4), mais aussi dans d'autres villes (5) ; le corps médical lui a fait de la publicité (6). Enfin, suprême consécration, Léon Blum appelle Henri Sellier au ministère de la Santé publique et de l'Education physique en 1936. Les principaux décrets du ministre sont consacrés à la coordination du Service social (7) ; ces textes soulignent l'attrait nouveau qu'exercent sur les masses les mots hygiène et santé : le Service social a promu une conscience collective de la maladie, une revendication de défense sanitaire, que tous les partis politiques s'efforcent désormais de prendre en compte. Dans l'esprit du ministre germent les idées qui engendreront la Sécurité sociale.

Il est important de souligner que ce socialiste a eu le désir de tailler dans le vif, de faire du neuf, de changer la société. Sans doute, il montre un souci quasi inquisiteur de connaître les familles, jusque dans leur intimité, de les encadrer, de les éduquer, de les diriger. Sans doute cette entreprise est dictée par l'espoir d'un « relèvement » des masses populaires, qui les conformerait au modèle bourgeois, et elle répond aux problèmes humains posés par l'accélération de l'urbanisation. La thèse de J. Verdès-Leroux se trouve ici vérifiée. Ce qui

(4) Cet auteur insiste sur le caractère révolutionnaire du Service social par rapport aux oeuvres privées (incapables de prévoir et de durer, dit-il) ; il cite Engels pour prouver que le Service social s'encadre parfaitement dans la dialectique marxiste. Cf. R.-H. HAZEMANN, Le Service social municipal, Editions du mouvement sanitaire, 1928 et Journées médico-sociales de l'enfance d'âge scolaire, 1935.

(5) Les municipalités communistes de Montfermeil et de Romainville, par exemple, recrutent des polyvalentes à la fin des années 1930.

(6) Notamment l'illustre phtisiologue Léon Bernard, le docteur Parisot, apôtre de la médecine sociale dans l'Est de la France.

(7) Cf. R.-H. GUERRAND et M.-A. RUPP, Brève histoire..., op. cit., p. 131 et suiv.

SUR LE SERVICE SOCIAL 125

nous semble sous-estimé par cet auteur, c'est que le développement du Service social puisse répondre à des aspirations de « gauche ». Certes le Parti socialiste ne se recrute plus seulement parmi les prolétaires : les petits employés, les petits fonctionnaires, les intellectuels entrent dans ses rangs. Dira-t-on pour autant qu'il est passé du côté des « classes dominantes » ? La bonne foi d'Henri Sellier et de ses collaborateurs étant hors de cause, niera-t-on qu'ils aient oeuvré, objectivement, pour la promotion des masses ? Que dans leur désir de confier le Service social aux pouvoirs publics, de remplacer l'assistance par la « solidarité », ils aient rapproché la société française du modèle socialiste tel qu'on le concevait en leur temps ? La fidélité des électeurs à cette équipe municipale n'est sans doute pas une garantie ; du moins elle indique que si le maire de Suresnes s'est abusé sur le sens réel de son oeuvre, ses administrés l'ont suivi dans l'erreur.

Un autre mouvement de pensée, promoteur du Service social entre les deux guerres, mérite d'être mis en valeur : c'est cette aile progressiste du catholicisme social qui est allée jusqu'au seuil de la subversion (qu'on se rappelle les prêtres ouvriers).

Le christianisme de l'entre-deux-guerres n'est pas celui d'avant 1914, du moins si l'on considère sa présence au monde. Avant la Première guerre mondiale, la papauté s'était opposée à toute collusion entre le christianisme et les partis politiques, et surtout à tout rapprochement entre socialisme et christianisme. La condamnation, en 1910, du Sillon animé par Marc Sangnier avait ainsi coupé les ailes à des initiatives féminines novatrices dans le domaine social (8). Mais les bouleversements qui se sont produits entre 1914 et 1918 (disparition des grandes monarchies d'Europe centrale, naissance d'un Etat communiste) changent profondément les données politiques : Benoît XV et Pie XI sont moins rigides que Pie X ; d'une part, ils veulent laisser aux catholiques le moyen de défendre les principes chrétiens au sein des démocraties (et ils permettent la constitution de partis « démocrates-chrétiens ») ; d'autre part, ils veulent proposer une alternative solide au socialisme matérialiste. C'est l'objet de l'encyclique Quadragesimo anno (1931) qui marque une progression considérable par rapport à Rerum novarum.

On sait que malgré les efforts de Marc Sangnier (député de 1919 à 1924), la création d'un Parti démocrate-chrétien a échoué en France. Par contre les efforts en direction d'un « socialisme chrétien » ont donné à l'apostolat une inspiration et des méthodes nouvelles, pas toujours encouragées par la hiérarchie. Ainsi, si la Jeunesse agricole chrétienne (JAC) et la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC) ont été bien acceptées, par contre la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) est restée suspecte parce qu'elle admettait la notion de classes sociales, éventuellement antagonistes. De même la naissance d'un syndicalisme chrétien (CFTC) reniait l'ancien « patronage » énoncé comme « paternaliste ». Les intentions novatrices de ces chrétiens « de gauche » se manifestent aussi dans le domaine de la contraception (mise au point de la méthode Ogino-Klein) et dans celui des relations inter(8)

inter(8) R.-H. GUERRAND et M.-A. RUPP, Brève histoire..., op. cit. p. 30 à 39.

126 Y. KNIBIEHLER

nationales (les Auberges de jeunesse, instruments d'un pacifisme qui mise sur la Société des nations)... Toute une spiritualité nouvelle s'élabore ; c'est dans ce milieu que se recrutent nombre d'assistantes sociales, les plus militantes, les plus convaincues. Elles sont souvent passées par le scoutisme (autre révolution, encore bien mal connue, dans l'éducation des filles), par les Equipes sociales de Robert Garric. Elles se réfèrent volontiers à Hyacinthe Dubreuil, cet ouvrierécrivain, qui, à son retour des Etats-Unis, prophétisait l'autogestion et la participation (l'idée seulement, car les mots n'avaient pas encore cours) :

D'ouvrier louant son temps, le travailleur de l'avenir devra devenir soit un entrepreneur opérant individuellement ou en groupe pour l'exécution d'un travail convenu, soit un associé renonçant à la tutelle que sous-entend le salariat, et partageant hardiment les bénéfices comme le risque du travail (9).

Les jeunes femmes chrétiennes qui s'enthousiasmaient pour ce nouvel idéal entraient dans le Service social non plus comme on entre en religion, mais comme on entre en politique. L'engagement militant était pour elles l'équivalent de l'inscription dans un parti de gauche. Rappelons ici qu'elles n'étaient encore ni électrices ni éligibles : les partis politiques ne pouvaient donc pas les attirer. Il est vrai, comme le note J. Verdès-Leroux, qu'elles aiment à proclamer leur « neutralité » (10), qu'elles « s'excluent en parole du champ politique » (11), mais ce n'est pas elles qui s'excluent, c'est la loi qui les exclut, puisqu'elle leur refuse le droit de suffrage ; elles peuvent donc légitimement se croire, se dire, hors de la politique, affaire masculine. Elles ne savaient pas encore, dans les années 1930, que « tout est politique ». C'est nous qui le savons, et pas depuis longtemps. Leur engagement, inconsciemment politique donc, est marqué « à gauche », croyonsnous, plus souvent qu'on ne l'a dit, inspiré par un « socialisme chrétien » qui a donné quelques soucis aux évêques.

Résumons-nous. De nos jours, la prolifération des travailleurs sociaux évoque une sorte de cancer ; le malaise des professionnels, l'analyse critique des sociologues, montrent que cette « réponse » n'est plus adaptée au « changement social » et qu'il faut sans doute se mettre à en chercher une autre. Mais durant l'entre-deux-guerres, l'essor du Service social a été accepté, voulu dans tous les milieux, dans toutes les familles de pensée, tant (ou plus ?) à gauche qu'à droite, parce qu'il apparaissait comme un instrument indispensable d'adaptation au changement. Nier qu'il ait pu avoir alors une fonction « progressiste » c'est, nous semble-t-il, projeter le présent sur le passé.

(9) Nouveaux standards, Paris, Bernard Grasset, 1931, p. 83.

(10) Ce concept appellerait un long commentaire. Nous renvoyons aux témçnfnages

témçnfnages nous avons rassemblés dans Nous, les assistantes sociales, Paris, ubier, 1981.

(11) Le Travail social, op. cit., p. 44.

Chronique

Actualité de la littérature prolétarienne

par Diana COOPER-RICHET

Longtemps négligée des éditeurs et injustement délaissée des lecteurs, la littérature prolétarienne connaît, avec la récente disparition de l'un de ses principaux porte-paroles : Henri Poulaille (1) et la réédition de quelques-uns de ses meilleurs livres, une certaine actualité. Quelques tentatives ont été faites ces dernières années, pour faire paraître ces oeuvres oubliées ou inédites. Signalons les efforts d'Edmond Thomas qui s'efforce depuis 1971 de diffuser dans les cahiers trimestriels de littérature Plein chant (2) les textes des écrivains et des poètes ouvriers, comme ceux de Constant Malva, Histoire de ma mère et de mon oncle Fernand, de Lucien Bourgeois, L'Ascension, d'Emile Guillaumin, Près du sol, ou de Charles-Louis Philippe, La Petite Ville, ainsi que des études sur ces mêmes auteurs (3). Saluons ici cette courageuse entreprise qui tente, en dépit des difficultés de toutes sortes, de sauvegarder à la fois qualité littéraire et travail artisanal d'édition. La maison Stock vient de lancer une nouvelle collection : « La bibliothèque prolétarienne », dont le premier volume est le Pain quotidien de Poulaille ; elle fait également paraître dans une autre série un inédit du même auteur : Seul dans la vie à quatorze ans; enfin le beau récit de Georges Navel, Travaux a été réédité dans la collection de poche Folio.

Cette littérature reste néanmoins mal aimée et mal connue. En dehors d'études comme celles de Michel Ragon (4), ou de l'anthologie d'Edmond Thomas, Voix d'en bas, peu d'écrits lui sont consacrés. « Littérature émanant d'autodidactes nés dans le peuple et ayant une formation de travailleurs manuels » (5), elle nous apporte un témoignage sur le quotidien ouvrier. Un certain nombre de préoccupations sont communes à tous ces auteurs ; le travail, la culture, la politique et la condition d'ouvrier, sont les thèmes obsédants de leurs livres. Ils sont révélateurs de l'ambiguïté et de la difficulté de la situation sociale de l'écrivain-ouvrier.

La classe ouvrière qui nous est dépeinte dans ces livres est loin d'être homogène, ce sont au contraire deux mondes ouvriers aux modes de vie très différents qui semblent se côtoyer. D'un côté, il y a

(1) La plupart des figures de la littérature prolétarienne de l'entre-deuxguerres sont maintenant disparues.

(2) Plein chant, Bassac, 16120 Chateauneuf-sur-Charente.

(3) J. CORDIER, Constant Malva, mineur et écrivain, Bassac, 1980.

(4) Histoire de la littérature prolétarienne en France, Paris, Albin Michel, 1974, et autres ouvrages sur le même thème.

(5) Ibid., p. 19.

128 D. COOPER-RICHET

l'univers de l'ouvrier qualifié, de l'homme de métier, qui est celui de la famille Magneux (de Poulaille), de l'autre il y a, presque en marge de la société, tout un abîme ouvrier en quête de travail et de logement qui nous est décrit par Lucien Bourgeois notamment.

Magneux, le charpentier, travaille régulièrement. Le salaire qu'il gagne, ainsi que les modestes gains de sa femme rempailleuse de chaises, permettent à la famille de vivre décemment. Les Magneux mangent à leur faim tous les jours et ils peuvent même déménager pour s'agrandir. Les difficultés ne surviennent chez eux que lorsque le père, victime d'un grave accident de chantier, reste six mois sans pouvoir travailler. Le manque s'installe également au moment de la grande grève du bâtiment :

Le menu ne variait guère. Soupe, patates ou haricots et de nouveau [...] Même, on mangea du riz un jour, et pourtant personne ne l'aimait [...] Si cela durait, on serait obligé d'aller comme les plus pauvres aux soupes communistes.

En temps normal, ces ménages ouvriers du quartier de la Convention à Paris mènent une vie qui n'est pas exempte de fêtes et de loisirs. Les réseaux de relations se nouent dans l'immeuble, où la solidarité et l'entraide entre les différentes familles ouvrières sont une institution. Ces liens de voisinage sont fort bien mis en scène par Poulaille, qui montre que le monde des uns et des autres, mais surtout celui des femmes, ne dépasse guère l'immeuble et la rue, parfois le quartier. Ces femmes d'ouvriers, dont l'importance apparaît dans Le Pain quotidien, sont évidemment décrites comme celles que « la politique ! ... rasait », mais derrière ce mépris affiché par leurs « hommes » se cache une grande admiration : « Nos femmes à nous, c'est de vraies femmes ! Les femmes de riches, c'est des poupées [...]. C'est nos femmes qui font les hommes de demain... » Nini Radigond est le personnage même de la femme du peuple intelligente et autoritaire, la langue bien pendue et qui ne s'en laisse pas conter, mais qui est toujours là pour rendre service tout en rouspétant. La femme de Magneux, Hortense, est plus effacée, sans initiative ni énergie et dans son entourage on lui en fait le reproche. Dans les écrits de Malva, la femme tient également une place centrale ; c'est autour d'elle que tourne la vie de la famille, élément stable dont le rôle est valorisé. Mais pour toutes ces femmes, un point noir assombrit l'existence : l'alcoolisme de leurs compagnons. Madame Auge, une couturière de l'immeuble des Magneux, dont le mari travaille dans une fonderie, est battue chaque fois que celui-ci rentre ivre. Mais de cet enfer quotidien, elle ne dit rien à personne : « On ne savait pas cela dans la maison. » Cette dignité ouvrière est une caractéristique les plus frappantes du monde dans lequel nous fait pénétrer Poulaille.

Tout autre est l'univers de misère des ouvriers sans qualification, des hommes à tout faire qui vivent en marge de la société. Dans L'Ascension, Lucien Bourgeois, qui n'a pas pu apprendre un métier et qui les pratiquera tous, de réparateur de vieilles chaussures à accrocheur de wagons, décrit l'insécurité et l'instabilité de cette vie vagabonde à la recherche d'un travail. De cette population ouvrière à la frange du monde organisé, l'auteur nous dit le logement en garnis ou les bara-

ACTUALITÉ DE LA LITTÉRATURE PROLÉTARIENNE 129

ques en planches, la faim lancinante et la peur du lendemain. Le livre de Georges Navel est le récit d'une vie d'errance ouvrière, de métier en métier, de ville en village. « Angoisse du besoin. L'ouvrier qui va vers l'embauche — courses souvent vaines — réalise que rien ne lui appartient. Il n'a que ses vêtements. Le toit, la nourriture, tout peut se dérober [...]. Il sent toute sa faiblesse et la précarité de sa condition ordinaire. » La détresse et la brutalité des existences de mineurs relatées par Malva n'ont rien à envier à celles de ces nomades ouvriers, qu'ils sont souvent eux-mêmes d'une mine à l'autre.

Cette fuite devant la misère ouvrière est celle de tous ceux qui sont « occupés à ne pas périr physiquement ». Mais ces mondes ouvriers, en apparence si dissemblables, ne sont pas si éloignés l'un de l'autre, car un simple accident peut conduire n'importe quelle famille ouvrière au dénuement le plus total.

Dans ces livres sur la vie ouvrière, un certain nombre de thèmes sont toujours présents et forment la trame de cette littérature. La joie que procure le travail manuel est une idée que l'on retrouve à la fois chez Magneux, le charpentier, et chez Georges Navel, le travailleur vagabond. Pour Magneux ce sont « les charpentiers qui ont le plus beau de l'oeuvre », c'est « un magnifique métier [...]. Le plan ébauché sur le papier bleu prend vie planche à planche et chaque détail en soi exige un fignolage qui n'est pas de l'art, encore que l'art y ait place ». Il faut que la besogne soit bien faite. Or le système du travail à la tâche brise « l'unité de l'équipe en la morcelant » ; les ouvriers doivent être regroupés autour d'un ancien, de qui les jeunes reçoivent un enseignement et prennent le goût du travail. Pour le plaisir, Magneux installe un atelier dans la cour de son immeuble et passe ses loisirs à travailler le bois, avec son ami Lunel, le syndicaliste. « Dans le réduit où les deux hommes travaillaient, ils se gênaient forcément l'un l'autre, mais aucun d'eux ne lâchait la moindre plainte. Or ni l'un ni l'autre n'eût supporté dix minutes de travailler dans de telles conditions pour un patron. » Mais il y avait le bonheur d'être son « propre maître ». Dans sa cabane, le charpentier a installé tous les outils du professionnel, ainsi qu'un petit nombre d'ouvrages techniques qui font sa fierté. « A ces heures, Magneux est un homme heureux. »

Dans Travaux, c'est le « plaisir de la maîtrise des mains, faite d'un long acquis et de patients sacrifices », une adaptation du corps, de cette ruse du corps en prise avec la matière difficile [...] qui n'obéit qu'à certaines mains », qui nous sont décrits. Lorsque Navel travaille « il sent son intelligence lui descendre dans les mains ». Cette poésie du geste, il la trouve dans lés emplois les plus modestes et plus particulièrement dans celui de terrassier où il a une « vie du corps ». « La fatigue existe, mais le métier n'est ni bête, ni abrutissant. Il faut travailler en souplesse, surveiller ses mouvements. On ne manie bien la pioche que si on lui a prêté de l'attention. Les terrassiers s'en servent avec économie d'effort. Manier la pelle sans excès de fatigue, faire chaque jour une tâche exige de l'habileté [...]. De la répétition du même effort naît un rythme, une cadence où le corps trouve sa plénitude. » « Les mains et les jambes » sont « l'intelligence ouvrière ».

130 D. COOPER-RICHET

Mais le terrassier représente également une certaine indépendance : « Le métier attire les natures indépendantes. Un terrassier s'embauche sans stationner devant un portail dans une file d'humiliés. Il n'y a pas à collectionner de certificats [...], il s'embauche sans soulever sa casquette [...], il ne demande pas de travail comme un mendiant fait l'aumône. » C'est une race à part qui ne peut vivre enfermée. Cette fuite devant l'enfermement et l'ennui de l'univers industriel constitue un des autres leitmotivs de la littérature ouvrière. Chez Navel, qui connaît bien l'usine, et qui, comme Magneux, est très impressionné par les bons ouvriers, il s'agit de fuir un monde de tristesse qui l'accable. « Dehors l'usine me suivait. Elle m'était rentrée dedans. Dans mes rêves j'étais machine [...]. J'étais un morceau d'usine pour l'éternité. » Pour échapper à cette condition d'ouvrier de la grande industrie, Navel ira de travail en travail à travers la France, à la recherche d'un épanouissement qu'il ne trouvera que dans l'écriture. Le monde de la mine, dangereux, terrifiant, pénible et fatigant suscite également le désir d'évasion. Malva traduit ce sentiment dans tous ses ouvrages : « Aspect sinistre de la mine, lieu de désolation et d'épouvante, où un silence de mort plane, où les ténèbres comme des draps funèbres vous enveloppent de toutes parts. » Mais Malva conte aussi l'impossibilité qu'il y a de s'en sortir. Le thème de la maladie, maladies professionnelles et maux de la misère, imprègne toutes ces vies. Partout présente, elle atteint peu à peu tout le monde, avant d'éliminer après de longues souffrances ces hommes et ces femmes sans âge, prématurément vieillis.

Afin d'échapper à la condition prolétarienne, afin de l'oublier quelques heures par jour, ces ouvriers se réfugient dans la lecture et dans l'écriture. Dans son livre, Lucien Bourgeois dit comment eut lieu son « ascension morale », à travers les difficultés qu'il a à gagner sa vie tout en cultivant son esprit : « Comment étudier et gagner en même temps son pain ? Quelle folle prétention. » Il y a chez tous ces hommes le désir de s'instruire et de « vivre après le travail ». Pour le petit Louis Magneux de Seul dans la vie à quatorze ans, la principale préoccupation est de trouver des moments de liberté, au cours de ses journées de travail, pour lire et courir les librairies. Cette soif de connaissances et ce désir de quitter la condition ouvrière conduiront Malva, Bourgeois et Poulaille, notamment, à chercher des emplois non manuels. Pour les deux premiers l'entreprise se soldera par un échec qui les renforcera dans leur méfiance envers les autres classes sociales.

Lucien Bourgeois exprime toute l'amertume qu'il a envers ceux qui, sans être issus de la classe ouvrière, tentent de prendre en main leur destinée, sans la comprendre. « Le mieux que j'avais à faire [...] était de rester, moralement et à tous les autres points de vue, avec ceux au milieu desquels le sort m'a fait naître. » Ce n'est que dans son milieu que Lucien Bourgeois trouve la solidarité dans les moments difficiles, la camaraderie de la misère partagée. Rester prolétarien, malgré la tristesse ouvrière, est une ligne de conduite faite de fierté pour beaucoup d'entre eux. Ce refus de parvenir, de « devenir », nous le retrouvons dans Le Pain quotidien où Nénette,

ACTUALITÉ DE LA LITTÉRATURE PROLÉTARIENNE 131

la fille de Nini Radigond, loin d'avoir la tête tournée par toutes les belles toilettes qu'elle confectionne toute la journée, dans son atelier de couture, reste « nature » et ne s'embourgeoise pas. Néanmoins ces autodidactes, mal à l'aise parmi les bourgeois, sont souvent marginalisés par leurs camarades de travail qui ne les comprennent pas. Cette double vie, intellectuelle et manuelle, est « pleine de sacrifices et de déchirements », comme le souligne Lucien Bourgeois.

Pour Navel, « il y a une tristesse ouvrière dont on ne guérit que par la participation politique », et il est certain que, pour la plupart de ces auteurs, le militantisme, politique ou syndical, a pesé d'un poids non négligeable dans leurs vies. Le Magneux de Poulaille baigne dans le milieu anarcho-syndicaliste des années 1900 ; son fils Louis, devenu orphelin, cherchera le réconfort auprès des militants. Pour Malva le militantisme sera une déception et il sombrera dans la collaboration ; dans ses livres, la composante politique est le plus souvent absente, comme si elle ne jouait aucun rôle dans ce qu'il y a de plus triste à ses yeux : « une vie de mineur ». Chez Bourgeois enfin, c'est le pessimisme qui l'emporte.

Pourquoi ces hommes si différents les uns des autres ont-ils éprouvé, au sein d'un milieu où rien ne les y engageait, le besoin, la nécessité d'écrire ? « Ils avaient à porter témoignage », nous dit Poulaille, « et ces témoignages sont d'autant plus méritoires que personne ne désire les écouter, ne les demande et ils ne rapportent rien à leurs auteurs que des ennuis dans leur travail, parmi leurs camarades ou avec leurs patrons. » « L'ouvrier qui dit sa vie après la fatigue du labeur ne joue pas » (6), il narre la peine des hommes, la condition ouvrière et tente de s'évader par la littérature.

(6) H. POULAILLE, « Littérature prolétarienne », Plein chant, été 1979.

INTERNATIONAL REVIEW OF SOCIAL HISTORY

Edited by the Internationaal

Instituut voor Sociale Geschiedenis, Amsterdam

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EDIT. ADDRESS : Kabelweg 51, Amsterdam 1014 BA.

DISTRIBUTION : Van Gorcum, Assen, The Netherlands.

SUBSCRIPTION : D.fl. 72 per annum.

SINGLE COPIES : D.fl. 27.50.

PUBLISHED : Three times per annum. AU rights reserved.

CONTENTS OF VOLUME XXVI — 1981 — PART 2

ARTICLES :

PEMELOPB SUMMERFIELD, Education and Politics in the British Armed Forces in the Second World War.

W.R. GARSIDE, Unemployement and the School-Leaving Age in Inter-War Britain.

Jeffrey Hnx, Manchester and Salford Politics and the Early Development of the Independent Labour Party.

AA. HAIX, Wages, Earnings and Real Earnings in Teesside. A Re-assessment of the Ameliorist Interprétation of Living Standards in Britain, 1870-1914.

BIBLIOGRAPHY :

General Issues :

Social Theory and Social Science, History, Contemporary Issues.

Continents and Countries :

Africa, America, Asia, Australia and Oceania, Europe.

Notes de lecture

Alain BERGOUNIOUX et Bernard MANIN. — La Social-démocratie ou le compromis. Préface de Jacques DROZ. Paris, Presses Universitaires de France, 1979, 216 pages.

La thèse des auteurs est simple : la social-démocratie est un des partis de la classe ouvrière. La conséquence la plus apparente est une gestion particulière des affaires publiques qui va au-delà d'une simple pratique réformiste. C'est avant tout, fruit d'une histoire complexe, le suffrage universel qui rend les ouvriers libres de fixer leurs choix politiques ; il a aussi permis l'éclosion d'une construction socialiste associant socialisation de l'économie, liberté et démocratie.

Trois grandes étapes historiques sont analysées à partir du tronc commun que sont les divers socialismes d'avant 1914, synthétisés — si l'on peut dire — par la deuxième Internationale :

— Kautsky ancre le socialisme dans la classe ouvrière ;

— De Man et les planistes définissent l'organisation économique ;

— la troisième étape est le refus du « modèle » soviétique et le temps des expériences gouvernementales.

Sur ce schéma général, Bergounioux et Manin veulent «penser la social-démocratie » et apporter quelques réponses à certaines questions :

— tout d'abord, seul le cas français échappe au modèle, en raison de la coupure profonde dans la classe ouvrière entre syndicalisme et politique ;

— d'autre part, il n'y a pas de modèle unique. Les auteurs estiment qu'il est encore trop tôt pour en étudier les causes à partir des divers enracinements nationaux. Ils préfèrent réfléchir sur « les moments essentiels de sa formation, les orientations décisives qui en ont fixé les traits constitutifs ». Leur méthode, si elle peut sembler dangereuse pour l'historien soucieux de s'interroger sur les raisons profondes des succès ou des échecs, a le mérite de mettre l'accent sur les points communs. Car l'Internationale des idéologies a fonctionné... ;

— enfin, l'histoire a fixé les grandes lignes du système théorique. C'est dans l'histoire que doivent être cherchées les raisons des inflexions.

Le grand tournant, de ce point de vue, est constitué par la guerre de 1914-1918 et par l'opposition à un système nouveau, le bolchevisme. « L'option démocratique ne constituait, jusqu'en 1917, qu'une stratégie d'accession au pouvoir, la Révolution russe obligea les sociaux-démocrates à approfondir ce choix, à en développer les implications. » Kautsky incarne cette nouvelle voie ; il « représente la conceptualisation la plus profonde et la plus pénétrante d'opposition au léninisme [...] ». La partie la plus intéressante de l'ouvrage, à mon avis, est constituée par cette présentation du Kautskisme.

L'autre grand tournant est constitué par les différentes expériences social-démocrates depuis 1945. Les points communs sont la forte présence ouvrière, le rôle particulier des syndicats, « principal moyen d'encadrement social » ; ils s'appuient sur « le fondement ultime » qui « apparaît comme un compromis entre le patronat et les travailleurs ». C'est en fait, selon les auteurs, un « compromis de classe », « rapport de forces à tous les niveaux, politique comme économique». Cette analyse socio-économique aurait mérité un plus long développement pour être plus convaincante. La démarche des auteurs semble ici moins assurée. Naturellement,

134 NOTES DB LECTURE

la crise actuelle ne peut que laisser le lecteur attentif dans le doute ; les auteurs ne cherchent pas à le tromper : « déclin ou nouveau départ » titrent-ils...

Cette réflexion politico-historique sur la social-démocratie a le mérite de la clarté. Une manière de plaidoyer lucide où les auteurs — avocats — n'emportent pas toujours la conviction et où les mêmes auteurs — juges — savent instruire leur affaire.

Jacques GIRAULT.

André RETAIL. — Instituteur en pays de Chouannerie. Les Sables-d'Olonne, Le Cercle d'Or, 1979, 133 pages.

André Retail, instituteur en Vendée, militant syndicaliste et laïque, fut l'instituteur porte-parole de la corporation lors de « Dossiers de l'écran » consacrés aux débuts de l'école communale et à ses difficultés en milieu rural où la conquête républicaine restait à faire. Au même moment, ses mémoires, son témoignage étaient publiés par une petite maison d'édition dynamique et spécialisée dans les études régionales. Livre simple, une histoire de vie, un itinéraire, de la gendarmerie paternelle où sa mère institutrice veille à sa formation, au secrétariat de la section départementale du Syndicat national des instituteurs après la guerre.

Le livre apporte autre chose. L'instituteur connaît bien son pays ; il en parle avec amour, même s'il se définit professionnellement comme un anti-chouan. Aussi pousse-t-il la porte d'une chapelle et comprend-il la présence d'un bouquet de fleurs fraîches. Tout un symbole de cette histoire contraignante. La Vendée vit ; il l'a comprise pour en combattre les aspects les plus retardataires.

L'instituteur parle aussi de lui-même, de sa formation, de ses rapports avec la religion — la communion solennelle —, de ses relations avec son père dont il admirait le courage quand il revenait de disperser les grévistes nantais. Il prend des distances avec « la tradition culturelle de son environnement, de sa famille ». Long cheminement qui le mène du refus de porter la cravate, de suivre le peloton d'élèves-officiers à son adhésion au Parti communiste en 1947.

Le métier est évoqué un peu trop modestement selon nous. L'impression d'un journal scolaire, le milieu des amis de Freinet méritaient beaucoup plus. Mais ce n'était pas le but de Retail. Il a voulu faire comprendre sa Vendée et surtout bien montrer l'union absolue, dans le contexte, qui existait entre le combat républicain et la mission éducative. Les instituteurs, « piliers de la République », furent combattus comme tels. Mais grâce aux luttes patientes, grâce à l'évolution de tous les milieux, le sectarisme a reculé. Ce qui a encore mieux soudé autour de l'école ses amis ; « tout un écheveau d'activités » s'est ainsi créé et a prospéré.

Plaidoyer pour la tolérance, pour le combat « sur le bon terrain », ce livre témoigne discrètement et débouche sur des perspectives d'avenir : « Seul un mariage de raison peut faire un bon ménage. » Selon l'auteur, l'école nationale française doit être un objectif de rassemblement. Ecoutons-le, il parle d'expérience...

Jacques GlRAUlX

NOTES DE LECTURE 135

Henri MESSAGER. — Lettres de déportation, 1871-1876. Préface de Jean MAITRON. Paris, Le Sycomore, 1979, 377 pages.

Henri Messager, vingt et un ans, comptable, enrôlé en 1870 dans l'artillerie, fait prisonnier par les Versaillais dans la nuit du 3 au 4 mai 1871, n'a donc pas connu les combats de la Semaine sanglante. Condamné par le Conseil de guerre à la déportation, il séjourne à l'île des Pins de décembre 1873 à janvier 1876, après avoir été incarcéré dans l'île de Ré. Il écrivit régulièrement à ses parents et surtout à sa mère et sa soeur Blanche, l'institutrice. 239 lettres, dont 199 écrites de France avant 1873, sont publiées avec une préface de Jean Maitron et une postface de son fils, Charles Vildrac. Ce dernier gardait le souvenir des récits de son père. Dans les dernières années de sa vie, il retrouva cette correspondance. On imagine aisément la passion que mit Vildrac à découvrir son père.

Qu'on ne cherche pas ici de message politique. L'autocensure joue son rôle; «J'ai toujours peur de t'en dire trop» écrit-il (19 septembre 1871). Il s'agit plutôt des réactions d'un homme, sévère parfois pour ses compagnons, hormis Rochefort (et ici regrettons l'absence d'un index), sensible, qui essaie de vivre et lutte contre « une maladie de langueur bien cruelle, l'ennui » (19 septembre 1871), soutenu par l'amour des siens. Il se prend lui-même à relever son « calme » (8 août 1871).

C'est une manière de chronique du vécu quotidien. Ainsi ce jour des Morts, « Nous avons assez d'immortelles pour en mettre à nos boutonnières en l'honneur de nos compagnons d'armes morts pour la Commune» (31 octobre 1871). On rase les prisonniers; il observe, rapporte le prix des denrées à l'île des Pins et soigne la dysenterie « à la façon canaque » (13 janvier 1874).

Et quand il apprend sa libération. Messager ne peut écrire long : « Je ne sais plus ce que je fais » (2 mai 1876).

Un ensemble de témoignages toujours importants qui permettent de mieux approcher le Communard moyen tel que ne pouvait et ne voulait pas le montrer le général Appert !

Jacques GIRAULT.

Jean-Jacques FOL. — Les Pays nordiques aux XIXe et XX* siècles. Paris, PUF, 1978, 327 pages, « Nouvelle Clio ».

« Le socialisme à la suédoise » n'existe que dans l'esprit de ceux qui vivent et pensent à l'extérieur des pays nordiques. Le terme de finlandisation, qui « n'a aucun rapport avec la Finlande », a été forgé « hors de toute réalité nordique ». Le scandinavisme et les consciences nationales progressent au XIXe siècle d'un même pas. Voici quelques-unes des découvertes que nous explorons en suivant, avec J.-J. Fol, l'évolution des pays du Nord de l'Europe aux XIXe et xx" siècles. Ce volume respecte les normes un peu étranges de la collection « Nouvelle Clio » : nul regard critique sur une bibliographie considérable. Mais, pour le lecteur français qu'intéressent la social-démocratie suédoise — cette « démocratie industrielle » comme l'appelait plus modestement Olaf Palme — ou le goût de la mort — sa certitude plutôt — dont Kierkegaard et Ingmar Bergman ont imposé la présence malgré les chiffres de l'Organisation mondiale de la santé, c'est un monde proche qui se révèle et qui dégage en même

136 NOTES DE LECTURE

temps un parfum d'exotisme. On remerciera l'auteur de nous avoir, pour la première fois en France, ouvert commodément l'ensemble des horizons du Nord.

Madeleine REBÉRIOUX.

La République des Conseils : Budapest 1919. Présentation de Jacques GAUCHERON. Paris, Editeurs français réunis, 1979, 230 pages.

L'intérêt de ce livre ne réside pas tant dans ses études « historiques » (sur la Commune de Budapest, sur Bêla Kun) que dans le choix de textes publiés pendant les 133 jours de la République des Conseils. Poèmes et conférences, discours et articles : l'éventail est assez vaste pour nous donner une idée de l'enthousiasme qui présida à l'instauration de la nouvelle Commune et des contradictions qui la divisèrent. L'accent est mis non pas sur les événements politiques ni sur les soubassements sociaux, mais sur la politique culturelle, les arts et la littérature.

Madeleine REBÉRIOUX.

Jean-Claude BEAUNE. — La Technologie introuvable. Paris, Vrin, 1980, 285 pages. Jean-Claude BEAUNE. — L'Automate et ses mobiles.

Paris, Flammarion, 1980, 470 pages.

La Technologie introuvable, L'Automate et ses mobiles : deux titres récents dont l'auteur, Jean-Claude Beaune, qui est philosophe, joue aujourd'hui un rôle important à l'Ecomusée du Creusot. A mi-chemin de l'histoire et de l'épistémologie des techniques, ces livres s'interrogent sur l'écart qui sépare les faits techniques des entreprises toujours inachevées destinées à leur fournir un langage. Alors que l'innovation, et en particulier l'innovation technologique, devient un objet d'études majeur pour les historiens, un chapitre comme celui qui, dans La Technologie introuvable, est consacré aux rapports entre technologie et métier retient l'attention. De Diderot et Saint-Simon à Espinas et Durkheim, la science des machines s'offre comme un double culturel : « L'industrie doit apporter du sens. » Une illustration : l'automate, machine certes, mais aussi prétexte à explorer les marges de la machine. Dans L'Automate et ses mobiles, on rencontre Borges et Butor, Edgar Poe et Marcel Duchamp. On y trouve les multiples témoignages d'une culture foisonnante et l'on reste ébloui des regards si divers que techniciens et romanciers, peintres et philosophes, théoriciens des jeux et sociologues de l'art ont portés sur ces créatures ambiguës, véritables symboles de la subversion constante du technique par sa propre rationalité. Aussi peu « historique » que possible, ce livre sera un utile garde-fou pour les historiens du savoir technique.

Madeleine REBÉRIOUX.

NOTES DE LECTURE 137

Dominique ARON-SCHNAPPER, Danièle HANET, avec Sophie DESWARTE et Dominique PASQUIER. — Histoire orale ou Archives orales. Paris, Association pour l'étude de la Sécurité sociale, 1980, 114 pages.

Ce petit livre, né d'un rapport d'activité sur la constitution d'archives orales pour l'histoire de la Sécurité sociale, comprend deux parties : des tableaux à quatre entrées où sont présentées quelque 210 personnalités interviewées en raison de leur participation à cette histoire jusqu'en 1967 ; une réflexion aiguë sur l'élaboration des documents oraux destinés à remplacer ou à compléter des matériaux écrits inexistants ou incomplets, bref sur la méthodologie des archives orales. La collecte du vécu est fortement distinguée de la « nécessaire construction de la connaissance », l'histoire que vivent les hommes de l'histoire produite par les historiens selon un discours intelligible. Héritière de Raymond Aron, Dominique Schnapper se place résolument du côté non existentiel de l'entreprise. Le but qu'elle fixe aux « archivistes oraux », le rassemblement de documents enregistrés au magnétophone, ne diffère pas fondamentalement de celui des chasseurs de textes. Aucun document n'est une fin en soi, tout document doit être soumis aux règles de la critique historique. Le récit du passé permet parfois de s'approcher du vécu, il ne saurait « être » ce vécu. Cette prise de position franche suscitera sans doute de vives contestations. Mais, outre l'intérêt que présentent la typologie des entretiens et celle des discours tenus — des fonctionnaires et des syndicalistes aux médecins —, le sévère rappel des techniques de Langlois et de Seignobos et leur application à des sources dont Langlois et Seignobos justement ont institué la récusation forcent l'intérêt.

Madeleine REBÉRIOUX.

Histoire du mouvement ouvrier au Québec (1825-1976). Montréal, Coédition CSN-CEQ, 1979, 235 pages.

La Confédération des syndicats nationaux et la Centrale de l'enseignement du Québec ont uni leurs efforts pour « raconter simplement, des origines à nos jours, une histoire extraordinaire... l'histoire des travailleurs du Québec et celle du mouvement syndical et ouvrier qu'ils ont contribué à bâtir depuis plus de cent cinquante ans grâce à leurs luttes ». Fruit d'un travail collectif auquel ont collaboré des militants et des universitaires — parmi ces derniers, Stanley Ryerson et Céline SaintPierre —, ce livre, rigoureusement chronologique, est particulièrement riche pour le xxe siècle, et surtout pour les trente dernières années, celles de la « Grande Noirceur », de la « Révolution tranquille » et de la crise des années 1970.

Madeleine REBÉRIOUX.

138 NOTES DE LECTURE

Histoire de la Bretagne et des pays celtiques de 1789 à 1914. Morlaix, Ed. Skol Vreizh, 1980, 280 pages.

Ce petit volume, oeuvre collective de la commission « histoire » de Skol Vreizh, prend place dans une histoire de la Bretagne dont les trois premiers volumes étaient déjà parus. Donnée majeure, voire structurelle, la surpopulation de la société rurale bretonne est source, au xixe siècle, de mendicité et de massive émigration. Les auteurs, qui en sont pleinement conscients, échappent du coup à l'exaltation du « bon vieux temps ». En revanche, le chapitre consacré aux « vies culturelles » associe heureusèment histoire, littérature et ethnographie. On retiendra en particulier l'utilisation de l'imagerie populaire, abondante jusque vers 1875, puis de la carte postale. La thèse en voie d'achèvement de Claude Geslin sur les débuts du syndicalisme en Bretagne nourrit enfin de façon neuve le chapitre consacré au mouvement ouvrier. Le rôle de Nantes, déjà souligné au plan socialiste par Y. Guin et par la correspondance de Brunellière naguère éditée par Claude Willard, est mis ici en évidence sur une plus longue période : en 1869, Nantes est le berceau de la première Chambre syndicale de Bretagne, celle des ferblantiers. Au début du siècle nouveau, voici Brest la rouge, où la municipalité socialiste doit s'appuyer sur ses turbulents alliés syndicalistes, sans que l'on puisse oublier pour autant le rôle longtemps méconnu des syndicats chrétiens. Finalement, pour l'essentiel, le mouvement ouvrier a contribué à insérer la Bretagne dans la vie nationale.

Madeleine REBÉRIOUX.

informations et initiatives

Nouvelles de l'étranger

— Allemagne fédérale : les Editions Dietz nous ont fait parvenir l'excellente introduction écrite par Gerhard A. Ritter pour l'édition des textes fondamentaux nécessaires à la connaissance de la IIe Internationale en 1918-1919, un moment critique de son histoire. Les documents rassemblés en deux volumes — près de 1000 pages au total — comportent les protocoles, les mémorandum et la correspondance échangée. Voici le versant « vieille maison » du volume où Pierre Broué a assemblé les matériaux qui éclairent la naissance de l'Internationale communiste.

— Espagne : le n° 10-11 de la revue Estudios de historia social contient en particulier une grande étude de Jacques Maurice sur « Les paysans de Jerez (1902-1933) » et un article neuf de Jeanne-Marie Favarel et Yves Zigman sur Ambroise Croizat.

— Royaume-Uni : History Workshop a créé un séminaire mensuel qui se réunit le premier lundi de chaque mois dans un pub de Londres, le « Bull & Mouth », Bury Place : apéritif en commun à 18 h 45, discussion autour d'un exposé à thème à 19 h 30. Les historiens étrangers de passage à Londres y sont les bienvenus, pour participer aux discussions ou pour présenter un exposé.

La Business History Unit de la London School of Economies a créé en octobre 1980 un bulletin de liaison biannuel entre historiens des entreprises britanniques et étrangers, la Business History Newsletter. Deux numéros sont déjà parus, le troisième sort en octobre 1981. Pour recevoir ce bulletin ou pour y faire publier des contributions, écrire à : the Editor, Business History Unit, Lionel Robbins Building, 10 Portugal Street, London WC2A 2HD (Angleterre). Les rubriques régulières du bulletin sont : colloques et congrès, publications récentes ou proches, archives, l'enseinement de l'histoire des entreprises, recherches en cours. L'histoire sociale des entreprises est largement présente dans ces rubriques.

A Londres, Douglas Johnson et Brian Darling tiennent leur pari de publier régulièrement le Bulletin de l'Association for the Study of Modem and Contemporary France.

— Irlande : l'Irish Labour Society publie depuis 1973 une revue annuelle intitulée Saothar. L'abonnement est de 4 £ irlandaises, et doit être adressé à : the Treasurer, Irish Labour Society, c/o Irish Congress of Trade Unions, 1 Grand Parade, Ranelagh, Dublin 6 (Eire). Chaque numéro comprend des articles de fond, des états des questions, des informations sur les sources disponibles et sur les congrès et colloques, ainsi qu'une bibliographie. Le numéro de 1980 comporte une présentation détaillée des activités de l'Irish Labour Society en 1979-1980.

— Etats-Unis : International Labor and Working Class History, revue qui est le trait d'union fondamental entre les chercheurs de tous les pays qui s'intéressent à l'histoire ouvrière, et que nous avions présentée dans Le Mouvement social n° 107 d'avril-juin 1979, page 137, a déménagé. La nouvelle adresse est : the Editor, c/o History Department, Hall of Graduate Studies, Yale University, New Haven, CT 06520, Etats-Unis. Rappelons que la revue comporte cinq rubriques permanentes : état des ques-

140 INFORMATIONS ET INITIATIVES

tions ; rapports sur les colloques ; comptes rendus d'ouvrages ; informations et initiatives ; état précis des recherches en cours ou venant d'être publiées. Les tarifs d'abonnement (deux numéros) sont, pour les EtatsUnis et le Canada, de $ 8 (particuliers) et $ 13 (institutions) et pour l'étranger respectivement de % 10 et 15.

— Italie : à Florence, l'Istituto Ernesto Ragioneri vient de publier une bibliographie des écrits de l'auteur de II marxismo e l'Internazionale.

— Chine : de Chine nous arrive le troisième numéro du Bulletin de l'Association pour l'étude de l'histoire de France, présidée par Zhang Zhilian, professeur à l'Université de Pékin. Ce numéro de 125 pages fait le point, en chinois bien sûr, sur quelques recherches relativement récentes d'histoire moderne et contemporaine. Nous en apprécierions mieux le contenu si, outre le sommaire, le Bulletin publiait aussi de brefs résumés en français.

(Video) Session 7 - Journées d'études "Éducation Physique" à l'IFEPSA les 13 et 14/02/2020

Sur l'histoire ouvrière française

— Le numéro 13 (janvier 1981) des Annales historiques compiégnoises contient en particulier un intéressant « aperçu du mouvement ouvrier picard avant 1914 », rédigé par Elie Fruit à partir des biographies rassemblées dans « le Maitron ».

— Les archives départementales d'Ule-et-Vilaine présentent une exposition consacrée au monde ouvrier du xixe siècle : les industries traditionnelles périclitent, Fougères pratique la mono-industrie. Des documents très variés.

Culture et monde du travail

— Le numéro spécial de Romantisme consacré à « 1830 » déborde de beaucoup, on s'en doute, l'histoire du monde du travail. Il s'ouvre d'ailleurs sur un grand texte de Maurice Agulhon, « 1830 dans l'histoire du xrxe siècle français », qui met en doute la légitimité exclusive de l'historiographie « panouvriériste ». Les spécialistes d'histoire ouvrière s'intéresseront aussi aux informations sur le rôle des typographes rassemblées par Jacques Viard à propos de Pierre Leroux et à la mise au point sur le mutuellisme lyonnais rédigée par Fernand Rude.

— Les Cahiers de l'UER Froissart (Université de Valenciennes) ont rassemblé dans leur n° 5 diverses études sur Emile Zola, préfacées par Henri Marel. Germinal y tient une place centrale.

— Les Cahiers de l'animation publiés par l'Institut national d'éducation populaire ont consacré en 1980 un intéressant numéro aux relations entre l'action culturelle et l'action socio-culturelle. Ils ont donné en 1981 un numéro plus « historique » consacré à l'éducation populaire entre 1920 et 1940.

Colloques annoncés

— Du 2 au 6 septembre 1981 à Forges-les-Eaux (Seine-Maritime)

INFORMATIONS ET INITIATIVES 141

«Travail, métiers et professions en Normandie» (pour tous renseignements s'adresser aux Archives de la Seine-Maritime à Rouen).

— Les 19 et 20 novembre 1982, à Amiens : « Oisiveté et loisirs dans les sociétés occidentales au XIXe siècle ». Toute correspondance à Mlle Adeline Daumard, professeur à l'Université d'Amiens, UER d'histoire et de géographie, rue Solomon-Mahlanghu, 80025 Amiens Cedex.

— Automne 1983 à Montpellier : « La jeunesse et ses organisations en pays languedocien et catalan ». Toute correspondance à M. Gérard Cholvy, professeur à l'Université Paul-Valéry, B.P. 5043, 34032 Montpellier Cedex.

— Du 19 au 21 décembre 1981 à Chester (Angleterre) : « La culture populaire » Toute correspondance à Professor Harold Perkin, Centre for Social History, University of Lancaster, Lancaster LAI 4YG, Angleterre.

— Du 6 au 8 novembre 1981 à Brighton (Angleterre) : « History Workshop 15 ». Thèmes : la social-démocratie des origines à nos jours ; l'impérialisme ; les études rurales ; l'histoire locale. Toute correspondance à Andy Durr, 235 Ditchling Road, Brighton.

Nouvelles revues

— Le Centre de recherches historiques du mouvement ouvrier de l'Université autonome de Puebla (Mexique) publie désormais une revue intitulée : Boletin del centro de investigaciones historicas del movimiento obrero (CIHMO-ICUAP). Le professeur Michel Hector Auguste en assure la coordination. Au sommaire : des études sur la formation de la classe ouvrière à Puebla, les ouvriers des chemins de fer et du textile mexicains et sur le mouvement ouvrier haïtien. Pour tout renseignement, écrire à CIHMO, Av. Maximino Avila Camacho, No. 219, Altos Puebla, Mexique.

— Le Bulletin du Centre d'histoire de la France contemporaine est publié par le Centre du même nom, Université Paris X-Nanterre, 200 avenue de la République, 92001 Nanterre Cedex. Le n° 1 (1981) comporte, outre une présentation du Centre, cinq rubriques : archives orales, travaux des chercheurs du Centre, résumés de mémoires de maîtrise, chronique de la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine, liste de mémoires de maîtrise soutenus à Paris X.

— Mentalités / Mentalities publiera à partir de septembre 1982 deux numéros par an consacrés à la théorie et à la pratique de l'histoire des mentalités. L'éditeur en sera Outrigger Publishers. P.O. Box 13-049, Hamilton (Nouvelle-Zélande). L'abonnement est fixé à $ 10 (individus) et $ 15 (institutions). Pour la France, la correspondance est à adresser à Robert Muchembled, 41, rue Cendrillon, 59650 Villeneuve-d'Ascq.

Publications récentes

— Les éditions Routledge and Kegan Paul ont publié en janvier 1981 un volume de 473 pages sous la direction de Raphaël Samuel qui, sous le titre People's History and Socialist Theory, regroupe cinquante-deux contributions internationales d'histoire sociale. Un tarif préférentiel est consenti aux lecteurs du Mouvement social ; ils recevront le volume contre l'envoi de £ 6 ou l'équivalent en monnaie nationale à : History

142 INFORMATIONS ET INITIATIVES

Workshop, P.O. Box 69, Oxford 0X2 7XA (Angleterre). Parmi les chapitres de ce livre, citons seulement : The transition from feudalism to capitalism (Hans Medick) ; Feminism and labour history (Anna Davin); «Le social» : the lost tradition in French labour history (Jacques Rancière); Ruhr miners and their historians (Franz-Josef Bruggemeier) ; In defence of theory (Stuart Hall) ; The politics of theory (Edward P. Thompson). De ce livre, Eric Hobsbawm a dit dans la London Review of Books : « There is probably no better way of discovering what younger radical historians are interested in and arguing about today than to read this stimulating miscellany. » Gwyn Williams écrit, lui, dans le Guardian : « No one interested in the practice and theory of popular and socialist history, indeed in the very vitality of history itself [...] can afford to be without it. »

— Le Guide de recherche sur la prosopographie des élites publié par les éditions du CNRS et présenté dans notre n° 115 a eu pour rédacteurs Christophe Charle, Jean Nagle, Marc Perrichet, Michel Richard et Denis Woronoff.

— Un classique de la lutte contre l'antisémitisme : Les Preuves de Jean Jaurès. Les Editions du Signe à Villiers-le-Bâcle viennent de rééditer les textes fondamentaux de Jaurès parus « à chaud » en 1898, au moment de l'« Affaire » Dreyfus, et jamais réédités depuis. Ces articles sont présentés ici dans une préface de Madeleine Rebérioux, vice-présidente de la Société d'études jaurésiennes, et accompagnés par elle d'un bref commentaire, concernant les principaux personnages, afin d'en rendre la lecture plus aisée. Un volume broché de 330 p. env. au format 13 x 20. Prix de vente public TTC : 90 F.

L'école se penche sur son passé

La célébration du centenaire des grandes lois scolaires, portée par l'intérêt que rencontre depuis quelques années l'histoire de l'éducation, suscite l'organisation de plusieurs colloques qui vont se succéder jusqu'en 1982. Quatre d'entre eux sont d'ores et déjà parvenus à notre connaissance.

Le premier, organisé par l'UER didactique des disciplines de Paris VII, a eu lieu du 23 au 25 avril 1981. Une trentaine de communications, françaises et étrangères, ont tenté d'évaluer le rôle joué par les manuels scolaires dans la formation d'une mémoire collective, en scrutant simultanément trois objets : les manuels scolaires, leur conception, leur contenu, leur emploi ; la mémoire collective, notion que l'on a tenté de distinguer de celles de mémoire historique, de mémoire sociale, d'idéologie... ; enfin, les rapports entre manuels et mémoire collective, rapports jusqu'à présent plus supposés et proclamés que réellement constatés et analysés. Durant trois jours, des interrogations multiples ont contribué à éclaircir un peu un problème à la vérité bien embrouillé. Il est prévu que les actes du colloque — communications et débats — feront l'objet d'une publication.

Les 13 et 14 novembre 1981, la Société d'histoire moderne — qui fête son 80e anniversaire — organise un colloque sur « 100 ans d'enseignement de l'histoire ». Les communications porteront sur les programmes, les personnels enseignants, les contenus et les résultats de l'enseignement de l'histoire à tous les niveaux. Le colloque s'achèvera par un débat sur les problèmes, anciens et actuels, de cet enseignement, débat qui sera organisé avec la participation de l'Association des professeurs d'histoire et géographie.

Pour tous renseignements, s'adresser à Philippe Gut, 5 villa Poirier, 75015 Paris.

Deux autres colloques tourneront autour du centenaire des lois scolaires et de l'oeuvre de Jules Ferry.

Le premier aura lieu du 27 au 30 septembre 1981, au CIEP de Sèvres. Organisé par le Service d'histoire de l'éducation de l'INRP, il aura pour cadre le 3e Congrès de l'Association internationale pour l'histoire de l'éducation. L'oeuvre scolaire de Jules Ferry fera l'objet d'une mise en perspective comparatiste, puisque les communications qui lui seront consacrées, le dernier jour du colloque, auront été précédées de tables rondes portant sur les divers facteurs (sociaux, économiques, etc.) ayant déterminé les politiques scolaires qu'ont connues, notamment au xrx" siècle, une vingtaine de pays étrangers.

Pour tous renseignements, écrire à W. Frijhoff, Service d'histoire de l'éducation, INRP, 29, rue d'Ulm, 75230 Paris Cedex 05.

Enfin, est prévu, pour janvier 1982, un colloque centré sur la personnalité, les idées et l'oeuvre de Jules Ferry. Plus que les politiques scolaire et coloniale, qui sont relativement les mieux connues, ce sera l'oeuvre proprement politique de J. Ferry qui sera au centre des interventions, et, avec elle, toutes les grandes questions que posent ces années où fut fondée la République.

Pour plus de précisions, s'adresser à F. Furet, organisateur du colloque, EHESS, 54, boulevard Raspail, 75270 Paris Cedex 06.

144 INFORMATIONS ET INITIATIVES

Deux fonds intéressants pour les historiens à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine de Nanterre

La BDIC procède actuellement au catalogage de deux fonds intéressants pour l'histoire sociale et partiellement complémentaires.

Le fonds Max Lazard (1875-1953) a été transmis par son fils Didier Lazard. Son père fut amené à s'intéresser aux questions sociales lors d'un voyage qu'il fit en Grande-Bretagne en 1896 pour apprendre le métier de banquier. Revenu en France, Max Lazard entreprit une thèse sur Le Coefficient personnel de chômage qu'il acheva en 1909. Auparavant, il avait participé, en 1906, au Congrès international pour la lutte contre le chômage qui se tint à Milan. Il entra ensuite en contact avec les deux principales organisations qui se consacraient alors à cette question, l'Association internationale pour la protection légale des travailleurs et l'Association internationale des Assurances sociales et put, avec leur accord et sous l'égide de Léon Bourgeois, créer une Association internationale pour la lutte contre le chômage à laquelle il se consacra entièrement de 1911 à 1914. Chargé d'affaires au cabinet d'Albert Thomas pendant la guerre, il travailla ensuite au secrétariat de la Commission internationale chargée d'élaborer les « textes à insérer dans le futur Traité de paix, relativement aux conditions de travail ». De 1920 à 1922, il participa comme secrétaire général adjoint de la délégation française aux travaux de la première session de la Conférence internationale du travail et fut chargé dans les années 1920 de plusieurs missions pour le BIT. Dès 1921, il avait accepté une chaire d'enseignement civique à l'Ecole pratique de service social (1).

Plus de 3 000 livres, brochures et numéros de revues provenant de sa riche bibliothèque sont actuellement en cours de catalogage à la BDIC. Une très grande partie d'entre eux est consacrée aux problèmes d'organisation du travail avant 1914 en France et dans une moindre mesure en Grande-Bretagne, en Allemagne, aux Etats-Unis, en Italie et en Suisse : réglementation des conditions de travail, horaires, lutte contre le chômage, organisation de la retraite ouvrière. De nombreux ouvrages d'économie politique et traitant de la vie politique internationale des années 1910 à 1945 viennent compléter ce fonds.

Le fonds que constitua Gabrielle Duchêne au cours d'une longue vie militante n'est pas moins important et vient compléter le fonds précédent en ce qui concerne le travail féminin avant 1914. Venue à la politique par l'affaire Dreyfus, G. Duchêne fut ensuite amenée à s'occuper d'une oeuvre philanthropique, l'Assistance par le travail, puis fonda en 1908 une coopérative de lingères, « L'Entraide ». Elle était alors préoccupée par les problèmes du travail féminin et la situation des ouvrières à domicile. Evoluant du mouvement coopératif vers le syndicalisme, elle présida la section du Travail au Conseil national des femmes françaises à partir de 1913, date à laquelle elle fonda également l'Office du travail féminin à domicile.

G. Duchêne fut invitée en 1915 au Congrès de La Haye où se réunirent des pacifistes de tous pays et où fut lancée l'idée de créer une Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté qui fut effectivement créée en 1919 à Zurich. G. Duchêne devint présidente de la section fran(1)

fran(1) M. FINE, « Un instrument pour la réforme : l'Association française pour le progrès social », Le Mouvement social, janvier-mars 1976, p. 3-29.

INFORMATIONS ET INITIATIVES 145

çaise de cette organisation. Jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, elle fit preuve d'une activité prodigieuse au sein du mouvement féministe. Pacifiste puis antifasciste, elle fut « compagnon de route » du Parti communiste à partir du début des années 1930 ; elle assista au Congrès international de La Haye organisé en 1922 par la Fédération syndicale internationale, à la Conférence générale sur le désarmement (Francfort, 1929, puis Paris, 1932), au Congrès contre la guerre (Amsterdam, 1932) où furent jetées les bases du mouvement Amsterdam-Pleyel, à la Conférence internationale du Rassemblement universel pour la paix (RUP) à Bruxelles en septembre 1936..., etc.

Le fonds actuellement en cours de classement à la BDIC provient de ses archives personnelles ; il comporte des centaines de livres principalement orientés sur les questions politiques et sociales en Europe, en Russie et en Amérique durant les années 1914-1945 et vient s'intégrer au fonds existant déjà à la BDIC sur ces mêmes questions. Plus précieuses encore peut-être sont les brochures : certaines sont consacrées aux mêmes questions mais une partie importante d'entre elles traite également des questions de réglementation du travail, de l'assistance, du chômage, etc., dans les années 1905-1914 et complète ainsi parfaitement les apports du don Lazard. Très importante également est la documentation sur les mouvements féministes dans le monde que l'on peut trouver dans ces brochures.

L'on peut évaluer le total des collections de journaux à des centaines de titres portant sur une très grande variété de pays. Les collections ne sont pas toujours complètes — il est d'ailleurs rare qu'elles le soient dans ce domaine, un problème que connaissent bien les bibliothécaires et que déplorent les chercheurs ! Cependant cette documentation internationale réunie à partir de nombreux « services de presse » reçus par G. Duchêne pendant toutes ces années permet de compléter de nombreuses collections existant antérieurement à la BDIC ou de jeter les bases de nouvelles séries, qu'il s'agisse de l'organe du Parti communiste anglais au début des années 1920 ou de celui qui fut publié par des intellectuels américains enthousiasmés par la Révolution russe à la même époque. Soixante numéros d'une revue féministe indoue publiée entre 1925 et 1932 voisinent avec des journaux féministes anglais, américains, allemands, autrichiens, italiens, bulgares, uruguayens, polonais, néerlandais, suisses, égyptiens...

A partir du début des années 1930, et avec la progression du fascisme en Europe, G. Duchêne fut en relation avec un nombre important d'associations antifascistes, d'aide aux prisonniers ou aux réfugiés politiques (Comité Thaelmann, Comité de défense contre la terreur blanche en Bulgarie, etc.). De très nombreuses publications — bulletins, tracts, appels — émanant de ces organisations sont actuellement en cours de classement.

Plusieurs centaines de dossiers — évidemment de grosseur inégale — sont en cours de constitution. Tout d'abord des dossiers de coupures de presse concernant la totalité des pays d'Europe, de l'Amérique du Nord et de l'Amérique latine et de l'Union soviétique, principalement pendant l'entre-deux-guerres. Ensuite, et pour la même période chronologique, des dossiers de coupures de presse sur les relations internationales entre pays, les grandes questions politiques (pacifisme, désarmement, conflits divers, etc.), le féminisme, les origines et le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Des dossiers sont également en cours de constitution sur les questions suivantes :

— Les problèmes de l'organisation du travail féminin avant 1914 (« Entraide», Syndicat des chemisières-lingères, Office français du travail féminin à domicile).

— Vie de la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté,

10

146 INFORMATIONS ET INITIATIVES

de sa fondation en 1919 jusqu'en 1940, ceci tant en ce qui concerne sa section française que ses activités internationales (congrès internationaux). Une riche documentation sur les relations de la LIFPL avec d'autres organisations féministes, pacifistes et antifascistes est également en train d'être regroupée.

— Activités d'organisations antifascistes au cours des années 1930 (Comité mondial contre le fascisme, Rassemblement universel pour la paix...).

— Activités de nombreuses organisations féministes et pacifistes dans les années 1920-1940 ; il s'agit d'une documentation internationale.

— Aide aux enfants apportée à l'occasion de la famine que connut l'Union soviétique dans les années 1921-1923 et plus généralement de l'assistance aux enfants de divers pays.

— Activités de diverses organisations d'aide aux réfugiés politiques, aux émigrés, aux juifs fuyant l'Allemagne.

Plus d'une centaine d'affiches, des photos, des cartes d'organisation viennent compléter cet ensemble.

Une liste aussi complète que possible de ces deux fonds est en cours de constitution; elle sera à la disposition des lecteurs qui pourront la trouver au fichier national France à la rubrique I) Généralités, biographies, Max Lazard et Gabrielle Duchêne.

Michel DREYFUS, conservateur à la BDIC.

L'histoire de la Sécurité sociale depuis 1974

Créé par arrêté interministériel du 9 mars 1973, le Comité d'histoire de la Sécurité sociale groupe des représentants des administrations et juridictions compétentes en matière de Sécurité sociale, des organismes des divers régimes de Sécurité sociale, des organisations professionnelles patronales et ouvrières, des archivistes, des universitaires et des chercheurs des disciplines concernées (droit, histoire, sociologie, médecine, démographie, etc.). Ce comité a pour support juridique et financier une association : l'« Association pour l'étude de l'histoire de la Sécurité sociale», qui est administrée par un conseil d'administration; un bureau a également été constitué. Le Conseil d'administration, qui a été désigné par l'Assemblée générale de l'Association en novembre 1974, a tenu sa première réunion le 18 novembre 1974 ; il a été renouvelé, conformément aux statuts de l'association en 1979. De son côté, le Comité se réunit environ une ou deux fois l'an, selon les nécessités.

Aidé par l'Association, le Comité a créé plusieurs groupes de travail qui ont pris en charge un certain nombre d'actions prioritaires, telles qu'elles ont été définies par le Comité et approuvées par le Conseil d'administration de l'Association.

Dans un esprit de clarté, il convient de partager les activités du Comité et de l'Association en trois périodes.

I. Opérations décidées en 1974-1975

a) BIBLIOGRAPHIE

Cette opération qui a eu pour support administratif la Fondation nationale des sciences politiques a eu son point de départ en 1975. Un groupe de travail opérationnel s'est réuni ponctuellement, d'abord pour définir

INFORMATIONS ET INITIATIVES 147

l'épure du travail, ses limites, ses objectifs, ensuite pour examiner les projets mis sur pied par les chercheurs engagés par la Fondation. Ce travail de longue haleine comprend .

1 — Bibliographie des ouvrages, tome I, 2 volumes.

Le volume I (360 pages) a paru en 1980. Le volume II est à l'impression; il sera disponible en 1981.

2 — Bibliographie des articles, tome II, 1 volume.

La recension des articles étant terminée, ce document est pratiquement prêt à l'impression ; il sera également disponible en 1981.

3 — Bibliographie des travaux parlementaires, tome III, 5 volumes. Ce travail qui se poursuivra en 1981 sera terminé en 1982.

b) RECUEILS DE DOCUMENTS SUR L'HISTOIRE DE LA SÉCURITÉ SOCIALE

Un groupe de travail a également été mis sur pied avec à la tête un conseiller d'Etat. Cette étude comprendra deux volumes :

1 — Période 1789-1920 : en cours d'achèvement, sera imprimé en 1981.

2 — Période 1920-1980 : les études préliminaires concernant cette période seront entreprises en 1981.

c) ARCHIVES ORALES

Mme Aron-Schnapper (maître-assistant à l'Ecole des hautes études en sciences sociales), entourée d'une équipe de sociologues, a dirigé cette recherche.

Le programme a débuté le 1er avril 1975 et la collecte des entretiens s'est achevée fin décembre 1979 (environ 400 entretiens tant à Paris qu'en province et concernant des personnalités des administrations, du monde politique, médical, des organismes de Sécurité sociale, de la mutualité, du monde syndical). L'enquête complémentaire sur l'Algérie qui a eu lieu début 1980 est terminée.

Les archives orales (bande magnétique et transcription dactylographique) ont été déposées aux Archives nationales.

Cette opération, qui est maintenant terminée, a fait l'objet d'un rapport intitulé : Histoire orale ou archives orales. Rapport d'activité sur la constitution d'archives orales pour l'histoire de la Sécurité sociale, Paris, 1980.

d) ARCHIVES DES ORGANISMES DE SÉCURITÉ SOCIALE

Dans un premier temps, cette enquête a porté sur les archives des organismes de Sécurité sociale du régime général et sur celles de la Mutualité sociale agricole.

1 — Archives du régime général

L'étude a débuté en 1975 ; deux questions se sont alors posées, l'une se rapportant à la méthode de l'échantillonnage, l'autre à l'archivage et à la conservation des pièces ainsi sélectionnées.

Pour la première question, le groupe de travail (composé de spécialistes de l'administration, des caisses et des archives nationales), dirigé par M. Boisard, président du Conseil administratif de la CNAF et président de l'Association pour l'étude de l'histoire de la Sécurité sociale, a préparé un projet de circulaire qui, approuvé par le Comité et les caisses nationales, devrait être diffusé prochainement.

Pour la deuxième question, celle du lieu de l'archivage, le directeur général des Archives de France a fait savoir qu'il ne lui était pas possible de recevoir cette masse d'archives, ne disposant ni de la place nécessaire, ni de crédits suffisants ; le Comité a alors demandé en 1977 à l'UCANSS une étude. Cet organisme est d'accord pour expérimenter une politique de

148 INFORMATIONS ET INITIATIVES

conservation des archives d'intérêt historique en accord avec les caisses,

2 — Mutualité sociale agricole

Les études parallèles qui ont été entreprises par la Mutualité sociale agricole ont abouti à un inventaire des archives conservées par les organismes centraux de ce régime et sont consignées dans un rapport de 1979. Des instructions ont été données aux caisses du régime agricole.

3 — Autres enquêtes « Archives »

D'autres enquêtes ont été menées, sur le régime minier notamment.

Toutes ces enquêtes feront l'objet d'un rapport de synthèse qui devrait aboutir en 1981. L'année 1981 devrait également voir la sortie de la circulaire « Archives » et la mise en place des structures d'accueil.

II. Opérations décidées à partir de 1976

a) ENQUÊTES SUR LES CAS SOCIAUX

1 — d'un département (Gironde)

Cette enquête est achevée; le document définitif paraîtra en 1981.

2 — d'une ville (Bordeaux)

Réalisée en 1980, elle devrait être achevée en 1981.

b) ETUDE SUR L'ALGÉRIE

Conformément à ce qui avait été décidé, un groupe de travail présidé par M. Gouinguenet, conseiller-maître à la Cour des comptes, s'est réuni au printemps 1980, pour prendre connaissance du document de M. Lygrisse, Histoire de la Sécurité sociale en Algérie 1930-1962. Mis au point, il est maintenant à l'impression (300 pages dactylographiées).

c) MONOGRAPHIES

Plusieurs monographies de caisses sont réalisées ; d'autres sont en préparation, conformément aux directives données par un groupe de travail qui s'est réuni en janvier 1980. Monographies imprimées ou à l'impression

• CAF Haute-Loire (L. Porte).

• CAF de Seine-et-Marne (M. Lygrisse).

• Caisse de compensation de la région parisienne 1920-1946 (M. Lygrisse).

Monographies historiques en préparation

1. CAF

• Savoie (M. Hochard).

• Vosges (Mm 8 Rebischung).

2. Caisses primaires

• Seine-et-Marne (M. Lygrisse).

• La Rochelle (M. Randouyer).

• La Sarthe (Mmo Pean).

3. CRAM et caisses vieillesse

• Nancy (Dr Yatoli).

• de la région parisienne (Dr Wurceldorf ).

• Strasbourg (Dr Triby).

• Orléans (Dr Michaud).

• Strasbourg (vieillesse) (M. Denni).

INFORMATIONS ET INITIATIVES 149

4. URSSAF

• de la région parisienne (Dr Wurceldorf ).

5. Agriculture

• Caisse Mutualité sociale agricole Seine-et-Marne (M. Lygrisse).

d) COLLOQUES SUR L'HISTOIRE DE LA SÉCURITÉ SOCIALE

Dans le cadre des congrès nationaux des sociétés savantes (Comité des travaux historiques et scientifiques) qui se tiennent chaque année en avril dans une ville universitaire, des colloques sur l'histoire de la Sécurité sociale ont eu lieu à Nancy (1978), Bordeaux (1979), Caen (1980), Perpignan (1981). Les communications faites à ces colloques font l'objet d'une publication annuelle.

e) COMITÉS RÉGIONAUX

Parallèlement à ces travaux nationaux, des études régionales sont faites au sein de comités régionaux.

Pour l'instant, trois comités sont constitués : Région Lorraine-Champagne-Ardennes, Région Aquitaine, Région méditerranéenne.

Animés par des administrateurs de caisses, des universitaires, etc., des régions considérées, ils ont pour objectif d'établir un catalogue de recherches sur le plan de la région et de mobiliser les esprits pour une meilleure utilisation des matériaux existants.

En Lorraine, une monographie de la CARAM de Nancy est terminée, une monographie de la CAF des Vosges est en cours, ainsi qu'une histoire de la mutualité en Lorraine de 1898 à 1948. D'autre part des colloques particuliers ont eu lieu à Nancy en mai 1977 et juin 1979.

La région Méditerranée, de son côté, a mis sur pied une enquête dirigée par MUe Vomeringer en liaison avec le CREHOP (Centre de recherche méditerranéen).

III. Nouveaux projets 1981

Deux nouveaux projets sont mis sur pied.

a) UN RECUEIL DE NOTICES BIOGRAPHIQUES

A longue échéance (trois ou quatre ans) sur les personnalités ayant joué un rôle dans l'évolution des idées et des faits concernant la Sécurité sociale, depuis la fin du XVIIIe siècle ; c'est le prolongement naturel de la Sécurité sociale par les textes (voir plus haut [b]).

Le projet a été confié au professeur Tulard et à la IVe section de l'Ecole pratique des hautes études. L'année 1981 devrait être la phase d'exploration des méthodes : champ recouvert, établissement des listes de noms (avant 1870, 1870-1914, 1940 et la suite), modèle de notice, variable selon la notoriété du personnage.

b) RECENSION DES SOURCES STATISTIQUES

Il s'agit là d'une recherche concernant les sources statistiques avant 1945 qui, pouvant être utiles aux chercheurs travaillant dans le cadre départemental, sont, il faut le reconnaître, difficiles à trouver.

A cela, il convient d'ajouter :

1 — Que le comité et l'association éditent un bulletin de liaison, imprimé par les services de la Caisse vieillesse des travailleurs salariés

150 INFORMATIONS ET INITIATIVES

qui suit également de près l'ensemble des mouvements comptables de l'association. Ce bulletin dont la parution n'est pas fixe (un, deux ou trois bulletins par an au maximum) est un lien entre les membres de l'association, les organismes de Sécurité sociale, les universités, les services d'archives, les spécialistes des questions de Sécurité sociale. Neuf numéros sont déjà parus. Ce bulletin est gratuit.

2 — Que l'ensemble des documents ci-dessus énumérés sont vendus à l'adresse suivante : Direction des Archives départementales de la Gironde, 13-15, rue d'Avian, 33081 Bordeaux Cedex, Tél. : (56) 52.54.66 ou 67,

Collection « Enjeux internationaux » Michel BURNIER

FIAT : CONSEILS OUVRIERS ET SYNDICAT

{Turin 1918-1980)

Préface de Pierre NAVILLE

Contrôle ouvrier, autogestion, nouveau type de négociation à travers les pratiques et les luttes des ouvriers de la FIAT.

20942 - 264 pages.

François BÉDARIDA, Eric GIUILY, Gérard RAMEIX

Syndicats et patrons en Grande-Bretagne

Le renforcement des trade unions ouvre-t-il la voie vers plus de liberté et de démocratie ?

20438 -192 pages.

LIBRAIRIE DES EDITIONS OUVRIERES

12, avenue Soeur-Rosalie 75621 Paris Cedex 13

Résumés

P. SCHÔTTLER. — Politique sociale ou lutte des classes : notes sur le syndicalisme « apolitique » des Bourses du Travail.

Les Bourses du Travail ont formé la base matérielle du mouvement syndical français a la fin du XIX' siècle. Fondées à l'aide de subventions municipales et ayant un statut semi-public, elles furent néanmoins dirigées et composées par des syndicalistes de tendances souvent révolutionnaires. D'où une contradiction permanente entre les tâches de « politique sociale » et les luttes de classe menées par les syndicats affiliés. Ce « double caractère» des Bourses a engendré de nombreux conflits, si bien que le gouvernement, en 1894, y interdit toute « politique », mais aussi « tout débat économique de caractère général ». Vu la menace d'une fermeture des Bourses, l'apolitisme fondamental du syndicalisme français s'avère à la fois un effet de cette politique gouvernementale et une réaction contradictoire de la part des syndicalistes qui, sur le terrain de « l'économique », tentent d'unifier la classe ouvrière.

P. SCHÔTTLER. — Social policy or class struggle : an essay on the « apolitical » trade-unionism of the Labour Exchanges.

The Labour Exchanges laid the foundations of the French trade unions' movement at the end of the 19th century. Town-councils subsidized their création and they had a semi-public status. However, they were managed by trade unionists, who were often revolutionary syndicalists. Hence a standing contradiction between the tasks of « social policy » and the class struggles fought by affiliated unions. This « double character » of the Labour Exchanges gave birth to numerous conflicts. Therefore the government in 1894 forbad them to go into « politics » and to hâve t any gênerai économie debate ». It threatened to close the Exchanges. The fundamentally apolitical nature of French trade unionism was simultaneously a conséquence of this governmental policy and a contradictory reaction on behalf of trade unionists who tried to unify the working class on the field of économies.

J.-L. ROBERT. — La CGT et la famille ouvrière — 1914-1918 : première approche.

La Grande Guerre bouleverse la structure familiale; retard au mariage, départ de l'époux, séparation, chute de la natalité, travail féminin. Mais en même temps elle renforce la masculinité au travers de l'image du combattant. Enfin, le fait que la femme — seule — échappe au carnage amène une tension entre hommes et femmes. Dans de telles conditions, on constate que la CGT évite de se prononcer sur toutes les questions essentielles, mais on peut percevoir au travers de l'action qu'elle mène et des déclarations de certains de ses militants qu'elle vise fonda-

152 RÉSUMÉS

mentalement à la défense de la famille ouvrière. La réticence au travail féminin dépasse, ainsi, la seule crainte de la concurrence féminine; le travail féminin étant vécu comme une menace à la difficile constitution de la famille (particulièrement chez les ouvriers les moins qualifiés) et à sa continuité, décisive pour la transmission de la conscience de classe.

J.-L. ROBERT. — The CGT and the workers' family, 1914-1918. A preliminary study.

The First World War changed deeply the structure of the family : marriage was reached later, husbands had left, couples parted, birth-rate declined, women's work rose. Yet the War reinforced masculinity as it enhanced the image of the service-man. But the fact that women — alone — survived carnage brought tensions between men and women. Under such conditions, it is no wonder that the CGT avoided to corne to conclusions on the main issues. However, its actions and the speeches of some of its activists show that the CGT was mostly interested in the defence of the workers family. Its reluctance regarding women's work goes beyond the mère fear of women compétition on the labour market. Women's work is seen as a threat to the uneasy making of the family — especially with unskiïled workers — and to its continuity, which is essential for the handing down of class consciousness.

Y. MAREC. — Au carrefour de l'économique et du social : le mont-depiété de Rouen (1778-1923).

L'étude du mont-de-piété de Rouen entre 1778 et 1923 permet de saisir les facultés d'adaptation d'une institution apparue en Italie à la fin du Moyen Age. Créées pour soulager les miséreux en proie aux usuriers, les maisons de prêt sur gages pouvaient aussi devenir des établissements de crédit. Cependant, contrairement à d'autres monts-de-piété, l'institution rouennaise est restée essentiellement un « baromètre de la misère publique » durant tout le XIXe siècle. En procurant des secours immédiats aux ouvriers en difficulté qui formaient l'essentiel de sa clientèle, elle introduisait une certaine souplesse dans les rapports sociaux et participait à la philanthropie bourgeoise. Elle contribuait éaglement à la diffusion du prêt à intérêt. Au début du XX' siècle, la composition des emprunteurs s'est diversifiée mais la plupart des engagistes ont continué d'appartenir aux milieux populaires. Il faudra attendre l'après-Seconde Guerre mondiale pour voir se développer le rôle bancaire de l'établissement.

Y. MAREC. — Close relationships between économies and social studies the history of the « mont-de-piété » in Rouen (1778-1923).

The study of the « mont-de-piété » in Rouen between 1778 and 1923 gives the opportunity to grasp the adaptabilities of an institution which appeared in Italy at the end of the Middle Ages. Intended to relieve the

RÉSUMÉS 153

poor that had become the victims of moneylenders, pawnshops could also turn into loan societies. Yet, unlike other « monts-de-piété », the Rouennaise institution remained fundamentally a « barometer of public poverty » throughout the nineteenth century. As it was providing labourers in trouble — that is to say the greater part of its customers — with immédiate help, it did bring in a certain suppleness within social relationships and took a part in the middle class philanthropy. It also contributed to the spreading of loans at interest. At the beginning of the twentieth century, the composition of borrowers became différent, but most pawners still belonged to the working classes. It is only after the 2nd world war that the banking part of the business started spreading out.

B. STORA. — La brève existence du syndicat messaliste : l'USTA (19561959).

L'intérêt de cette étude réside dans l'examen d'une organisation syndicale algérienne, fondée avant l'UGTA (proche du FLN), forte de 15 000 membres et qui a disparu. L'USTA, animée par les militants du MNA de Messali Hadj, a fonctionné essentiellement au niveau de sa Fédération de France. Elle a posé le problème de l'indépendance du syndicat par rapport au parti politique. Nous avons essayé de comprendre le pourquoi de sa disparition au moment de l'indépendance algérienne en 1962.

B. STORA. — The brief existence of the messalist union, the USTA (confédération of the Algerian Workers' Unions), 1956-1959.

The interest of this study consists in examining an Algerian union which had been created before the UGTA (General Union of the Algerian Workers, close to the FLN — National Liberation Front) and had a strength of 15.000 members, and which has disappeared. The USTA, directed by militants of the MNA (Algerian National Movement) of Messali Hadj, led its activity essentially in France. It defended the union's independence towards political parties. We tried to understand why it disappeared, when Algeria became independent in 1962.

Maurice GARDEN et Yves LEQUIN

Editions du Centre National de la Recherche Scientifique

Livres reçus

R. ALLIO, Società di mutuo soccorso in Piemonte 1850-1880, Attività economica — Gestione amministrativa — Ambiente sociale, Turin, Palazzo Carignano, 1980, 348 p.

J.-J. BECKER, Les Français dans la Grande Guerre, Paris, R. Laffont, 1980, 317 p.

Deutsche/Briisseler-Zeitung. 1. Januar 1847-27. Februar 1848, Faksimile mit Einfuhrung und Anmerkungen von B. ANDRÉAS, J. GRANDJONC, H. PELGER, Bruxelles, Editions Culture et Civilisation, 1981, 96 p.

F CARON, Histoire économique de la France XIX'-XX' siècle, Paris, A. Colin, 1981, 320 p.

H.G. HAUPT, K. HAUSEN, Die Pariser Kommune. Erfolg und Scheitern einer Révolution, Francfort/Main, Campus Verlag, 1979, 246 p.

L. LAOT, Les Pays industrialisés au tournant. Socialisme = capitalisme?, Paris, Les Editions ouvrières, 1981, 266 p.

D. LINHART, L'Appel de la sirène, Paris, Le Sycomore, 1981, 199 p.

J. LEROY, Le Peuple du Havre et son histoire. Des origines à 1900, Le Havre, Ville du Havre, 1981, 290 p.

J. LOGUE, Toward a Theory of Trade Union Internationalism, Gothenburg, University of Gothenburg, 1980, 68 p.

M.L. LOLLI, Il Sansimonismo (1825-1830). Un'ideologia per lo sviluppo industriale, Turin, Edizioni Giappichelli, 1976, 400 p.

M.L. LOLLI (Ed.), Scienza, industria e società. Saint-Simon e i suoi primi seguaci, Milan, Il Saggiatore, 1980, 276 p.

D. MARUCCO, Mutualismo e sistema politico. Il caso italiano (1862-1904), Turin, Franco Angeli, 1981, 227 p.

D. MONTGOMERY, Beyond equality, Urbana, University of Illinois Press, 1981, XI-535 p.

I. MULLER, De la guerre. Le discours de la deuxième Internationale, 18891914, Genève-Paris, Droz, 1980, 306 p.

D. NOYÉ, J. PIVETEAU, Guide pratique du formateur, Paris, INSEP, Toulouse,

Toulouse, 1981, 214 p.

E. OLAFSON HELLERSTEIN, L. PARKER HUME, K.M. OFFEN (Ed.), Victorian

Women. A documentary Account of Women's lives in 19 th Century England, France and The United States, Stanford, Stanford University Press, 1981, 534 p.

M. OSTENC, L'Education en Italie pendant le fascisme, Paris, Publications de la Sorbonne, 1980, 422 p.

P. PERROT, Les dessus et les dessous de la bourgeoisie. Une histoire du vêtement au XIX' siècle, Paris, Fayard, 1981, 345 p.

A. PRÉVOST-PARADOL, La France nouvelle. Suivi de Pages choisies. Présenté par Pierre Guiral, Paris, Garnier, « Les Classiques de la politique », 1981, 184 p.

M. REBÉRIOUX (éd.), Jaurès et la classe ouvrière, Paris, Les Editions ouvrières, 1981, 239 p.

P. ROLAND, A. RANC, G. ROUFFET, Bagnes d'Afrique. Trois transportés en Algérie après le coup d'Etat du 2 décembre 1851, textes établis, annotés et présentés par F. RUDE, Paris, Maspero, 1981, 218 p.

J. SUR, Emilie ou de l'éducation des adultes. Témoignage d'un formateur, Paris, INSEP, Toulouse, Eres, 1981, 200 p.

C. WILLARD, Geschichte der franzôsischen Arbeiterbewegung. Eine Einfiihrung, Francfort/Main, Campus Verlag, 1981, 270 p.

Économies Sociétés Civilisations

Revue bimestrielle fondée en 1929 par Lucien FEBVRE et Marc BLOCH

publiée avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique et de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

Comité de Direction :

Fernand BRAUDEL - Charles MORAZE

André BURGUIERE - Marc FERRO - Jacques LE GOFF

Emmanuel LE ROY LADURIE - Jacques REVEL

Secrétaire de la Rédaction : Lucette VALENSI

36- ANNEE - N° 2 MARS-AVRIL 1981

MONDES DOMINES

Françoise RAISON, A Madagascar : le temps comme enjeu politique.

Faranirina ESOAVELOMANDROSO, Résistance à la médecine en situation coloniale : la peste à Madagascar.

CULTURE ET SOCIETE

Roger CHARTIER, L'ancien régime typographique : réflexions sur quelques travaux récents (Note critique).

Mona OZOUF, L'invention de l'ethnographie : le questionnaire de l'Académie celtique.

Histoire culturelle (Comptes rendus).

DEBATS ET COMBATS

Yves PERSON, Sur les origines celtiques de l'Irlande.

HISTOIRE ECONOMIQUE

Jean-Pierre AIXINNE et Michel LESCURE, Pour une étude des appareils économiques d'Etat en France au XIXe siècle.

Steven L. KAPLAN, Les subsistances et l'Ancien Régime : l'oeuvre de Jean Meuvret (Note critique).

Histoire économique (Comptes rendus).

Rédaction : 54, boulevard Raspail, 75006 Paris

Abonnements 1981 : France : 200 F - Etudiants France : 150 F Etranger : 250 F Le numéro : 45 F - Le numéro spécial (double) : 90 F

Les abonnements doivent être souscrits à la Librairie Armand Colin, 103, boulevard Saint-Michel, 75240 Paris Cedex 5 (Comptes chèques postaux : Paris n° 21335-25).

Revue d'études interdisciplinaires A Journal of interdisciplinary studies

L'objectif 'd'Europa est de promouvoir les recherches consacrées à l'étude de la culture et dé la société européennes. La revue privilégie les communications inspirées par toute approche philosophique qui se propose de donner un cadre global aux sciences humaines et sociales, mais elle accueille aussi des articles et notes de recherches issus d'une ou de plusieurs disciplines, en autant que ceux-ci contribuent à enrichir la discussion interdisciplinaire. Par son apport cumulatif, Europa cherche à sensibiliser ses lecteurs à l'interdépendance des facteurs composant l'expérience humaine et à ta nécessité de considérer cette expérience dans sa totalité.

Europa's purpcse is to promote the study of European culture and Society., the journal seeks contributions from. the various philosophical approaches which propose a global framework for the social sciences and humanities, but it also welcomes articles and research notes from the various disciplines, insofar as they promise to enrich this discussion. By its cumulative contribution. Europa attempts to make its readers aware of the interdependence ofthe various factors of human expérience, and of the necessity to considerthis expérience in its totality.

Volume IV, No. 1 (Automne/Fall 1980)

M. Vovelle Idéologies et mentalités: une clarification nécessaire J. Jenson The New Politics: Women and the Parties of the Left D.A.T. Stafford The Popular Spy Novels of William Le Queux, 1893-1914 R. Elbaz André Malraux and the New Autobiography Multi-Review Moses Finley, The Ancient Economy Autour d'un livre Jacques Attali, Bruits: Essai sur l'économie politique de la musique A. Briosi Le Problème du langage et de la littérature dans l'oeuvre critique de Sartre

Quelques titres déjà parus/ Selected Titles from Back Issues

A.H. Adamson The Twilight of Gentility: Class and Character in the Palliser Novels (November 1977) G. Haupt Pourquoi l'histoire du mouvement ouvrier? (Printemps 1978) G.A. Ritter The Second International, 1918-1920 (Fall 1978) Z.A. Pelczynski Hegel's Relevance Today (Spring 1979)

G. Rude L'Idéologie de la contestation populaire à l'époque

prérévolutionnaire (Automne 1979 - Hiver 1980) C. Lefort La Pensée politique devant les droits de l'homme

Abonnements/Subscription Rates

Membres C\EE/ICES Menibers; Cafh $10.00 Non-Membres: $15.00

Institutions: $20.00

Le numéro/per issue: Can: Can. $ 8.00

S.V.P. payer à l'ordre de Centre Interuniversitaire d'Études Européennes

Please make payment to the order of Interuniversity Centre for European Studies

C.P. 8892, Succursale "A", Montréal, H3C 3P8, Canada

UN GRAND QUOTIDIEN DANS LA GUERRE

LE PROGRÈS

JUIN 1940-NOVEMBRE 1942 Y. CAU

• Pendant ces trente mois du régime de Vichy, histoire d'une grande entreprise de presse, à travers ses difficultés matérielles et surtout tiraillée entre les consignes de la Censure et l'objectivité du journalisme, obligée à des compromis, jusqu'à ce que ces derniers deviennent inacceptables, jusqu'à la disparition volontaire du journal.

• un vieux journal à la veille du conflit,

• une adaptation nécessaire aux conditions nouvelles,

• un quotidien régional face à la guerre ou l'information et ses dilemmes (juin 1940-novembre 1942).

15,5 x 21 / 334 p. / broché

8 pi. h.t.

ISBN 2-222-02453-6

(en co-édition avec les Presses universitaires de Lyon)

HISTORY WORKSHOP

a journal of socialist historians

EDITORIAL

ARTICLES AND ESSAYS

Marxism and Ancient Greece by Ellen Wood

Languages and anti languages in early modem Italy by Peter

Burke Craft Consciousness, Class Conciousness : Petrograd 1917 by Steve

Smith The Free Mothers : pronatalism and working mothers in industry

at the end of the last war in Britain by Denise Riley

WORK IN PROGRESS

The Workers' Opposition in Nazi Germany by Tim Mason

LOCAL HISTORY

A Merseysider in Détroit by Tony Lane

Family History Societies by Stan Newens MP

The Genesis of a Labouring Muséum by Bill Silvester

HISTORIANS' NOTEBOOK

The Politics of History Writing in Czechoslovakia by Jacques Rupnik

REVIEWS AND ENTHUSIASMS

Patrick Joyce, Work, Society and Politics by Keith McClelland

Paul Ginsborg, Daniele Manin and the Venetian Révolution of

1848-49 by Lucetta Scaraffia Benwell Community Project, The Making of a Ruling Class by

John Seed Howard Hul, Freedom to Roam by David Rubinstein Alexandra Kollontai, Love of Worker Bées by Susan Barrowclough

REPORT BACK

S.E. London Women's History; Second Massachusetts History Workshop Journal Readers' Meeting; AGM of Llafur

READERS' LETTERS

From Bill Schwartz, NGN Kelsey, Angela Hewins, Phitip Donellan,

George P. Rawick, Lynette Hughes, H.D. Hughes, Raphaël

Samuel, Luisa Passerini

NOTICE BOARD

Calendar-History Workshop notices — Books — Films — Journals

Groups and Campaigns — Teaching and Learning — Local

History Publications

OBITUARIES

Margaret Cole by H.D. Hughes; S.T. Bindoff by William Lamont

NOTES ON OUR NEW BUSINESS MANAGER AND ON CONTRIBUTORS

For Subscribers : Annual subscription (2 issues) £7 for UK and overseas. Readers are strongly urged to subscribe by banker's order. Completed subscription forms and enquiries should be addressed to the Business Manager, History Workshop Journal, P.O. Box 69, Oxford 0X2 7XA, England.

Annales

Économies Sociétés Civilisations

Revue bimestrielle fondée en 1929 par Lucien FEBVRE et Marc BLOCH

publiée avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique et de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

Comité de Direction :

Fernand BRAUDEL - Charles MORAZE

André BURGUIERE - Marc FERRO - Jacques LE GOFF

Emmanuel LE ROY LADURIE - Jacques REVEL

Secrétaire de la Rédaction : Lucette VALENSI

36' ANNEE - N° 3 MAI-JUIN 1981

HISTOIRE ET SOCIOLOGIE

Paul VEYNE, Clientèle et corruption au service de l'Etat : la vénalité des offices dans le Bas-Empire romain.

LES SOCIETES AGRAIRES

Marie-Jeanne TITS-DIEUAIDE, L'évolution des techniques agricoles en Flandre et en Brabant : xiV-xvr* siècle.

Paul VANDEWALLE, Stabilité et perfection d'un système agricole : la châtellenie de Fumes.

Andrée CORVOL, L'affouage au xviir siècle : intégration et exclusion dans les communautés d'Ancien Régime.

Alain COLLOMP, Conflits familiaux et groupes de résidence en Haute-Provence.

Maurice AYMARD, L'Europe moderne : féodalité ou féodalités ? (Note critique).

Jean-Pierre LEGRAND et Emmanuel LE ROY LADURIE, Les dates de vendanges annuelles de 1484 à 1977 (Expérience en cours).

L'économie rurale (Comptes rendus).

LA CHINE

Michel CARTIER, Les importations de métaux monétaires en

Chine : essai sur la conjoncture chinoise. Jacques GERNET, Sur l'histoire de la Chine au xvir siècle (Note

critique).

HISTOIRE DEMOGRAPHIQUE

John KNODEL, Espacement des naissances et planification familiale : une critique de la méthode Dupâquier-Lachiver.

Jacques DUPAQUOER et Marcel LACHIVER, DU contresens à l'illusion technique, suivi d'une réponse de John Knodel à Jacques Dupâquier.

Edward SHORTER, L'âge des premières règles en France, 17501950.

Population d'Ancien Régime (Comptes- rendus).

Rédaction : 54, boulevard Raspail, 75006 Paris Abonnements 1981 : France : 200 F - Etudiants France : 150 F Etranger : 250 F Le numéro : 45 F - le numéro spécial (double) : 90 F Les abonnements doivent être souscrits à la Librairie Armand Colin, 103, boulevard Saint-Michel, 75240 Paris Cedex 5 (Comptes chèques postaux : Paris n° 21335-25).

JEAN JAURÈS

Bulletin de la Société d'études jaurésiennes Trimestriel

Rédaction-Administration :

Jean-Pierre RIOUX

25, rue Damrémont - 75018 PARIS

Abonnements-Trésorerie :

Annick WAJNGART

131, rue de l'Abbé-Groult - 75015 PARIS

Abonnement annuel :

France : 40 F Etranger : 50 F Le numéro : 10 F

C.C.P. « Société d'études jaurésiennes », PARIS 13669 84 H

Avril-Juin 1981

Camille GROUSSELAS : Un aspect de l'hellénisme de Jean Jaurès.

Gaston-Louis MARCHAL : Jean Jaurès Occitan ?

Vie de la Société : l'Assemblée Générale du 7 mars 1981.

L gérant : Madeleine REBÉRIOUX

Imprimerie CORLET 14110 Condé-sur-Noireau Dépôt légal : 3e trimestre 1981, n° 7469 Commission Paritaire de Presse n° 38412

Aspects régionaux de l'agrarisme français avant 1930, n° 67, sous la

direction de P. Barrai 20,00 F

Historiens américains et histoire ouvrière française, n° 76, présentation de G. Haupt 20,00 F

Le Monde de l'Automobile, n° 81, sous la direction de P. Fridenson .. 20,00 F

Réformismes et réformistes français, n° 87, présentation de J. Julliard 20,00 F

Culture et militantisme en France : de la Belle Epoque au Front populaire, n° 91, sous la direction de M. Rebérioux 40,00 F

Aspects du socialisme allemand, n° 95, sous la direction de Jacques

Droz 20,00 F

Au pays de Schneider, n° 99, colloque du Creusot 20,00 F

N° 100, présentation d'Y. Lequin 20,00 F

Travaux de femmes dans la France du XIX' siècle, n° 105, présentation

de M. Perrot 20,00 F

L'atelier et la boutique, n° 108, sous la direction de H.-G. Haupt et

Ph. Vigier 20,00 F

Georges Haupt parmi nous, n° 111, présentation de M. Rebérioux 55,00 F

Petite entreprise et politique, n° 114, sous la direction de H.-G. Haupt

et Ph. Vigier 30,00 F

Les CAHIERS DU MOUVEMENT SOCIAL

Christianisme et monde ouvrier, études coordonnées par F. Bédarida

et J. Maitron 72,00 F

La Commune de 1871. Colloque universitaire pour la commémoration

du Centenaire de la Commune, Paris, 21-22-23 mai 1971 52,00 F

Langage et Idéologies. Le discours comme objet de l'Histoire, présentation de R. Robin 46,00 F

Mélanges d'Histoire sociale offerts à Jean Maitron 62,00 F

1914-1918. L'autre front, études coordonnées et rassemblées par P. Fridenson 64,00 F

Mouvement ouvrier, communisme et nationalismes dans le monde arabe,

études coordonnées par R. Gallissot 94,00 F

Le patronat de la seconde industrialisation, études rassemblées par

M. Lévy-Leboyer 99,00 F

Collection « Mouvement social »

JAURES ET LA CLASSE OUVRIERE

Le premier volume de la collection va à l'essentiel : socialisme et syndicalisme, conception du parti chez Jaurès, classe ouvrière française du temps de Jaurès, SFIO et Jaurès... autant d'études approfondies, autant de questions d'actualité. Le tout coordonné par Madeleine Rebérioux à l'occasion du colloque sur Jaurès et la classe ouvrière.

Aux yeux de Jean Jaurès, authentique leader de grève et prestigieux dirigeant du socialisme français, la classe ouvrière est porteuse des espoirs de l'humanité tout entière. Ce volume, auquel ont collaboré de nombreux spécialistes français et étrangers de l'histoire ouvrière et de celle du socialisme au tournant du siècle, analyse les milieux ouvriers où s'est formée et où a évolué la pensée de Jaurès et éclaire sa vision de la grève, sa conception des rapports entre partis et syndicats. Sur ce thème célèbre et méconnu, la comparaison est largement ouverte avec les points de vue et les réalités qui prévalent dans d'autres pays avant la Grande Guerre. Enfin la diversité des représentations iconographiques et politiques forgées après l'assassinat de Jaurès pose de façon originale le problème de son héritage. Bref, un livre neuf, né d'un colloque organisé par la Société d'études jaurésiennes. 2194X - 240 pages.

LIBRAIRIE DES EDITIONS OUVRIERES

12, avenue Soeur-Rosalie 75621 Paris Cedex 13

(Video) Chaire Francqui 2018 - conférence inaugurale Prof Jean Guichard

ISSN 0027-2671

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Author: Ray Christiansen

Last Updated: 03/25/2023

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Name: Ray Christiansen

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Job: Lead Hospitality Designer

Hobby: Urban exploration, Tai chi, Lockpicking, Fashion, Gunsmithing, Pottery, Geocaching

Introduction: My name is Ray Christiansen, I am a fair, good, cute, gentle, vast, glamorous, excited person who loves writing and wants to share my knowledge and understanding with you.